Le bibliothécaire dans la grande famille des professions de l'information

Christian Ducharme

Le 30e congrès annuel de la CBPQ (Corporation des bibliothécaires professionnels du Québec), intitulé « Le bibliothécaire dans la grande famille des professions de l’information », s’est déroulé du 27 au 29 mai 1999 à Montréal. La CBPQ est au Québec l’équivalent de l’Association des bibliothécaires français et les deux congrès sont organisés de façon similaire. Une partie salon permet aux congressistes de rencontrer des fournisseurs de produits et de services en bibliothèque ; l’organisation de la partie conférences tourne autour d’un thème précis. Pendant les trois jours, les participants ont pu suivre une trentaine d’ateliers et de conférences dans ce lieu bien adapté qu’est l’École de technologie supérieure de l’université du Québec, à Montréal.

Cette année, le thème était en apparence relativement banal, mais les organisateurs ont su le rendre intéressant par la juxtaposition de trois points de vue différents sur la place du bibliothécaire dans tous les métiers dits de l’information. Trois conférences plénières invitaient des professionnels de trois pays (États-Unis, France, Canada) à présenter l’évolution du métier, de la formation et du marché de l’emploi dans notre profession. S’il y avait des similitudes dans les situations exposées par les conférenciers, leur façon d’aborder le métier reflétait largement les écarts culturels entre les pays.

Gilles Deschâtelets, directeur de l’École de bibliothéconomie et des sciences de l’information de l’université de Montréal, président de ce 30e congrès de la CBPQ, a bien introduit la problématique du congrès en rappelant les deux concepts présents dans l’expression « technologies de l’information » : les « technologies », c’est-à-dire les contenants, les outils, les supports ; et l’« information », c’est-à-dire les contenus, les connaissances. Le dilemme n’est pas nouveau : dans quelle mesure doit-on s’occuper du contenant pour exploiter le contenu ?

Gilles Deschâtelets a expliqué qu’en dehors des institutions documentaires que nous connaissons, d’autres environnements, d’autres marchés, non institutionnels, se développent, qui ont pour mission la gestion de l’information. Ces mutations font apparaître, aux côtés des bibliothécaires, d’autres métiers de spécialistes de l’information tels qu’archiviste, gestionnaire de documents, producteur et diffuseur de bases de données, concepteur multimédia, webmestre, veilleur, ingénieur des connaissances, etc. Le congrès visait à situer la place du bibliothécaire dans cette grande famille des professions de l’information et de faire le point sur les compétences requises pour remplir nos missions actuelles et futures.

La Grande bibliothèque du Québec

Avant de passer aux conférences plénières et aux ateliers, Gilles Deschâtelets a donné la parole à Lise Bissonnette, qui a fait le point sur le projet de la Grande bibliothèque du Québec (GBQ). Cette conférence d’ouverture un peu particulière, prononcée par la présidente-directrice générale de la GBQ, était attendue. Le projet de grande bibliothèque au Québec ne fait pas l’unanimité – qu’on se rappelle les débats qui ont précédé la construction de la Bibliothèque nationale de France.

Dans un style journalistique, Lise Bissonnette a fait l’historique du projet et donné les grandes lignes de ce que sera la plus grande bibliothèque publique du Québec. Rappelons que le projet de la GBQ vise un double objectif : doter la ville de Montréal d’une bibliothèque centrale pour son réseau de bibliothèques municipales, avec des services de références, de consultation et de prêt de documents ; remplacer la bibliothèque Saint-Sulpice dans laquelle sont concentrés les services publics de l’actuelle Bibliothèque nationale. Mais la GBQ remplira d’autres missions d’envergure nationale et c’est surtout sur ces dernières que portait l’intervention de Lise Bissonnette, qui a d’abord défini les grands principes qui sous-tendent le projet :

– la GBQ sera le prolongement du système d’éducation : dans les années 70, le Québec a mis sur pied un réseau universitaire public de qualité. Une bibliothèque publique contemporaine, qui abrite tous les supports de l’information, est la seule institution à pouvoir véritablement assurer un rôle de formation continue envers tous les citoyens ;

– la GBQ sera un complément au réseau des institutions culturelles du Québec : ces dernières années, le réseau du livre et de la lecture ne s’est pas développé autant que les autres secteurs culturels (musées et théâtres). La Grande bibliothèque sera donc le partenaire indispensable au maintien d’une offre documentaire satisfaisante partout au Québec ;

– la GBQ sera au service de l’ensemble des milieux reliés à la littérature (écrivains, éditeurs, libraires, chercheurs, critiques, etc.). Dans un monde où la documentation scientifique occupe de plus en plus de place, il revient aux bibliothèques d’assurer l’équilibre en donnant la priorité à la littérature sous toutes ses formes – fiction, essais – à ceux qui la font, à ceux qui la servent.

Une consultation auprès des professionnels a commencé et, déjà se sont dégagés des axes de service. Parmi les principaux, notons la création d’un catalogue collectif national ; la mise sur pied d’un réseau de prêt entre bibliothèques dont la logistique puisse couvrir l’ensemble du territoire ; la création d’un service de soutien technique et d’expertise pour le réseau des bibliothèques publiques du Québec ; l’aide à la mise en valeur des ressources documentaires régionales sur place ; un centre de recherche appliquée sur la lecture et le livre.

Lise Bissonnette a terminé en donnant l’état d’avancement du projet. En plus de ses acquisitions propres, les collections de la GBQ proviendront des documents de la Bibliothèque Saint-Sulpice, du fonds Gagnon de la Bibliothèque centrale de Montréal et d’un exemplaire du dépôt légal. D’une superficie de 32 000 m2, elle sera située en plein cœur de Montréal au croisement des deux grandes lignes de métro. La Grande bibliothèque du Québec, qui devrait être à la pointe des nouvelles technologies, ouvrira ses portes en 2002.

Bibliothécaire aux États-Unis

La situation américaine a été présentée par Toni Cargo, professeur à l’École des sciences de l’information de l’université de Pittsburg, qui a surtout parlé de l’adaptation de la formation des bibliothécaires au marché de l’emploi aux États-Unis. Une des caractéristiques de ce marché est la demande de bibliothécaires pouvant œuvrer à l’extérieur de la bibliothèque. Trois grands types d’activité sont immédiatement identifiés : l’architecture réseau, la gestion de l’information (connaissances) et la gestion de services d’information. Les compétences les plus demandées se situent certainement dans le domaine de la conception et de la réalisation de systèmes d’information.

Toni Cargo a donné l’exemple du département des sciences de l’information où elle travaille. Ce département est composé de deux sections : télécommunications et bibliothéconomie, avec un ensemble de cours communs. En dehors de ce tronc commun, les uns et les autres peuvent prendre des cours spécialisés dans l’autre domaine. Des bibliothécaires peuvent ainsi acquérir une compétence non négligeable en télécommunications et se retrouver en très bonne position sur le marché de l’emploi.

Les qualités requises et les priorités de la profession de bibliothécaire sont aussi très importantes. Elle a insisté sur la notion de travail en équipe particulièrement avec les professionnels de l’information, mais aussi avec les membres actifs de la communauté. Par communauté, Toni Cargo entend l’environnement proche de l’établissement : une entreprise, une ville ou un peuple. Le rôle de la bibliothèque est de conserver la cohésion de la communauté, la bibliothèque étant la mémoire et le lieu de conservation des connaissances lui appartenant. Mais cette mission, avoue-t-elle, est rendue difficile par la dématérialisation de l’information. La gestion des ressources électroniques devient donc un enjeu crucial.

L’analyse française

Ce sont Rosalba Palermiti et Yolla Polity, de l’IUT de Grenoble, Université Pierre Mendès France, qui ont présenté la situation française. Contrairement à l’Amérique du Nord, il y a en France plusieurs métiers dans le domaine des bibliothèques et des sciences de l’information ; et entre ces différents métiers, il n’y a pas de vision globale ni documentaire. Il y a même une méconnaissance des autres, voire un cloisonnement entre les professionnels. Plusieurs barrières sont à l’origine de cette situation : d’abord les statuts (secteurs publics/secteurs privés), puis la formation : chacun ayant ses institutions et ses diplômes propres. Le comble étant les bibliothécaires et les conservateurs, corps de métiers très proches et amenés à travailler dans les mêmes établissements, et qui n’ont pas la même formation, ni le même diplôme.

Rosalba Palermiti et Yolla Polity ont poursuivi en décrivant l’évolution des bibliothèques ces dernières années avec, notamment, le modèle médiathèque, représentant l’ouverture aux autres supports, de nouveaux services, telles que l’actualité et une meilleure prise en compte des besoins de l’usager. Elles ont enchaîné en exposant l’impact d’Internet et de la documentation numérique sur l’ensemble de la profession. D’abord en tant qu’élément fédérateur entre les divers métiers, puis fédérateur aussi à l’intérieur de la bibliothèque (le personnel chargé des acquisitions, du catalogage, des services publics est également impliqué). Bibliothécaires, documentalistes, veilleurs se sentent concernés par la numérisation des documents et par les possibilités d’Internet. Il y a donc fédération par le contenu : les fonds patrimoniaux et les collections modernes se rapprochent et participent à un même objectif, celui de construire un service public. Les conférencières ont terminé en parlant du forum « biblio-fr » comme étant un autre phénomène fédérateur participant à la création d’une nouvelle image du métier.

La situation canadienne et québécoise

En deux exposés séparés, Pierrette Bergeron, professeur à l’École de bibliothéconomie et des sciences de l’information de l’université de Montréal, et Roger Charland, bibliothécaire au CREPUQ et éditeur de la revue électronique Hermès, ont décrit la situation canadienne.

Pierrette Bergeron a commencé par annoncer la fin du monopole du bibliothécaire dans le domaine de la gestion de l’information. Il y a maintenant d’autres professionnels dans la grande famille et on assiste à l’heure actuelle à une hybridation des métiers. Des métiers changent, d’autres se créent. L’information électronique impulse des changements importants qui influencent la profession. Parmi ces changements, il y a l’attention de plus en plus grande au contenu, les multiples formes que revêt la connaissance, l’éclatement des sources d’information, le décloisonnement des pratiques documentaires.

Le bibliothécaire n’est plus enfermé dans une bibliothèque, il doit transférer ses compétences hors les murs. Si le bibliothécaire a beaucoup de facilités à communiquer avec ses pairs – il existe beaucoup d’exemples de coopération entre les bibliothèques –, il a en revanche du mal à communiquer avec les professionnels des autres métiers. Nous sommes trop repliés sur nous-mêmes. Nous devons au contraire entrer en contact avec les autres professionnels, échanger, coopérer. C’est là une compétence dont nous aurons besoin dans l’avenir. Pierrette Bergeron a terminé en donnant les deux territoires potentiels où les bibliothécaires devraient concentrer leurs efforts : la gestion stratégique de l’information et la gestion des ressources électroniques.

Une position opposée

Enfin, Roger Charland prend une position opposée à tous les autres conférenciers en disant que le bibliothécaire n’appartient pas à la famille des professions de l’information : « L’information est une nouvelle pour le journaliste... un bit pour l’informaticien... le bibliothécaire traite des connaissances qui se matérialisent dans des documents ».

Il réfute le terme de sciences de l’information et parle plutôt de sciences de l’informatisation pour signifier les compétences en informatique nécessaires aux bibliothécaires. Il écarte aussi le terme de veilleur. La veille informationnelle est une forme de théorie du management : le management stratégique. Ce métier s’intéresse à l’économie et non pas à la bibliothéconomie. Roger Charland ne nie pas l’utilisation des nouvelles technologies au service des bibliothèques. Il ne fait que nous mettre en garde contre la société de l’information : le bibliothécaire ne doit pas devenir l’instrument de la nouvelle économie...