Le besoin d'information

formulation, négociation, diagnostic

par Bertrand Calenge

Yves-François Le Coadic

Paris : ADBS Éd., 1998. 191 p. ; 24 cm. (Sciences de l'information : Série Études et techniques). ISBN 2-84365-016-X. ISSN 1160-2376. 240 F

L'importance accordée aux services orientés usagers a favorisé l'émergence de nombreuses recherches dans des domaines aussi variés que le marketing, le management ou l'ergonomie, pour ne donner que ces exemples.

Constatant que ces diverses approches s'intéressent surtout aux services constitués ou aux modes d'utilisation de ces services, Yves Le Coadic propose de se dégager de ces contextes pour aborder l'individu tel qu'en lui-même. Il entreprend de mettre au jour les ressorts psycho-cognitifs qui conduisent une personne à rechercher une information. Avec cette ambition, l'auteur ne peut se satisfaire des analyses d'usage développées par la sociologie, et désigne un besoin plus intime, le besoin d'information.

Une progression pédagogique

Comment définir ce besoin d'information puis l'analyser, comment est-il formulé puis négocié avec un interlocuteur, comment enfin est-il diagnostiqué ? Telles sont les cinq étapes que parcourt l'auteur, avant de récapituler la démarche en précisant les méthodes d'analyse mises en oeuvre, et les formations nécessaires pour mener cette analyse.

En sept chapitres donc, Yves Le Coadic fournit un manuel de maïeutique fondée sur l'écoute et l'interactivité, chaque chapitre se concluant par un résumé des notions essentielles. Éclairée par de nombreux exemples, par des mises en situation, la démonstration se veut didactique et est soutenue par quelques exercices pratiques. A l'évidence, l'objet de cet ouvrage n'est pas tant d'approfondir le concept de besoin d'information que d'encourager une approche rationalisée des relations entre un usager potentiel et un documentaliste ou entre cet usager et l'écran informatique qui lui propose un service documentaire.

De façon différente de la demande ou de l'attente d'information, du désir ou de la pulsion d'information, le besoin d'information est défini comme un besoin essentiel à caractère cognitif, induit par un « problème à résoudre ». Évolutif, dynamique car générateur d'autres besoins, il peut être recherche de connaissance et surtout projet d'action. Il se traduit par des questions qui, dans leur formulation, suivent une certaine logique et sont influencées par l'environnement. Ces questions ne doivent pas amener une réponse immédiate, mais sont l'amorce d'un dialogue ; le dialogue est essentiel, et met en jeu des fonctions linguistiques, sociologiques et cognitives. L'auteur fournit une typologie des dialogues, dans lesquels chaque documentaliste ou bibliothécaire peut retrouver son style propre, de l'écoute attentive et encourageante au rejet désapprobateur. Le dialogue construit une négociation entre deux personnes, le professionnel devant être conscient des distances physiques, linguistiques et cognitives qui interagissent. La notion de dialogue négocié, centrale dans l'ouvrage, est reprise pour les « interactions informationnelles personne-ordinateur », voire pour les schémas plus complexes où deux personnes dialoguent via un ordinateur. La démarche conduit à un diagnostic du besoin d'information, que des évaluations ou mesures permettent de profiler.

Les deux derniers chapitres sont plus faibles : les méthodes d'analyse proposées abandonnent le champ de la négociation et du dialogue pour récapituler très sommairement les diverses méthodes d'enquêtes sociologiques, et la formation réclamée avec insistance (« apprendre à être interactif » ? ) n'est pas précisée dans ses modalités.

Dialogue négocié ou service à construire ?

Tel qu'il est proposé, le discours ne peut que séduire : la variété des publics potentiels des services d'information introduit une moindre connivence entre les usagers et l'institution bibliothèque ou service de documentation. Il est instructif de voir approfondir la complexité des personnes qui s'adressent aux services d'information. Les pages qui décomposent la démarche heuristique du dialogue devraient être mises dans les mains de tous les professionnels, et l'aboutissement diagnostic se révéler une source féconde de réflexion pour tous les services de référence.

Toutefois, le discours laisse en partie insatisfait, car il mêle dans sa démonstration deux logiques distinctes : l'interaction individuelle du « consultant » et du professionnel, et l'interaction sociocognitive d'une collectivité et d'une organisation, qui conduit à mettre en oeuvre des services d'information particuliers. Yves Le Coadic néglige un point essentiel, ce point même qui conduit les sociologues à préférer parler de pratiques plutôt que de besoins en matière culturelle : un besoin n'existe que tant qu'il est défini comme tel par l'institution ou la personne appelée à le satisfaire. Nul individu ne peut exprimer, ou plutôt voir négociée sa demande (même implicite) si un système d'information ne s'est pas construit en vue d'accueillir et de satisfaire ce besoin d'information.

C'est la rencontre entre le choix social de favoriser certaines pratiques et la demande latente d'un groupe, qui permet à un système d'information (bibliothèque ou service de documentation) d'organiser l'accueil et le dialogue offrant à ce besoin l'occasion de s'exprimer. En ce sens, le besoin d'information n'a pas de réelle existence sociologique, mais est d'abord décision de reconnaissance. Yves Le Coadic en a conscience, et il mentionne le « besoin du système d'information » (mais en situant ce dernier comme concept virtuel non contextualisé), et les méthodes d'analyse qu'il propose au chapitre 6 visent à préciser les attentes de groupes sociaux.

Mais l'accent mis sur l'interrelation personne-personne et personne-ordinateur néglige trop le contexte professionnel de cette interrelation : le système d'information (qu'on appelle bibliothèque ou centre de documentation) s'organise d'abord selon certains choix, et définit certains cadres d'exercice de ce besoin. On peut remarquer d'ailleurs que l'auteur s'inscrit inconsciemment dans le cadre d'un centre de documentation « typique » : l'institution dispose essentiellement d'ordinateurs donnant accès à des bases de données, et de professionnels. Rien n'est dit par exemple des dialogues « implicites et fureteurs » entre l'usager qui déambule au gré de ses « besoins » dans la bibliothèque et l'aménagement du libre accès.

Compte tenu de ces réserves, on ne peut que rester insatisfait des formes de diagnostic proposées : si la démarche reste tout à fait utile dans le cadre d'un dialogue interpersonnel contextualisé (par exemple, dans un service de référence donné), elle demande à être vérifiée et rendue opératoire pour la définition d'un système de service à construire, et donc sur l'offre documentaire quelles collections ?, l'environnement quels locaux et quelle accessibilité ?, et l'offre de services quels types de prestations ? Bref, comment s'opère la négociation sociale en vue de cette élaboration ?

Par ailleurs, dans le dialogue qu'il décrit et construit entre usager et professionnel, l'auteur néglige le contexte particulier qu'est celui du professionnel : la maïeutique qu'Yves Le Coadic propose si brillamment par ailleurs ne doit-elle pas aboutir in fine à construire une adéquation entre la demande de l'usager (demande effectivement à « reconstruire ») et les ressources documentaires ou plutôt informationnelles du service d'information ? Il y a bien interactivité, et pas seulement écoute des « besoins » d'individus variés : de même que « le médium est le message », la bibliothèque « est » la demande ou le besoin. Le professionnel inscrit le dialogue dans un cadre de référence professionnel qui guide la négociation au-delà de la seule écoute attentive : on aurait aimé qu'Yves Le Coadic analyse plus précisément les conditions d'exercice du dialogue vues du côté du professionnel (par exemple, la mise en uvre des cadres de référence construits pour les plans de classement, les thesaurus, etc.). Curieusement, cette approche est bien vue quand il s'agit d'une relation « personne-ordinateur », peu quand elle touche la relation « personne-personne ».

La volonté pédagogique de convaincre amène d'ailleurs l'auteur à sous-estimer les travaux et efforts construits dans les bibliothèques dans le but de faciliter l'expression et la satisfaction de besoins, et les exemples donnés de professionnels étrangers aux utilisateurs touchent parfois à la caricature : il eût été également productif de relever des pratiques positives, des méthodes d'organisation orientées vers l'usager.

Comme on le voit, l'ouvrage d'Yves Le Coadic prête à réflexion et à débat. Les observations qui ont été faites ici n'enlèvent rien à la richesse et à l'intérêt des principes développés par l'auteur : l'usager n'est pas limpide, il n'est pas en adéquation naturelle avec le système d'information, et la formulation de son besoin relève d'une maïeutique délicate. Les professionnels appelés à pratiquer l'accueil des publics, à exercer en service de référence, tireront grand bénéfice de la lecture de cet ouvrage à la fois pédagogique et stimulant.