Les livres sont-ils contagieux ?
François Lapèlerie
Comme en Europe, la santé publique est une obsession permanente dans la société américaine de la fin du XIXe au début du XXe siècle. Cette préoccupation a aussi touché les bibliothèques et les bibliothécaires. À lire certains textes, les bibliothèques paraissent des repaires d’insalubrité. L’éclairage électrique n’y était pas encore très fréquent ; la ventilation ou la simple aération des locaux peu efficaces, sinon inexistantes ; la poussière, semble-t-il, omniprésente. Et les maladies, particulièrement la tuberculose, à juste titre, très redoutées. Toute une littérature, à la fois bibliothéconomique et médicale, existe sur la transmission de maladies contagieuses par les livres infectés : cette transmission est-elle réelle ou supposée et quelles sont les mesures à prendre, au cas où elle serait avérée ? En 1879, William Poole fit une enquête auprès de médecins, dont il publia les résultats dans le Library Journal 1.
Des opinions divergentes
A cette date, les opinions des médecins divergeaient ; la théorie des germes n’était pas toujours admise et le scepticisme était assez général sur ce sujet précis. Robert Tooker, professeur d’épidémiologie, résume en gros la pensée générale en écrivant à Poole qu’on risque plus la contagion dans la rue, dans les transports en commun et dans les assemblées publiques que dans les rayonnages d’une bibliothèque. Et ajoute-t-il, « le bon travail de la bibliothèque publique ne doit pas être arrêté ou entravé par la peur de propager une maladie infectieuse ».
Un autre médecin fit une réponse, sans doute involontairement humoristique. Pour lui, la transmission de maladies infectieuses par des livres contaminés était théoriquement possible, mais peu probable en réalité. En effet, les personnes victimes des oreillons, de la scarlatine ou de la petite vérole... ne lisent ou ne manipulent pas de livres, puisque de tels patients sont dans des chambres habituellement noires.
Dans le même ordre d’humour involontaire, G. E. Wire, bibliothécaire du secteur médical de la Newberry Library, affirma qu’un malade n’était pas en état de lire lorsqu’il était au pire de sa maladie ; et qu’avant ou après, il n’était pas encore ou plus contagieux... Ce qui rejoignait l’humour, britannique cette fois, d’un bibliothécaire cité par Poole. Ce philanthrope avait retiré de sa bibliothèque les livres supposés infectés pour les donner au service des contagieux de l’hôpital municipal, partant du principe très logique que des livres contaminés ne pouvaient plus contaminer des malades déjà contaminés... Poole lui aussi conclut son enquête sur le même ton, en affirmant : « Les bibliothécaires et leurs assistants sont, je crois, au-dessus du commun, une race pleine de santé de gens destinés à vivre longtemps ». Et, prudent cependant, il finit en conseillant la mise en œuvre de ce qui allait devenir le « Chicago Plan ».
Le Chicago Plan
Sur la recommandation du Délégué à la santé publique, la ville de Chicago décida d’identifier les maisons dont les habitants étaient atteints de maladies contagieuses et de les signaler à la bibliothèque municipale. Tous les livres prêtés à ces habitants devaient ensuite être soit désinfectés soit détruits. Ce Chicago Plan fut appliqué par de nombreuses bibliothèques américaines. Un médecin, le professeur Henry Lyman, de Chicago, se moqua de cette obsession des bibliothécaires et proposa la création d’un corps de fumigateurs officiels des bibliothèques.
Environ dix ans après Poole, Gardner M. Jones procéda à une enquête similaire et en exposa les résultats au congrès de l’ALA (American Library Association) à San Francisco, en 1891 2. Seuls deux cas sûrs de transmission de maladie infectieuse furent décrits par des bibliothécaires. Selon Ellen Coe, de la New York Free Circulating Library, un bibliothécaire fut victime d’une maladie de peau ulcéreuse grave, à la suite d’un contact avec une couverture souillée. Selon certains, la scarlatine pouvait être propagée par des fragments de peau que les malades convalescents avaient laissés entre les pages des livres. Il fallut attendre que la théorie des germes fut bien établie pour qu’un médecin, le docteur Andrew Currier propose la construction d’une chambre à gaz pour désinfecter les livres contaminés 3. Cette installation fut construite à la Mount Vernon Public Library (New York), dont Currier était administrateur.
D’autres méthodes furent aussi mises en pratique, avec des résultats très divers (chaleur, humidité, fumigations...). En 1915, deux auteurs recommandent la plus grande prudence à l’égard de livres rapportés par des tuberculeux 4. Et d’insister sur certains côtés effectivement peu ragoûtants du principe même du fonctionnement des bibliothèques : le prêt et la façon dont certains lisent et traitent les livres. Bien qu’il soit rare de trouver des bacilles tuberculeux dans la salive de malades consomptifs, l’habitude de mouiller le pouce pour tourner plus aisément les pages entraîne probablement l’infection des livres, parce que les mains des malades sont infectées en manipulant des mouchoirs, etc. Ils recommandaient la diffusion auprès des lecteurs de mesures de prévention : ne pas tousser ou éternuer dans les livres ; au contraire, toujours utiliser un mouchoir ; ne pas se lécher les doigts pour tourner les pages ; avoir toujours les mains propres...
Aujourd’hui, à la vue de certains livres de bibliothèque, on serait tenté de renouveler ces conseils de simple bon sens.