Matrices disciplinaires de socialisation et lectures étudiantes

Bernard Lahire

On ne peut saisir sociologiquement la variation des pratiques de lecture étudiantes qu'en les ancrant dans les cadres disciplinaires qui leur donnent sens. En effet, ces pratiques ne se comprennent vraiment que si on les saisit comme des éléments parmi d'autres constitutifs d'un style d'étude, chaque type d'étude pouvant être pensé comme une matrice socialisatrice scolaire-universitaire spécifique. L'analyse sociologique conduit à penser que les différences internes au monde étudiant en matière de pratiques de lecture, d'habitudes intellectuelles, de pratiques culturelles et de rapports au monde scolaire, social et économique sont révélatrices d'un travail de redéfinition de la figure dominante de l'« homme cultivé » et des formes légitimes de la culture.

We cannot know sociologically the variation in student reading practices which are anchored in the disciplinary frameworks which give them sense. In effect, these practices do not really comprise anything other than what we know as constituent elements amongst others of a study style, each type of study can be thought of as a specific scholarly socializing matrix. The sociological drive to think of the internal differences of the student world in matters of reading practice, intellectual habits, cultural practices, and relations in the scholarly, social and economic world is revelatory of a redefinition of the dominant figure of «the cultivated man» and of legitimate cultural forms.

Man kann soziologisch die Bandbreite an studentischen Lesegewohnheiten nur dann erfassen, wenn sie in den Rahmen ihrer Disziplinen verankert werden. In der Tat lassen sich diese Praktiken nur richtig verstehen, wenn man sie als Elemente unter anderen begreift, die bestimmend für einen Arbeitsstil sind, wobei jeder einzelne Stil als eine Matrix der schulischen und universitären Sozialisation gedacht werden kann. Die soziologische Analyse führt zu der Vorstellung, daß interne Unterschiede bei den Studenten bei der Lektürepraxis, den intellektuellen Gewohnheiten, den kulturellen Praktiken und den Beziehungen zur schulischen, sozialen und ökonomischen Welt aufschlußreich für das Bemühen einer neuen Definition der dominanten Figur des «kultivierten Menschen» und der legitimen Formen der Kultur sind.

Les différentes enquêtes statistiques sur la lecture des Français ont provoqué, ces dernières années, un émoi parmi un ensemble d’analystes et, plus largement, de commentateurs « cultivés » 1. Grâce à elles, on sait, notamment, que les jeunes lycéens et étudiants, pourtant directement en contact avec la matrice principale de socialisation lectorale – l’école – sont moins nombreux, quelles que soient leurs origines sociales, à déclarer lire qu’il y a vingt ans 2. Mais, plutôt que d’en rester au constat de la baisse, on peut essayer de répondre à la question : « Que lisent les étudiants dans leur grande diversité ? ».

Plus précisément, on a pu, grâce aux résultats de l’enquête de l’Observatoire de la vie étudiante (OVE) 3, saisir la variation des pratiques de lecture étudiantes en les ancrant dans les cadres disciplinaires qui leur donnent sens. En effet, ces pratiques ne se comprennent vraiment que si on les saisit comme des éléments – parmi d’autres – constitutifs d’un style d’étude, chaque type d’étude pouvant être pensé comme une matrice socialisatrice scolaire-universitaire spécifique.

Les étudiants et la presse quotidienne

Le fait le plus frappant concernant la lecture de la presse quotidienne dans le monde étudiant, c’est la très petite proportion d’étudiants lisant quotidiennement le journal. Alors qu’en 1989, 31 % des ouvriers non qualifiés et ouvriers agricoles (pourcentage le plus bas dans l’ensemble des Professions et catégories socioprofessionnelles – PCS), 35 % des personnes ayant un BEPC (pourcentage le plus bas dans l’ensemble des niveaux de diplôme), lisaient un quotidien tous les jours 4, 11,8 % seulement des étudiants sont dans ce cas en 1994. On sait que la tendance à lire un quotidien augmente avec l’âge des lecteurs 5, mais tout indique que les étudiants sont dans leur ensemble de rares lecteurs de presse quotidienne.

Les premiers lecteurs de la presse quotidienne se révèlent être les étudiants de droit et sciences économiques qui sont, par formation, les plus ancrés dans (et donc concernés par) l’actualité économique et politique. Puis viennent les étudiants dont les études ne reposent guère sur la lecture de revues ou d’ouvrages et qui semblent investir davantage la lecture de journaux (Sections de techniciens supérieurs – STS – tertiaire et production). Les étudiants de formation littéraire occupent une position intermédiaire, et les plus scientifiques apparaissent comme les plus grands déserteurs de la presse quotidienne : 17,6 % des étudiants de classes préparatoires scientifiques et 17 % de ceux de médecine déclarent ne jamais lire de journaux (contre seulement 5 % des étudiants de droit et sciences économiques).

Non seulement les étudiants ne lisent pas tous avec la même ardeur la presse quotidienne, mais ils ne lisent pas tous les mêmes types de quotidiens. Dans l’ordre de préférence de l’ensemble des étudiants, c’est la presse nationale qui arrive en tête (59,5 %), suivie par la presse régionale (43,2 %), puis, mais de très loin, par les presses sportive (17 %), économique (14,3 %) et étrangère (12 %). Quotidiens nationaux, régionaux, économiques, sportifs et étrangers n’attirent cependant pas les mêmes étudiants. À considérer les différences culturelles en matière de lecture de la presse, tout se passe comme si on voyait se recomposer l’espace social dans son ensemble, avec un pôle d’étudiants (étudiants des STS et d’IUT production, étudiants de formation scientifique et technique plus fréquemment que ceux de formation « littéraire ») caractérisés par les goûts les plus « populaires » (quotidiens régional et sportif) et un pôle d’étudiants (prépas lettres, droit et sciences économiques, lettres et sciences humaines…) ayant les goûts les plus légitimes culturellement (quotidiens national et étranger). Par ailleurs, les quotidiens économiques sont lus, sans surprise, pour des motifs très clairement disciplinaires : étudiants de droit et sciences économiques, étudiants d’IUT et de STS tertiaire, dont une partie suit des études de commerce ou de gestion.

Les étudiants de sciences, dont la coupure avec l’actualité économique et sociale du monde est assez radicale (ce sont les plus petits consommateurs de presse quotidienne économique) et dont la culture scientifique universitaire ou scolaire ne trouve pas d’analogon (en nature comme en légitimité), dans l’espace social extra-scolaire, vivent un décalage tout à fait remarquable en matière de légitimité culturelle.

En effet, à la pointe de la légitimité scolaire, les séries scientifiques du baccalauréat étant de loin les plus prisées et les mathématiques étant devenues un instrument de sélection scolaire qui joue un rôle déterminant dès l’école primaire et le collège, les étudiants de formation scientifique se retrouvent, une fois sortis de l’école, projetés dans un univers qui privilégie encore largement la culture littéraire et artistique.

Du même coup, hors espace scolaire, ils se tournent vers des produits culturels (quotidiens régional et sportif) qui les rapprochent davantage des étudiants les moins dotés scolairement que des étudiants aux formations scolaires plus « nobles », mais aussi plus littéraires 6. Cela engendre des profils culturels assez étonnants et particulièrement intéressants pour le sociologue : « raffinés » et « brillants » dans un micro-univers (scolaire), ils redeviennent des « barbares » dans l’univers global 7.

La lecture d’ouvrages

Les propriétés sociales et culturelles des parents des étudiants jouent très peu sur le degré d’investissement dans les lectures scolaires et extra-scolaires. Ce sont tout d’abord les étudiants, qui appartiennent à des disciplines ou à des filières dont l’appropriation des connaissances repose en grande partie sur la lecture d’imprimés (livres, revues, journaux), qui réduisent le plus la part des lectures extra-universitaires. Pour les étudiants de formation scientifique et technique, la réussite universitaire est fondée sur l’entraînement à la résolution d’un certain nombre de tâches mathématiques, scientifiques et techniques, et le rapport critique à des œuvres originales, des textes d’« auteurs » n’a souvent pour eux aucun sens.

De même, plus les étudiants progressent dans leurs études et plus ils ont tendance à concentrer leur investissement sur les lectures scolairement utiles. Enfin, le degré de centration sur les lectures scolaires a aussi tendance à augmenter plus on monte dans la hiérarchie de l’excellence scolaire, mesurée à partir de la mention obtenue au baccalauréat.

La lecture par les différentes catégories d’étudiants des divers genres d’ouvrages dépend tout à la fois de leur degré relatif de légitimité culturelle, ainsi que de la nature (plutôt littéraire ou plutôt scientifique) de la formation suivie. Ainsi, les livres les plus légitimes culturellement (sachant que la culture légitime hors institution scolaire est essentiellement d’ordre littéraire et artistique) sont choisis essentiellement par les étudiants des classes préparatoires littéraires, les étudiants de lettres et sciences humaines, puis par ceux de droit et sciences économiques (romans et nouvelles, essais et ouvrages philosophiques 8, théâtre, poésie, histoire). Les étudiants des STS et d’IUT tertiaire se distinguent assez fortement de leurs camarades des sections plus techniques en montrant un intérêt bien plus appuyé pour la lecture de romans et de nouvelles.

Ensuite, les ouvrages dont la légitimité culturelle est moindre – romans policiers, de science-fiction ou bandes dessinées –, et qui sont assez généralement mis à distance par les étudiants de lettres, attirent des publics très différents mais qui se définissent par leur égal éloignement à l’égard de la culture légitime classique (littéraire et artistique) : étudiants d’IUT et de STS, étudiants de sciences et techniques et des classes préparatoires scientifiques, étudiants de médecine. Par exemple, les bandes dessinées ainsi que les romans de science- fiction rapprochent étudiants de sciences et techniques, d’IUT et de STS production, ainsi que des classes préparatoires scientifiques, mais intéressent déjà nettement moins les étudiants des STS et IUT tertiaire. Les ouvrages scientifiques et techniques, eux, concernent bien sûr principalement les étudiants de formation scientifique et technique.

Pour des raisons de décalage entre la haute légitimité scolaire de leur culture et la faible place accordée à la culture scientifique dans le domaine public, les étudiants de formation scientifique, et souvent même ceux qui sont issus des voies les plus prestigieuses, apparaissent ici encore comme des cas un peu tératologiques d’étudiants s’appropriant des produits culturels aux valeurs relatives très différentes, voire opposées. Alors qu’un étudiant de formation classique repère certains genres d’ouvrages comme étant incompatibles avec sa haute dignité culturelle, un étudiant de formation scientifique, à la dignité scolaire tout aussi élevée, se l’approprie sans réticence dans une sorte de candide iconoclasme.

Formes de capital culturel, formes de lecture

La « montée » de la culture scientifico-technique, à la fois en légitimité scolaire et culturelle (valeur accrue depuis la fin des années 60 des filières mathématiques) et en nombre d’étudiants attirés par des études scientifiques et techniques, ne pouvait que modifier le rapport à la culture publique légitime et, du même coup, la valeur de la lecture, notamment la lecture de livres, et plus précisément encore la lecture des textes littéraires. Cette transformation s’est accompagnée d’une féminisation des gardiens du temple littéraire.

La baisse des pratiques de lecture au sein même de la jeunesse scolarisée (lycéenne et étudiante), et particulièrement chez les « nouveaux héritiers » sélectionnés sur leur niveau de performances en mathématiques, peut donc être interprétée comme le signe d’un changement significatif (même s’il ne s’agit pas d’un bouleversement radical) de la hiérarchie des valeurs à l’intérieur du système scolaire. Mais cette transformation peut à son tour être interprétée comme l’indicateur de certaines transformations historiques des rapports de force entre prétendants au statut d’« homme cultivé ». Le capital culturel de type littéraire et artistique a progressivement perdu de sa valeur sociale et économique au profit du capital culturel de type scientifique, technique, économique et technocratique. Les intellectuels-lettrés sont même fréquemment concurrencés directement sur leur terrain par certains grands patrons, hauts dirigeants ou hauts fonctionnaires détenteurs de forts capitaux scolaires et qui écrivent ou prennent la parole pour livrer leur « philosophie », leur « vision du monde », etc. De l’intellectuel-lettré ancienne manière à l’ingénieur ou au technocrate « new look », on change de rapport à la culture et au monde social. D’une forme de capital culturel à l’autre, la lecture littéraire (ainsi que la culture artistique) perd notamment la place centrale qui était la sienne.

On comprend, du même coup, que ceux qui expriment leur inquiétude au sujet de la situation de la lecture en France soient souvent des intellectuels attachés plutôt à l’ancienne définition de l’intellectuel-lettré (philosophe, littéraire…), et prouvent par l’expression de leur émotion publique qu’il est bien question de lutte entre des détenteurs de capitaux culturels de nature très différente (intellectuel-bureaucrate, intellectuel-expert, intellectuel-ingénieur, intellectuel-philosophe, etc.).

Toutefois, ces transformations n’impliquent pas que l’on soit passé de l’intellectuel-« lecteur » à l’intellectuel-« non lecteur », mais supposent en fait une modification des types et des modes de lecture qui parviennent sans doute plus difficilement à être objectivés et comptabilisés par les enquêtes.

Il existe bien toujours une sorte de « ghetto doré » des littéraires qui représentent les gardiens de la tradition jugée menacée par de nombreux « intellectuels lettrés », qui lisent par plaisir et par passion de nombreux livres, des romans, des ouvrages de philosophie, des recueils de poésie et des textes de théâtre. Mais il y a aussi les étudiants des classes préparatoires scientifiques, des filières scientifiques à l’université, des STS ou des IUT (auxquels il faudrait ajouter les étudiants des écoles de commerce ou des écoles d’ingénieurs), qui lisent souvent moins au sens « classique » du terme (i. e. des livres de fiction légitimes qu’on lit du début jusqu’à la fin, sur plusieurs jours, avec des séquences de lecture suffisamment longues pour être identifiables, dont on peut parler entre amis après les avoir lus…), mais qui peuvent avoir des lectures documentaires, informatives, plus courtes et/ou plus discontinues, hachées.

À travers ces différences qui opposent des étudiants aux habitudes intellectuelles, aux pratiques culturelles et aux rapports au monde social et économique radicalement divergents, se joue au fond la redéfinition de la figure dominante de l’« homme cultivé » et des formes légitimes de la culture. Homme de lettres ou homme de dossiers, de rapports et de documents ? Compétences littéraires et artistiques, compétences scientifiques et techniques ou compétences bureaucratiques ? Voilà le cœur de la question.

Juin 1998

  1. (retour)↑  Ce texte s’appuie sur les résultats et interprétations sociologiques contenus dans Bernard Lahire, Les Manières d’étudier, Paris, La Documentation française, « Cahiers de l’ove », 1997, 175 p. (avec la collaboration de Mathias Millet et Everest Pardell).
  2. (retour)↑  « Pratiquement tous les étudiants de 1967 lisaient au moins un livre par mois, il n’y en a plus que deux tiers aujourd’hui ; et trois quarts d’entre eux étaient de gros lecteurs contre un tiers maintenant. Pour les élèves, c’est la même chose. », Françoise Dumontier, François de Singly et Claude Thélot, « La lecture moins attractive qu’il y a vingt ans », Économie et Statistique, n° 233, juin 1990, p. 65.
  3. (retour)↑  On rappellera que l’enquête de l’ove repose sur 27 710 réponses à des questionnaires envoyés au printemps 1994 par voie postale à des étudiants et élèves d’universités, d’instituts universitaires de technologie, de sections de techniciens supérieurs et de classes préparatoires aux grandes écoles. Cf. « Méthodologie de l’enquête », in Les Conditions de vie des étudiants, Claude Grignon, Louis Gruel, Bernard Bensoussan, Paris, La Documentation française, « Cahiers de l’ove », n° 1.
  4. (retour)↑  Olivier Donnat et Denis Cogneau, Les Pratiques culturelles des Français, 1973-1989, p. 21.
  5. (retour)↑  Op. cit., p. 21.
  6. (retour)↑  Malgré son prestige élevé, la série C du baccalauréat engendre moins de lecteurs de presse nationale (55,3 %) que les séries A (65,6 %) et B (68,8 %).
  7. (retour)↑  « Raffinés » et « barbares » sont, cela va de soi, des catégories culturelles qui participent de la domination symbolique de la culture littéraire et artistique.
  8. (retour)↑  Le genre essais et ouvrages philosophiques est particulièrement sensible aux différences de reconnaissance scolaire : 50,4 % des étudiants qui ont obtenu une mention Très bien au baccalauréat en lisent régulièrement, ce n’est le cas que de 38,8 % des étudiants ayant une mention Bien, de 30,1 % de ceux qui ont une mention Assez bien et de 25,5 % des étudiants à mention Passable.