Libraire

un métier

par Henri Desmars

Frédérique Leblanc

Paris : L'Harmattan, 1998. 309 p. ; 21 cm. (Logique sociale ; 5). ISBN 2-7384-6275-8. 150 F

Une sociologue se penchant sur la librairie est un événement. En effet, jusqu'ici, peu d'études ont été consacrées à la vente du livre. Pourquoi ce silence ? Manque de documents ? Désintérêt pour le commerce ? Difficulté de compréhension d'une communauté peu homogène, celle des libraires ?

Pour mieux comprendre, Frédérique Leblanc remonte au tout début, lorsque l'imprimeur assumait l'intégralité de la fabrication du livre et sa vente, activité qu'il abandonnera très vite pour ne se charger que de l'impression pour le compte d'un libraire.

Les premiers incunables sont généralement des reprises de livres anciens. La plus grande rapidité d'exécution permet cependant vite au libraire de devenir éditeur en choisissant et publiant des auteurs nouveaux plus au goût du public. Mais il doit être d'autant plus vigilant dans sa sélection qu'il est quasiment seul à assumer la vente de ses publications dans son magasin. Les échanges d'exemplaires avec des confrères se pratiquent parfois.

Les colporteurs

A côté de ces libraires-éditeurs, fournisseurs de l'aristocratie, de la grande bourgeoisie, des congrégations religieuses, de l'université, fourmille une masse hétéroclite de colporteurs. Les uns, pauvres, parcourent la campagne avec leur paquetage sur le dos, à la recherche de clients dans les hameaux ou fermes isolées ; d'autres, plus heureux, les forains, voyagent en charrette et vendent leurs livres dans les foires.

Régis par de nombreux édits, libraires et colporteurs exercent leurs activités parallèles jusqu'à la fin de l'Ancien Régime. Cette situation figée, comme le montre l'auteur, entre deux catégories de libraires socialement différentes, peut-elle être modifiée par la Révolution ? Celle-ci va abroger tous les décrets, édits, corporations de l'Ancien Régime et accorder la liberté d'éditer et de vendre les livres, occasion pour de nombreux colporteurs d'installer une boutique et de voir se multiplier le nombre de libraires. Mais pour le reste, il y aura peu de changement, le brevet lui-même reviendra avec Napoléon.

Il faudra attendre 1840 pour voir de considérables progrès techniques s'étendre à l'industrie du livre, d'abord l'augmentation de la production du papier, puis l'utilisation de la machine à vapeur dans l'imprimerie, et enfin le développement des chemins de fer et donc des transports. Vers 1860, une économie de marché est en place, qui contraint le libraire-éditeur à se consacrer de plus en plus au choix et à la production des livres et à abandonner la distribution.

Contrairement à l'Allemagne, la France ne possède pas de libraires-commissionnaires importants pour assumer cette distribution. Chaque libraire devenu éditeur crée lui-même son propre réseau en recherchant le plus grand nombre de points de vente possible.

L'auteur n'accorde peut-être pas une importance suffisante à cette démarche des éditeurs de l'époque, pourtant déterminante dans la structure de la librairie de la fin du XIXe et du XXe siècles. L'existence de très nombreuses petites boutiques alimentées par l'office dans toute la France est la caractéristique de la librairie française.

Les groupements actuels

Dans la troisième partie de son ouvrage, Frédérique Leblanc étudie quatre groupements actuels de librairies (La Voie du Livre, L'il de la Lettre, Majuscule, Clé). Elle voit éclore à travers eux une identité professionnelle du libraire : son sentiment d'appartenance à la librairie, les techniques de ventes comprenant les conseils aux clients, les recherches bibliographiques, les commandes à l'unité, les services dont il entoure la vente des livres, le distinguent du « vendeur de livres ».

Ces groupements sont une forme nouvelle de la librairie française. Pour ma part, ils me semblent être plutôt des héritiers que des novateurs. La librairie des petites boutiques que nous a laissée le XIXe siècle est beaucoup moins homogène qu'elle ne le semble. En fait, les deux courants indiqués par Frédérique Leblanc se perpétuent au XXe siècle : d'un côté, des points de vente sans grande compétence, de l'autre des libraires qualifiés de « vrais libraires » par les lecteurs, qui procurent à leurs clients tous les services mis en valeur aujourd'hui par les groupements, et dont on peut affirmer qu'il existe chez eux un fort sentiment d'appartenance à leur profession, manifesté à travers leurs syndicats. Les lecteurs savent alors parfaitement les reconnaître et leur réserver tous leurs achats 1.

Cette étude de Frédérique Leblanc, tout en rendant au libraire détaillant sa place et sa fonction dans le monde du livre, se livre à une originale analyse sociologique des libraires. A travers mentalité et comportement, ce sont leur diversité et leur disparité qui sont fort bien expliquées.

L'auteur expose aussi et très justement leurs faiblesses : manque d'unité, individualisme, difficulté d'allier culture et commerce, morcellement exagéré, absence de diplômes spécifiques donnant accès à la profession. Pour toutes ces raisons, le plus souvent, le livre ne rencontre pour l'aider à atteindre ses lecteurs que des autodidactes modestes, opiniâtres et courageux qui, dans un avenir prochain, risquent de disparaître devant l'importance accrue de la « vente industrielle » du livre. Cette perspective augmente encore l'intérêt de cet ouvrage.

  1. (retour)↑  La véritable coupure entre l'ancienne librairie et la nouvelle se produit le jour où Paul Calens vend sa petite boutique pour s'installer « Au Furet du Nord » (1 600 m2). Peu après son acquisition, il s'exprime en ces termes : « J'ai voulu lutter contre l'idée que la librairie était un petit métier et prouver à la profession que c'était 'un grand commerce'. Pour cela, il était nécessaire de mettre à la disposition d'une librairie les moyens d'une grande entreprise ».