Collections, publics, bibliothécaires

Entre objectivité et subjectivité

Jean-Claude Utard

Le 12 mars 1998, le Groupe Ile-de-France (GIF) de l’Association des bibliothécaires français (ABF) organisait à la médiathèque de Corbeil-Essonnes une journée d’étude intitulée « Collections, publics, bibliothécaires : entre objectivité et subjectivité ».

Les bibliothèques publiques mettent à disposition du public un espace et des services, et les précédentes journées d’étude du Groupe Ile-de-France 1 avaient d’ailleurs permis de réfléchir à leur mise en valeur et à leur promotion. Mais elles offrent également, cela va de soi, des collections. Il convenait dès lors, d’interroger la notion même de collection, cette construction précaire et mouvante, résultat de rencontres réussies ou ratées avec les publics et d’un dosage subtil entre la production éditoriale et l’équilibre des savoirs et des disciplines.

Sur quelles bases se fondent les politiques d’acquisition ? Où se place la bibliothèque dans les pratiques de lecture ? Comment les usagers, mais également les libraires et les écrivains, se représentent-ils les bibliothèques ? Quelles sont leurs attentes ? Que recouvrent enfin les notions d’équilibre ou d’encyclopédisme, à un moment où, comme le remarquait Martine Blanc-Montmayeur en introduction à cette journée, l’éparpillement des publics, des demandes et des rôles des bibliothèques, ainsi que le retour d’une censure politique, font voler en éclat « le visage lisse d’un encyclopédisme mou » ?

Types et usages de lecture

Gérard Mauger, sociologue 2, rappela qu’on peut, en schématisant, distinguer quatre types ou usages de lectures. Le premier, de loisir ou de divertissement (mais d’un divertissement au sens pascalien du terme), privilégie la fiction et est une participation sans distances au monde du texte, une immersion et une fuite hors du monde réel. C’est le mode de lecture privilégié de tout groupe ou individu connaissant, pour une raison psychologique ou sociale, une situation d’isolement ou d’enfermement ou, plus simplement un déficit d’investissement personnel dans le monde réel. C’est également une pratique féminine et un exemple du dimorphisme sexuel des rôles sociaux : la lecture apparaît comme un divertissement substitutif, pour les femmes, aux divertissements « sérieux » des hommes engagés dans leurs métiers et leurs carrières.

A ce type de lecture s’opposent trois autres : la lecture didactique, dans un but d’instruction et d’apprentissage, qui est d’abord une lecture scolaire ou documentaire, mais qui peut englober la fiction, car il existe aussi une pédagogie du romanesque ; la lecture de salut, qui est recherche d’un texte religieux, politique, éthique et parfois culturel qui apporte règles, normes et croyances ; enfin la lecture lettrée ou érudite, tardivement apparue, qui se veut analyse des textes comme machines formelles, et qui demeure exceptionnelle, même chez les lecteurs lettrés.

Collections et image des bibliothèques

Un second regard sociologique fut apporté par Stéphane Wahnich, de la société SCP Communications, qui démontra, à partir d’une enquête sur l’image des bibliothèques de Saint-Quentin-en-Yvelines, que le public ne se fait pas une représentation bien claire des collections. Celles-ci, contrairement aux services offerts par les bibliothèques, n’offrent pas de visibilité, sauf quand l’image de fonction sociale de l’établissement recoupe celle du fonds. C’est ainsi que le public, qui s’attend à tout trouver à la Bibliothèque nationale de France, juge insuffisantes les collections de cette dernière. Mais il n’en est pas de même pour les bibliothèques municipales. L’image d’une bibliothèque se construit donc dans une interaction entre le lieu, l’architecture, les horaires et les services, l’ambiance, le fonds et sa valorisation – ces derniers points n’étant que des éléments de l’ensemble –, et le public lui-même, qui crée et s’approprie une image de chaque établissement. Cela produit parfois des distorsions : le public de la BPI, étudiant à 80 %, se félicite qu’il n’y ait, dans la symbolique du lieu, aucun exclu, même si cette non-exclusion est bien plus symbolique que présente dans la réalité.

Deux images des bibliothèques et de leurs collections, témoignages d’une attente critique, furent alors présentées par d’autres acteurs de la chaîne du livre. Patrick Borione, libraire, trouve que les comités de lecture jeunesse avec qui il travaille sont bien moins professionnels qu’autrefois, qu’ils entérinent trop les goûts supposés des lecteurs et négligent le travail de fonds et de découverte. Baptiste-Marrey, écrivain, regrette également que les bibliothécaires n’injectent pas plus d’individualité et de conviction dans leurs achats et ne défendent pas plus la création. Les bibliothèques, selon lui, constituent un magnifique réseau populaire, un élément de contre-culture devant résister au tout médiatisé d’aujourd’hui.

Justifier des choix

Cette image – une bibliothèque qui propose une offre complémentaire à l’offre marchande – est plutôt positive. Elle est la preuve d’une attente, construite et réfléchie par rapport à des missions et à des collections, attente que les bibliothécaires présents ont traitée avec beaucoup plus de modestie.

En effet, Marc Crozet, coordinateur des comités de lecture et d’écoute dans les bibliothèques de la Ville de Paris, a évoqué les difficultés que les bibliothécaires connaissent pour rationaliser et justifier leurs choix ; Olivier Chourrot, conservateur à Clermont-Ferrand, a illustré cette attente avec humour dans sa présentation des cahiers de suggestions : rares sont les décisions d’achat ou de refus franchement objectivés dans les cahiers qu’il a dépouillés.

Il appartint à Martine Blanc-Montmayeur de conclure en rappelant que les facteurs du développement actuel des bibliothèques sont ambigus, qu’elles se sont construites dans un paysage de brouillage, voire de destruction culturelle, et qu’il est plus facile de s’appuyer sur une déontologie de « médiateur invisible » que sur une définition d’une politique d’acquisition. Comment pourrait-on avancer, parmi toutes les facettes du métier de bibliothécaire, une définition de collection et, par là, de la culture et de la transmission qu’elle présuppose ? Le travail reste entier, nécessaire, difficile et… passionnant.