L'europe, les bibliothèques et leurs statistiques

Aline Girard-Billon

Les bibliothécaires, comme tous ceux qui ont une place à tenir dans le monde de l’information et de la documentation, ont besoin de s’appuyer sur des données statistiques fiables, afin d’améliorer sans cesse le service rendu à leurs utilisateurs dans un environnement compétitif.

C’est la raison pour laquelle ils ne doivent pas ignorer que des progrès ont été faits dans les méthodes de recueil de ces statistiques, que l’analyse et l’exploitation des données chiffrées sont de plus en plus répandues et que l’extension des pratiques d’évaluation des performances impose que les matériaux utilisés soient non seulement sûrs, mais aussi beaucoup plus étoffés que jadis, et, surtout, comparables d’une bibliothèque à l’autre, d’une ville à l’autre, d’un pays à l’autre.

Telematics for libraries

C’est ce constat qui a conduit les responsables de la Commission européenne DG XIII-E4 « Electronic Publishing and Libraries » à proposer aux spécialistes européens des statistiques de participer à un atelier de travail dans le cadre du programme « Telematics for Libraries ». Cet « atelier européen pour les fournisseurs et les utilisateurs de statistiques de bibliothèques » a eu lieu à Luxembourg les 9 et 10 décembre 1997 sur le thème : « De la quantité à la qualité : recueil, analyse et utilisation des statistiques de bibliothèques ».

Une soixantaine de participants étaient inscrits, représentant vingt-trois nations européennes. Au sein des pays de l’Union européenne, la délégation britannique était particulièrement nombreuse. Le plus remarquable était néanmoins la représentation des pays de l’Europe de l’Est – vers lesquels un important effort d’information est actuellement entrepris – puisque l’on pouvait noter la présence de participants de la Slovénie, de la République tchèque et de la Slovaquie, de la Hongrie et des pays baltes (Estonie, Lettonie et Lituanie). Étaient également présents ès qualité Rose Khin Wai Thi, responsable de la Division des statistiques à l’Unesco, Aase Lindhahl, déléguée de l’ISO (International Standard Organization) et John Sumsion, président de la Section des statistiques de l’IFLA (International Federation of Library Associations and Institutions).

Dans son introduction aux deux journées de travail, Ariane Iljon, responsable de la DG XIII-E4, a situé la problématique de l’atelier sur les statistiques dans le cadre plus général du programme 1994-1998 « Creating a European libraries infrastructure » de « Telematics for libraries » et de la politique menée par la DG XIII-E4. Elle en a énoncé les objectifs : faire un bilan de l’état de l’art, identifier les lacunes et les problèmes existant aujourd’hui dans le recueil et le traitement des statistiques de bibliothèques, atteindre un consensus sur un certain nombre de points-clés, favoriser la coopération. Le programme des deux journées de travail faisait alterner séances plénières et sessions thématiques, ces dernières étant laissées au choix des participants.

Projets européens

Lors des séances plénières ont été abordés des sujets d’intérêt général : exposé détaillé du projet LIBECON 2000, introduction aux projets européens de la ligne d’action 4 « Models and tools to support decision making in libraries », présentation des actions et travaux de l’Unesco, de l’ISO et de l’IFLA, évolution des pratiques d’évaluation des performances vers la gestion de la qualité et l’« orientation client ».

LIBECON 2000 est un projet ambitieux de création d’une base de données européenne des statistiques de bibliothèques et des coûts associés, reliés au contexte de chaque économie nationale. Cette base regroupera, à terme, les données de vingt-neuf pays européens intra et extracommunautaires.

Dans le cadre de la ligne d’action 4, la DG XIII-E4 suit actuellement quatre projets consacrés à l’évaluation des performances et fondés sur une utilisation rationnelle des statistiques 1 : DECIDE (Decision Support Models for Decision Support Systems), DECIMAL (Decision Making in Libraries), EQLIPSE (Evaluation and Quality in Library Performance Systems) et MINSTREL (Management Information Software Tools in Libraries).

Ces projets sont soutenus par un cinquième programme, CAMILE (Concerted Action on Management Information for Libraries in Europe), dont l’objectif est de faire connaître les résultats des quatre projets cités et de promouvoir dans les bibliothèques européennes l’utilisation des outils et techniques d’évaluation et d’aide à la décision qui y sont mis en place. L’ensemble des projets mentionnés sont développés sous responsabilité britannique.

L’intervention très documentée de la déléguée de l’Unesco a permis de faire connaître la situation délicate de la Division des statistiques de cette organisation : un taux de réponses aux questionnaires statistiques de plus en plus faible et une fiabilité toute relative des données (dans les pays développés comme dans les pays en voie de développement), ainsi que peu de moyens pour traiter et publier les informations. Le programme LIBECON 2000 représente pour l’Unesco une opportunité inespérée pour disposer rapidement de données complètes et fiables en Europe.

Les normes ISO

La Danoise Aase Lindhahl a présenté, au nom de l’International Standard Organization, le projet de révision de la norme ISO 2789 Statistiques de bibliothèques, publiée en 1989. La révision s’accompagnera d’une extension de la norme, qui intégrera les statistiques des documents et services électroniques.

John Sumsion, président de la Section des statistiques de l’IFLA, a, quant à lui, insisté sur la nécessité d’encourager la coopération entre les différents organismes qui ont un rôle à jouer dans l’élaboration et la promotion d’une méthodologie statistique appliquée aux bibliothèques. Ceux-ci, par ailleurs, doivent développer une réflexion commune sur le passage nécessaire de la statistique à l’évaluation des performances et à la gestion de la qualité. Or, le contexte est des plus favorables aujourd’hui, puisque les actions menées individuellement par l’un ou l’autre de ces organismes se rejoignent en termes d’objectifs et de calendrier : la révision de la norme 2789 et l’achèvement de la norme 11620 « Indicateurs de performance des bibliothèques » à l’ISO, les avancées de la Section des statistiques de l’IFLA et les projets soutenus et financés par l’Union européenne.

Les indicateurs de performance

Les trois sessions thématiques proposées ont permis d’élargir la réflexion sur certains points particuliers : la situation dans les pays d’Europe centrale et de l’Est ; la nécessité d’une action internationale ; les indicateurs de performance à valeur internationale. Cette troisième session, particulièrement attractive, compte tenu des préoccupations des bibliothécaires européens aujourd’hui, était animée par Roswitha Poll, auteur du manuel Measuring Quality : International Guidelines for Performance Measurement in Academic Libraries 2, publié par l’IFLA en 1995.

Après avoir déclaré en préalable, qu’il était impératif, avant toute tentative d’établir une liste d’indicateurs de performance à validité internationale, d’atteindre un consensus sur la mission et les objectifs des différents types de bibliothèques, Roswitha Poll a posé plus de questions et soulevé plus de problèmes qu’elle n’a apporté de réponses et de solutions : se dégage-t-il au niveau international une réelle communauté de vues sur le rôle et la mission des bibliothèques, à laquelle on pourrait se référer pour mesurer les performances ? Existe-t-il véritablement des indicateurs qui permettent d’évaluer la qualité – et non la quantité – des performances ? Et si oui, quelle qualité ? Quels sont les indicateurs qui doivent être exploités pour sensibiliser les décideurs ? Les données relatives à la qualité ne sont souvent disponibles qu’à partir d’enquêtes ou de sondages. Or, de telles méthodes sont-elles scientifiquement recevables dans le cadre d’une comparaison nationale et internationale ?

Il est évident que Roswitha Poll souhaitait enclencher parmi les professionnels présents un processus commun de réflexion. Elle a tenu à affirmer trois principes autour desquels une telle réflexion devait s’organiser : l’évaluation des performances est fondée sur le recueil de statistiques normalisées ; les indicateurs de performance doivent d’abord être testés au niveau national, avant que l’on puisse songer à leur donner une validité internationale ; les tests doivent être faits avec des procédures elles-mêmes validées, c’est-à-dire qu’il convient de s’appuyer sur des indicateurs décrits dans les normes et dans les manuels. Par ailleurs, des recherches sur la normalisation des méthodes d’enquêtes et de sondages sont indispensables et urgentes.

L’initiative prise par la DG XIII-E4 d’organiser l’atelier dont les principaux travaux sont relatés ici était particulièrement bienvenue à l’heure où l’ensemble des professionnels concernés par les statistiques, par l’évaluation des performances et par le contrôle de gestion en bibliothèque est conscient qu’il ne peut plus prendre le risque de choisir des options individuelles qui pourraient, à terme, se révéler impossibles à intégrer à des actions nationales ou internationales normalisées.

Un constat nuancé

Il a cependant fallu constater, pendant les deux jours passés à Luxembourg, qu’il y avait un hiatus évident entre le thème de l’atelier « De la quantité à la qualité : recueil, analyse et utilisation des statistiques de bibliothèques » et l’esprit et le contenu des interventions. Cela n’a pas été sans créer une certaine surprise chez les participants. Il a été, en effet, fort peu question de statistiques et beaucoup question d’évaluation des performances, de contrôle de gestion, d’aide à la décision (les intitulés des projets européens présentés sont, à ce titre, très parlants). Ces domaines, abordés par dérivation du thème initialement annoncé, sont des plus intéressants, mais les communications présentées n’étaient pas obligatoirement celles que l’assistance était venue entendre 3. A l’exception des représentants britanniques sans doute, qui sont intervenus au nom des bibliothèques du Royaume-Uni qui gèrent les quatre projets européens d’aide à la décision adaptée aux bibliothèques et le programme CAMILE.

Un autre constat, lié à cette toute dernière remarque, doit être fait. L’intégralité des interventions et des débats a eu lieu en anglais, sans traduction simultanée, alors que vingt-trois pays étaient représentés. Les documents de travail remis aux participants, comme la totalité des documents publiés par la DG XIII-E4, sont en anglais 4. L’anglais n’est pas, pour autant que nous le sachions, la langue officielle de l’Union européenne. Mais l’évidence ne peut être niée : la langue anglaise est imposée comme langue obligatoire d’échange et de communication à l’Union européenne, sans la moindre considération pour les autres communautés linguistiques représentées. Le fait que l’on fasse comme si tout cela allait de soi est d’autant plus difficile à accepter qu’un grand nombre de participants présents parlait, notamment, un français parfait, et que les conversations de couloir avaient lieu tout naturellement dans cette langue qui osait enfin s’afficher.

Il résulte de cette situation que les participants non anglophones, ou ne possédant pas parfaitement la langue anglaise, ont, dans ce genre d’assemblée, une position en retrait qui laisse le devant de la scène entièrement disponible pour les anglophones (onze participants du Royaume-Uni) ; que ceux-ci prennent volontiers des initiatives dans un environnement taillé sur mesure pour eux ; que l’on a la fausse, mais désagréable impression, que ceux qui parlent sont ceux qui pensent. On peut avancer que l’implication des Britanniques dans un nombre très important de projets européens n’est certainement pas étrangère au fait qu’ils travaillent dans un contexte qui leur est favorable. Et qu’a contrario, le peu d’intérêt que les bibliothécaires français manifestent pour ce type de réunion, et plus généralement pour les projets financés par l’Union européenne, y trouve aussi sa source. Un cercle vicieux s’est donc créé, liant présence massive des Anglo-Saxons, utilisation de la langue anglaise et résultats obtenus dans les différents appels à propositions de l’Union européenne.

  1. (retour)↑  Il est impossible de donner, dans les limites de ce bref compte rendu, plus d’informations sur les projets européens cités. Une documentation sur le programme « Telematics for Libraries » peut être obtenue auprès du Comité français de pilotage du plan d’action pour les bibliothèques de l’Union européenne (CFPPA), c/o Conseil supérieur des bibliothèques, 8 rue Scribe, 75009 Paris. Tél. 01 42 65 09 11. Fax 01 44 71 01 22. E-mail : nicolas@ccr.jussieu.fr Serveur: http://sdbib.mesr.fr/europe/europe.htm
  2. (retour)↑  Roswitha Poll, Peter Te Boeckhorst, Measuring Quality : International Guidelines for Performance Measurement in Academic Libraries, München, Saur, 1995.
  3. (retour)↑  Deux autres communications « From Statistics Collection to Policy Making : the Quality Issue » et « What Kind of Statistics Do We Need : the User’s Perspective » traitaient elles aussi très largement d’évaluation des performances.
  4. (retour)↑  L’auteur de cet article a pris le parti de ne pas traduire les informations fournies en anglais par l’Union européenne. Le cédérom de présentation du programme « Telematics for Libraries », largement diffusé sur le stand de l’Union européenne au congrès IFLA 1997 de Copenhague et remis à tous les participants de l’atelier de Luxembourg propose, dès son installation, un choix de langue (anglais, français, allemand) à toute personne désirant le consulter. Or, il se révèle que seul l’anglais est disponible.