Économie et bibliothèques

par François Rouet
Sous la direction de Jean-Michel Salaün ; avec la collaboration de Dominique Arot, Emmanuel Aziza, Françoise Benhamou, Pierre Carbone [et al.]. Paris : Éd. du Cercle de la librairie, 1997. 234 p. ; 24 cm. (Collection Bibliothèques). isbn 2-7654-0670-7 195 F

Le titre de la première partie de l'ouvrage collectif dirigé par Jean-Michel Salaün annonce d'emblée la couleur : il n'y a pas véritablement aujourd'hui une économie des bibliothèques en tant que savoir constitué s'appuyant sur des raisonnements économiques quant à l'organisation et au fonctionnement des bibliothèques ainsi qu'aux comportements stratégiques en leur sein.

Cette situation apparaît d'autant plus paradoxale que s'est développée toute une réflexion qualifiée de « bibliothéconomique » sur la mise en place et la gestion des différents services des bibliothèques. Placées aux confins de la culture et de l'information deux champs qui n'ignorent plus l'économie et les logiques marchandes les bibliothèques ne pourront cependant longtemps éluder le regard économique et l'apport qui peut être le sien.

Deux voies à explorer

Pour hâter ce rendez-vous, sinon manqué, du moins qui a trop tardé, deux voies s'ouvrent, que l'ouvrage contribue à explorer.

La première voie consiste à décrire avec l'il économique le concret des fonctions des différents types de bibliothèques de manière à faire apparaître des résultats spécifiques jusqu'ici peu mis en avant. Tel est le propos du papier de Jean-Michel Salaün sur le modèle bibliothéconomique et de celui de Florence Muet sur la bibliothèque en tant qu'organisation de service.

Jean-Michel Salaün insiste sur la notion de document et surtout de collection, dont la constitution peut trouver une justification économique dans des économies d'échelle et de temps. De plus, toute collection est gage d'usages futurs, fussent-ils non prévus. Cette approche en termes de valeur d'option et d'effets de système, comme l'explique Jalel Rouissi, ne se limite donc pas à la seule conservation du patrimoine. Florence Muet, quant à elle, insiste dans l'approche désormais classique de servuction sur la coproduction du service entre le bibliothécaire et l'usager, ainsi que sur les relations complexes entre les deux sphères de la préparation et de la réalisation du service.

La seconde voie, à l'inverse, part des acquis et de la problématique de l'économie pour interroger les bibliothèques : c'est la démarche de Françoise Benhamou qui s'attache à formuler les questions posées par l'économie publique aux bibliothèques. Cette restriction à l'économie publique s'explique aisément car, pour un économiste, une bibliothèque est, le plus souvent, avant tout un service public.

On s'interrogera alors sur la pertinence d'une politique de développement de la demande, les contradictions d'objectifs liées au déploiement de « stratégies de surqualité », le caractère collectif ou semi-collectif des prestations de la bibliothèque, l'impossibilité subséquente de fixer un juste prix et l'espace ouvert à des politiques de discrimination tarifaire. Il est significatif que le papier de Dominique Arot sur les bibliothèques publiques confrontées à la rigueur budgétaire en Allemagne et en France serve d'introduction à celui de Françoise Benhamou : les difficultés de financement ont toujours été depuis Baumol, dans la courte histoire de l'économie de la culture, le mobile principal de l'attention des économistes.

Logiques marchandes et économie

Parallèlement, la bibliothèque, service public, se trouve à la fois confrontée aux logiques marchandes et interrogée par l'économie d'un double point de vue.

D'abord, l'interrogation « Pourquoi n'êtes vous pas privées ? » touche les bibliothèques comme tous les services publics. À cet égard, un très bref compte rendu de la tentation restée sans suite de sous-traiter les services des bibliothèques de lecture publique en Grande-Bretagne et de l'expertise aux conclusions défavorables qui fut menée. Ces quelques pages viennent à point nommé rappeler qu'il s'agit d'une question avant tout politique, même si l'on peut à cette occasion tirer parti des réflexions de l'économie publique sur ce qui caractérise et peut justifier le caractère public d'un service.

Ensuite, l'insertion des bibliothèques dans des économies sectorielles comme celles du livre, du document, des bases de données en ligne et dans l'économie naissante et encore mouvante d'Internet amène à examiner la place actuelle et à venir des bibliothèques en tant qu'acteur de ces économies. C'est ce à quoi s'attachent successivement Jean-Michel Salaün dans un papier général sur les deux économies de la bibliothèque et les rapports entre éditeur, diffuseur et bibliothèque, Henri Gay qui examine, au sein de la filière du livre, les rapports bibliothèques-librairies et Hervé Le Crosnier dans un important papier sur les conditions d'émergence de bibliothèques numériques.

Une analyse approfondie des services

Ainsi, tout concourt à une analyse plus approfondie des nombreux services rendus par les bibliothèques, que ce soit pour éclairer les arbitrages et les choix comme en matière d'achat de périodiques ou d'accès aux articles (Bruce. R. Kingma), ou bien plus généralement pour apprécier la valeur des différents services en mettant en regard la satisfaction et l'usage des utilisateurs par rapport aux moyens que la collectivité y investit.

La contribution de Pierre Carbone rappelle opportunément qu'il s'agit d'une tendance générale et de longue date aux niveaux national (pour les bibliothèques universitaires) et international que de mieux apprécier les coûts et les performances. Josée-Marie Griffiths et Donald W. King font pour leur part une intéressante revue méthodologique des modalités de mesure de la valeur des services d'information dans une perspective évaluative, le tout accompagné d'exemples.

Une fois la valeur des services approchée, il reste à fixer la contribution demandée à l'usager. Le choix à faire dans le spectre étendu entre gratuité et vérité des prix est largement ouvert et reste politique même si son instruction peut et doit être rationalisée, comme le rappelle opportunément Daniel Eymard.

À la lecture de cet ouvrage, on mesure donc combien le regard économique porté sur les bibliothèques rejoint la préoccupation de plus en plus forte et générale de mieux apprécier les services qu'elles rendent tout en mettant l'accent sur la nécessaire réaffirmation de leurs spécificités et de leurs missions.