L'esprit des lieux

le patrimoine et la cité

par Dominique Bougé-Grandon
Sous la direction de Daniel J. Grange et Dominique Poulot. Grenoble : Presses universitaires de Grenoble, 1997. - 476 p. ; 24 cm. - (La Pierre et l'écrit). ISBN 2-7061-0732-4. 250 F

Sous ce titre paraissent les actes du colloque qui s'est tenu à Annecy en septembre 1995 1. Né d'un programme INTERREG financé par la Communauté européenne, auquel avaient collaboré le Centro di Studi sull'Arco Alpino Occidentale de Turin et le Centre de recherche et d'histoire de l'Italie et des Pays alpins de Grenoble, il a regroupé des chercheurs en histoire, ethnographie, sociologie et anthropologie venant de plusieurs pays alpins.

Dans l'introduction, l'historien Dominique Poulot 2 s'interroge sur les « incertitudes d'un espace européen du patrimoine », en rappelant que la notion de « patrimoine communautaire » n'est pas encore bien établie et que, dans ce domaine, le rôle des États est resté prépondérant. D'autre part, il analyse la nouvelle logique qui régit selon lui le patrimoine : « Le ressort intime du patrimoine semble tenir aujourd'hui à l'impératif de précaution comme anticipation des risques de disparition, de perte. Aux modèles curatifs (jusqu'au XVIIIe siècle, la restauration complète, parfois inventive, de l'oeuvre, s'impose), puis de protection (telle que le XIXe siècle le réglemente) succède celui de l'anticipation… »

De là, le basculement d'un patrimoine d'objets (un « trésor » déjà amoncelé) en un patrimoine en projet (tout ce qu'en principe, il faut ou faudrait conserver et sauvegarder).

L'invention du patrimoine

L'émergence du patrimoine dans la culture occidentale est assez récente. On peut la dater symboliquement des efforts de restauration de la Rome antique entrepris à la Renaissance et de l'attention portée alors aux monuments comme témoins de l'Antiquité. Cette attention s'affirme comme le souci de transmettre aux générations futures un héritage artistique et culturel qu'elle investit, de ce fait même, d'une valeur particulière et d'en assurer la protection. Elle s'accompagne ensuite d'une lente élaboration de mentalités et de pratiques.

La notion est abordée ici sous trois éclairages différents. Françoise Waquet et Rémi Baudoui étudient la place du patrimoine dans quelques « philosophies » de la culture (Leibnitz et Malraux). Plusieurs communications de chercheurs d'Italie, de France ou de Suisse, décrivent l'apparition de certains lieux spécifiques, investis d'un caractère patrimonial plus ou moins largement reconnu, mais tous liés au paysage urbain. Ainsi apparaît l'élaboration de l'image de la ville à partir de l'exhumation de monuments, de quartiers, d'épisodes historiques. Pour finir, E. Faucquet, Marie-Claude Genêt-Delacroix, Bruno Dumons et Gilles Pollet montrent la naissance d'un appareil administratif complexe et la professionnalisation progressive des personnes chargées de cet héritage (au nombre desquelles sont les bibliothécaires).

Les mutations contemporaines

Ces nombreuses mutations concernent aussi bien la notion de patrimoine en général que les « phénomènes de patrimonialisation multiples », auxquels on assiste aujourd'hui. Plusieurs auteurs montrent ainsi l'apparition de nouveaux patrimoines - gastronomique, rural, artistique - qui se constituent peu à peu.

Le patrimoine est de tous les discours. Il est devenu une notion capable de mobiliser l'opinion : il « relève de la ferveur nationale ». Mais cet engouement cache des contradictions et des enjeux multiples. L'intervention de Dominique Varry sur le patrimoine des bibliothèques tend à montrer que, malgré un discours consensuel sur la mise en valeur des collections anciennes, les priorités (recensement des fonds, sauvetage des collections en péril et équilibre entre les régions) ne sont pas toujours clairement affirmées.

La vie sociale du patrimoine

Sous le titre « La vie sociale du patrimoine » sont regroupées des approches particulières de phénomènes ou d'objets patrimoniaux empruntés, entre autres, à l'espace alpin. On y aborde aussi la délicate question de l'absence du patrimoine. Dans une culture du « tout-patrimoine »« a priori tout devrait être considéré comme élément du patrimoine », dit Jean-Philippe Lecas, il n'est pas inintéressant de se demander ce qu'il en est des sociétés ou des groupements sociaux qui, pour des raisons historiques diverses, n'ont pas de patrimoine évident. Vital Chomel prend l'exemple du Dauphiné qui semble condamné à la « quête impossible d'une mémoire abolie ».

La lecture de ces 476 pages montre, une fois de plus que, face à une notion complexe, il est nécessaire d'avoir une approche diversifiée. Grâce à la collaboration de chercheurs d'origines et de disciplines différentes, ce volume témoigne bien des aléas des politiques successives et fait le point sur l'évolution de la réflexion menée au fil du temps.