La censure en France à l'ère démocratique (1848-...)

par Martine Poulain
Textes de Robert Abirached, Laurence Bertrand-Dorléac, Jérôme Bourdon, René-Pierre Colin... [et al.], sous la direction de Pascal Ory. Bruxelles : Éd. Complexe, 1997. 357 p. ; 220 cm. (Histoire culturelle). ISBN 2-87027-676-1. 139 F

En 1994, l'historien Pascal Ory, très actif directeur du Centre d'histoire culturelle de l'université de Versailles-Saint-Quentin-en-Yvelines, avait été le concepteur d'un colloque dont le thème ne peut qu'intéresser, plus encore aujourd'hui qu'hier, les bibliothécaires : La censure en France à l'ère démocratique. Le livre qui en est issu rassemble une trentaine des communications qui y ont été présentées.

Essentiellement centrées sur les formes que peut prendre, dans une société démocratique, une censure qui ne peut plus recevoir la même définition que sous l'Ancien Régime, les communications s'intéressent aussi à d'autres supports et à d'autres arts : la musique, la peinture, la télévision, le théâtre.

La censure en régime libéral

Il revenait naturellement à Maxime Dury, auteur d'un très subtil ouvrage sur le sujet 1, de fixer les frontières et de préciser ce que peut être une définition de la censure en régime libéral. Celui-ci en effet n'agit plus dans le registre du préventif, mais dans celui du répressif.

Pour un juriste, l'application stricte de lois existantes ne peut être appelée censure, mais est au contraire manifeste d'un régime de liberté. D'un certain point de vue, si l'on suit l'exigence du juriste, refuser la censure pourrait être dangereux, « car pour lui, remettre en cause la censure, c'est remettre en cause la liberté ». Façon élégante de plaider pour que l'étude de la censure à l'âge démocratique soit traitée avec exigence et sans démagogie.

Mais ce que laisse entendre aussi la loi quand elle essaie de définir le permis et l'interdit, ce sont ses silences : « C'est aussi cela que rappelle la censure. La censure est impuissante à dire l'interdit ». Le juge, en appliquant la loi, la définit, et cherche alors à définir l'oeuvre elle-même ; il donne du sens au « vide de la loi ».

Enfers

Les communications suivantes sont des études de cas d'un certain nombre d'occurrences de la censure, entendue cette fois au sens d'interdits par un pouvoir exécutif ou judiciaire, ou au sens plus large encore de pression exercée sur un auteur ou un texte par des tiers.

Ainsi Sophie-Anne Leterrier narre-t-elle la manière dont les contextes politiques du xixe siècle ont conduit les autorités de l'Académie à demander, voire exiger des reprises dans les discours de réception des Académiciens. Certains s'y plieront, d'autres non.

En analysant les catalogues des livres de l'Enfer, Annie Stora-Lamarre met en évidence les peurs du puritanisme républicain 2, la modification de la société par l'industrialisation, la crise des valeurs éthiques et sociales à la fin du xixe siècle. Odile Krakovitch 3, elle aussi auteur d'une histoire reconnue de la censure du théâtre, montre que celle-ci était guidée essentiellement par la peur des effets de la représentation sur un public populaire illettré. Peur mal placée, le public du théâtre étant, au fil du xixe siècle, de moins en moins populaire.

Censures du livre au XXe siècle

Ne pouvant rendre compte de toutes ces contributions, nous choisirons quelques exemples dans le domaine de l'imprimé, tous situés au xxe siècle.

Jean-Yves Mollier propose une périodisation, qui part des années constitutives de la iiie République. Celle-ci frappe et interdit les écrits, entre 1880 et 1914, de ses ennemis : les anarchistes, les pacifistes, les marginaux, « la propagande anticonceptionnelle, la libération des murs, le féminisme et l'épanouissement de la sexualité ». Dans l'entre-deux guerres, elle interdit nombre de publications du jeune Parti communiste français. Tout au long de son existence, elle traque l'écrit obscène : « La IIIe République disposa d'un arsenal législatif et répressif qui lui permit de maintenir une authentique censure sur la vie et les pensées des hommes, tout en la maquillant en dispositions de droit adoptées par les parlementaires ou l'exécutif afin de défendre la société contre ses ennemis », estime Jean-Yves Mollier.

La IVe République n'est pas en reste, si l'on en croit plusieurs auteurs. Thierry Crépin rappelle certaines circonstances du vote de la loi de juillet 1949 concernant les publications destinées à la jeunesse, mettant l'accent sur la croisade catholique contre l'immoralité, initiée par l'abbé Bethléem dès le début du siècle. L'ennemi est aussi pour les catholiques l'illustré communiste, de type Coeurs vaillants, qui embrigade et pervertit la jeunesse. Mais l'on sait que, pour des raisons diverses, catholiques et communistes se retrouveront pour défendre la jeunesse de la perversion suprême, l'illustré américain

Censures et autocensures

La censure est aussi décrite comme partie intégrante de certains procédés littéraires ou comme autocensure plus ou moins volontaire.

Mireille Hilsum s'est ainsi intéressée à l'usage du genre préfaciel par Aragon. Toute préface appartient certes au genre didactique. Mais pour l'auteur, « la préface aragonienne des années soixante illustre bien ce fonctionnement autoritaire ». Christine Dupouy s'est intéressée, elle, aux relations de Georges Bataille avec la poésie, faite de fascination et de haine. La poésie est, pour Bataille « une parole cassée, où plus que dans l'aphorisme peut se briser la phrase, par la grâce du retour à la ligne ». Mutilation féconde, elle est aussi L'Impossible 4 : « La poésie est dangereuse, par elle on entrevoit L'Impossible, et c'est pour se sauver que Bataille, tout en reconnaissant sa grandeur, la fuit ».

Brian Righby revient rapidement sur l'affaire Lolita, à propos de laquelle il soulève, à la suite de Maurice Girodias lui-même, la question de la participation du gouvernement britannique à cette censure française d'un livre en langue anglaise. Cette affaire éclate pendant une affaire d'une tout autre ampleur, celle de Suez, et l'on peut penser que le gouvernement français ne voulait pas alors mécontenter son allié. Mais on aimerait avoir plus d'éléments sur cette hypothèse, que les archives du ministère de la Justice ne corroborent pas. Pour autant, de telles raisons n'avaient pas à être écrites. L'air du temps les rendait évidentes à certains.

Des censures légitimes ?

On saura gré d'autre part à Nicholas Hewitt d'avoir, de manière extrêmement documentée et précise, étudié le procès fait à Maurice Bardèche pour Nuremberg ou la terre promise, livre d'extrême-droite en 1945 et dont les suites se poursuivent jusqu'en 1954. Ce procès et ses suites annoncent « les difficultés juridiques, politiques et morales posées par l'éclosion de l'histoire dite "révisionniste" des années 70 ». Comme tel, souligne l'auteur dans une subtile analyse, il pose toute la question des dérives possibles d'une censure qui paraît à beaucoup légitime : « Le cas Bardèche démontre clairement les tentatives du nouveau régime, jusque dans les années cinquante, de maîtriser une extrême-droite qui resurgit aussitôt la guerre finie et qui refuse de désarmer, tentatives qui s'étendent à une vigilance inquiète sur n'importe quelle opinion qui paraît mettre en question la légitimité du régime ». La censure est décidément, une affaire complexe.

Un volume utile, novateur sur bien des cas ici exhumés. Le sujet aurait mérité que les auteurs, en vue de la publication, soignent et nourrissent un peu plus les versions écrites de leurs communications.

  1. (retour)↑  Maxime Dury, Censure, La prédication silencieuse : essai sur la signification de la censure en France, Paris, Publisud, 1994.
  2. (retour)↑  Annie Stora-Lamarre, L'Enfer de la iiie République, censeurs et pornographes, Saint-Cyr-Morin, Imago, 1990.
  3. (retour)↑  Odile Krakovitch, Hugo censuré. La liberté du théâtre au XIXe siècle, Paris, Calmann-Lévy, 1985.
  4. (retour)↑  Georges Bataille, L'Impossible, Paris, Gallimard, 1988.