Les bibliothèques face au SIDA

Élisabeth Blanes

Organisées par la Fédération française de coopération entre bibliothèques (ffcb), l’association Vaincre le sida (vls) et la Cité des sciences et de l’industrie, les journées d’étude des 12 et 13 décembre 1996 ont fait se rencontrer, échanger des informations et discuter tous ceux qui, à partir de leur spécificité propre, peuvent contribuer à faire reculer la maladie : chercheurs, praticiens, responsables d’associations et diffuseurs d’information, qu’ils soient Français ou étrangers (Allemagne, Belgique, Espagne, États-Unis). C’est ainsi que l’on retrouve la complexité du sida, problème de santé publique, problème social, drame humain, syndrome dont l’expansion trouve en partie sa force dans l’absence d’information suffisante ou d’écoute.

Un optimisme mitigé

Sur certains de ces aspects, on peut mesurer une amélioration par rapport à 1986, dans le domaine des soins, mais aussi de la reconnaissance de la maladie et des acquis juridiques pour les personnes affectées par le virus. Le porte-parole de l’association Nova Dona a détaillé les efforts déployés pour faire reconnaître le séropositif en tant que citoyen, pouvant soit continuer à travailler, soit bénéficier du congé rémunéré qui le protège de l’exclusion économique.

On ne peut pas dire pour autant qu’on assiste à un mouvement de solidarité constant face à une maladie qui ne régresse pas, en dépit de l’amélioration de la couverture thérapeutique : elle continue de représenter la plus forte proportion des maladies en Europe. Comme l’a rappelé le président de vls, les financeurs publics et privés considérant que la lutte contre cette maladie n’est plus prioritaire, le programme vls a vu ses ressources réduites.

C’est ce climat d’optimisme très mitigé que ces rencontres 1996 ont très sincèrement traduit : de l’avis de beaucoup, on assiste à une moindre mobilisation que par le passé.

Ces journées se sont déroulées à une étape singulière de l’histoire du sida : 1996 a vu l’apparition d’un nouveau mode de traitement, porteur d’espoir, puisque, grâce à lui, certaines personnes ont pu retourner à une vie presque normale. Par un effet pervers de l’information en direction du grand public, on a pu ou voulu avoir trop d’espoir, croire que le remède était trouvé.

De fait, les associations chargées de la prévention ou de la prise en charge ont constaté un relâchement de la prudence dans le comportement, plus de difficultés qu’auparavant à recruter des bénévoles, une moindre mobilisation des partenaires susceptibles de participer à la prévention contre la propagation de la maladie en diffusant une information le plus à jour possible : les bibliothécaires sont de ceux-là. Les participants à ces deuxièmes journées étaient, de l’aveu de beaucoup, moins nombreux que lors des précédentes, en 1994.

L’importance de l’information

La pertinence de ces journées 1996 réside dans le repérage des motifs expliquant ce recul de la prise en charge d’un problème qui a trait à la santé publique. Il peut venir, dans une période novatrice pour la thérapeutique, de l’impression exprimée par quelques bibliothécaires, de ne pas se sentir à la hauteur de l’information spécialisée qu’il s’agit de diffuser. Impression qui empêcherait d’avoir une politique d’acquisition offensive dans ce domaine ou de trier, parmi les documents sur le sida, ceux dont le contenu est caduque et qu’il s’agirait, comme les médecins présents aux journées nous y ont invités, de retirer des rayonnages, ou du moins de présenter comme dépassés.

Pour répondre à cette demande d’information, les journées se sont ouvertes sur un exposé de Gilles Pialoux, chercheur et praticien à l’hôpital de l’Institut Pasteur : histoire naturelle de l’infection, nouvelles thérapeutiques standardisées, outils pour évaluer les traitements, rapport entre information et traitement, exposés dans le détail, donnaient aux non-spécialistes que nous sommes une information tout à la fois précise parce que technique, et travaillée par l’inquiétude de voir se banaliser ce mal, soit parce qu’il est déjà ancien, soit parce que l’art de simplifier fait se convaincre qu’il ne frappe que « les groupes à risque », ou encore parce que – c’est Jean-Marie Faucher de l’association Nova Dona qui le dira – « l’affection n’atteint pas des enfants, qui émeuvent, mais des exclus. De ce fait, “le message passe mal” ». Et pourtant, selon Anne Laporte, du Réseau national de santé publique-épidémiologie, on ne peut pas parler du recul de l’épidémie, elle se « chronicise » pour devenir endémie, le nombre de personnes affectées chaque année ne diminue pas (6 000 en France). Même si les malades vont mieux, la maladie n’est pas vaincue.

La question était en filigrane dans de nombreuses interventions. Elle ne date pas d’aujourd’hui d’ailleurs, elle s’est posée à chaque campagne officielle de prévention, elle est présente au quotidien à l’esprit des animateurs d’associations qui accueillent des personnes atteintes : étaient-elles ignorantes des moyens de se préserver ?

Il y a autant de réponses possibles que de groupes auxquels on pense : si l’on suit Benoît Félix, représentant du crips (Centre régional d’information et de prévention du sida), on constate une sous-information des jeunes dans le domaine des conséquences de l’activité sexuelle en général.

Il faut, quoi qu’il en soit, être convaincu de l’importance de l’information pour pouvoir la moduler et la transmettre de la façon la mieux adaptée à tel ou tel public : les intervenants ont présenté une gamme d’initiatives. La bibliothèque universitaire de Bordeaux-Sciences de la vie et de la santé s’intègre dans un projet universitaire en publiant et diffusant une revue de presse, Louvain alimente trois bases de données formant le « resodoc de l’Université catholique de Louvain » ; l’une, Doctes/Doc-Santé (1990) sur Internet, fournit la documentation scientifique belge non décrite par ailleurs, et un ensemble d’adresses d’associations ; la base Qui-Santé (1991), factuelle et signalant les recherches en cours, sur disquette, en ligne et sur Internet et, en liaison avec la communauté internationale, une base de données conceptuelle Lexique (1993), proposant une cinquantaine de définitions se rapportant à l’éducation à la santé. Parallèlement, l’ucl travaille depuis 1994 en coopération avec le crips à la conception d’un thésaurus européen pour l’infection par le vih et sida.

Faire évoluer les comportements

Au-delà de ces initiatives institutionnelles, les réponses à l’enquête menée par la ffcb auprès de 585 bibliothèques municipales, départementales et universitaires/services communs de la documentation en France disent à 92 % offrir des documents pertinents sur le sujet et se considérer comme un relais de diffusion de l’information. Parmi les 8 % restant, trois bibliothèques municipales déclarent que le sida est « une affaire trop privée », ou qu’« il n’y a aucune raison de le privilégier ». 47 % des bibliothèques municipales marquent le 1er décembre par une animation particulière, mais huit seulement des 55 bibliothèques universitaires à avoir répondu y participent.

Les actes de ces journées, qui seront publiés, donneront sans doute le détail des résultats de l’enquête, mais on peut retenir que de nombreuses réponses indiquent une participation timide du public aux animations, aux expositions. Pourquoi ? Quelle catégorie de public s’y intéresse, quelle catégorie ne vient pas ? Les propos des participants à ces journées peuvent fournir des bribes de commentaires sur le déphasage entre une initiative prise et son impact.

D’où vient que les personnes touchées personnellement ou dans leur famille ne se tournent pas vers la bibliothèque pour s’informer, mais vers les travailleurs sociaux ? Les bibliothèques sont-elles réservées à celles et ceux qui ont le corps et l’âme en paix ? Elles ont à la fois des méthodes et un potentiel pour transmettre l’information, mais accompagnent-elles le processus d’information ? Même si les associations possèdent de la documentation, elle n’y est pas concentrée, elle est dispersée et aléatoire ; et c’est aux bibliothèques à jouer le rôle de regroupement et centre de transmission de l’information. Ce qui implique une liaison avec les associations et les travailleurs sociaux. Bibliothèques universitaires, municipales ou départementales sont des bibliothèques citoyennes, et ont souvent à faire la part entre le fait d’accueillir tous les publics, sans privilégier un groupe et reconnaître que des questions sont plus cruciales que d’autres...

Service public et émotion

Où s’arrête et où commence la spécificité d’une bibliothèque ? Communiquer et transmettre l’information, c’est déjà agir, comme a pu le dire Philippe Douste-Blazy venant saluer les travaux. Certains bibliothécaires ont demandé s’il semblait possible de confondre leur rôle avec celui de militant associatif : distribution ou, du moins, mise à disposition dans les locaux de la bibliothèque, de préservatifs par exemple. La question était posée sur un mode angoissé ou réprobateur. Les journées d’étude n’avaient pas à statuer sur cette question et personne n’était habilité à donner des consignes.

Cette interrogation sur la distribution ou non de préservatifs révèle un questionnement, compréhensible, sur l’identité professionnelle des bibliothécaires. Où s’arrête leur rôle ? Quelle place tient le tabou dans la définition d’une profession ou d’un statut ? Quel est l’impact des autorités de tutelle, mairie ou université, dans les limites que l’on ne se donne pas le droit de franchir sur le terrain ?

Mais c’est ici, plus concrètement, qu’il faudrait à nouveau insister sur le rôle de service public de la bibliothèque, qu’elle soit installée dans un quartier ou au sein d’une université : des personnes jeunes s’y rendent en grand nombre, or, 45 % des séropositifs ont moins de trente ans.

Selon le ministre, « le sida ne s’accommode pas de partage, il faut faire sauter les cloisonnements ». Ce qui est sûr, c’est que le travail des bibliothécaires en collaboration avec les associations explicitement chargées, elles, de distribuer le seul moyen de prévention existant à ce jour, est facile et vraisemblablement fructueux dans les villes et les universités 1.

Des renseignements importants, de la documentation, de la conviction ont circulé pendant ces deux jours. Mais c’est au moment du regroupement en ateliers que beaucoup ont ressenti que le temps a manqué pour pousser un peu plus loin les questions soulevées. Les ateliers, du moins celui consacré aux organismes documentaires, ressemblaient trop à une réplique des séances plénières où il s’agissait d’exposer en un temps record des initiatives qui prennent des mois à se mettre en place. Ce qui a surtout manqué, c’est la formalisation d’une liaison structurée entre les bibliothécaires qui prennent plus particulièrement en charge la question du sida, et ils ne sont pas extrêmement nombreux.

La possibilité d’un suivi et de la communication des initiatives des uns aux autres a été brièvement évoquée : un serveur sur Internet pourrait jouer ce rôle, du moins pour ceux qui en sont équipés. L’avenir nous dira si cette idée a pu faire son chemin.

  1. (retour)↑  Une double expérience a eu lieu à Montpellier : l’organisation de conférences pluriannuelles, fruit d’une collaboration entre le cisih (Centre d’information et de soins de l’immunodéficience humaine, de l’Hôpital Gui de Chauliac) et l’association aides. Par ailleurs, ont été réalisées en 1995 par la bibliothèque interuniversitaire de Montpellier trois interviews des responsables du centre de dépistage anonyme et gratuit, du service de prévention et du service des maladies infectieuses du chu de Montpellier (cassette vidéo).