À votre service !

Annie Le Saux

La tendance actuelle des services publics est de se soucier, du moins en théorie, de la place et de la satisfaction de l’usager. Les bibliothécaires adhèrent à ce courant et les associations professionnelles inscrivent ce thème dans leurs réflexions. C’est ainsi que l’Association des conservateurs de bibliothèque, a organisé, le 4 février, à Paris, une journée d’étude intitulée « A votre service ! La bibliothèque à l’épreuve de la société ». La présence de trois intervenants extérieurs aux bibliothèques, Bertrand de Quatrebarbes, consultant, Bernard Cova, professeur à l’École européenne des affaires de Paris et Olivier Las Vergnas, responsable de la Cité des métiers à la Cité des sciences et de l’industrie, a témoigné de l’existence d’une problématique parallèle entre les bibliothèques et d’autres services publics.

Définir les besoins

Définir les besoins du public pour mieux y répondre résume l’objectif prioritaire actuel du bibliothécaire, que Bertrand Calenge, directeur de l’Institut de formation des bibliothécaires, a développé en introduction à cette journée.

Dans ce nouveau contexte général, les bibliothèques « d’espaces de stockage organisés autour des documents, évoluent vers des espaces d’usages organisés autour des besoins du public ». Le document, qui était un but en soi, devient désormais un outil au service des publics, et la collection trouve sa légitimité dans l’usage qu’on en fait.

Pour répondre aux attentes du public, le bibliothécaire doit faire vivre sa collection, l’accroissant, créant des liens entre les documents par le biais de dossiers de presse, les actualisant encore et toujours selon des priorités qu’il redéfinit constamment, n’hésitant surtout pas à éliminer. La collection devient indissociable des services que gère le bibliothécaire, dont le rôle évolue vers des fonctions d’accueil, d’orientation, d’information, de médiation...

Du point de vue des lecteurs, la satisfaction des besoins passe par une demande de plus en plus forte de personnalisation des prestations. Mais est-il possible que chacun puisse répondre à tous les publics ? Se laisser guider par les seuls usages n’est pas souhaitable, pensent certains, si ce n’est en sacrifiant la variété des fonds et en risquant de désorganiser une collection. Le bibliothécaire ne doit-il pas plutôt se positionner, se fixer des priorités et utiliser la complémentarité ?

La collection et l’individu

Face à une individualisation croissante des besoins, Martine Blanc-Montmayeur, directrice de la Bibliothèque publique d’information, se demande comment montrer une organisation d’ensemble du savoir. « On ne peut pas, défend-elle, réduire la bibliothèque à des outils fonctionnels, non plus que réduire le service public à une meilleure réponse à la demande individuelle ». L’encyclopédisme fait partie des missions de service public de la bpi et se contenter de respecter les demandes du public amènerait à supprimer certaines collections peu consultées.

La réflexion sur les publics, remarque Martine Blanc-Montmayeur, est née avec le libre accès, qui a introduit la notion de collection, où une certaine vision imposée du savoir remplace la recherche œuvre après œuvre, à partir de fichiers. Avec la venue des documents virtuels, le rapport du public aux collections change à nouveau, le parcours individuel réapparaît, alors que la collection visible et l’offre collective disparaissent.

Devant cet individualisme développé par le cyberespace, Martine Blanc-Montmayeur pense qu’il est urgent et important de montrer une offre globale de la connaissance. Elle ne se sent pas prête à inverser la chaîne documentaire, c’est-à-dire à partir du public et de ses demandes pour bâtir une bibliothèque. Mais elle se reconnaît impuissante à apporter une réponse à la question de l’adéquation entre les collections et les publics.

Parvenir à un équilibre entre la constitution des collections et la satisfaction du public, c’est également ce que recherche le service de documentation régionale à la bibliothèque municipale de Lyon-Part-Dieu. A la fois exemple de constitution d’une collection cohérente sur le long terme, ce service a, en tant que bibliothèque municipale au service d’une collectivité, des comptes à rendre sur ses collections. Collecter le maximum de documents ne suffit pas, encore faut-il permettre à un public le plus large possible d’accéder à cette documentation – par le biais de catalogues, bibliographies, cd-rom, ou d’Internet...

Connaître le public

Satisfaire les besoins de l’utilisateur implique une connaissance de ces besoins. Mais, qui les définit ? s’est interrogé Bertrand de Quatrebarbes, pour qui l’intérêt collectif n’est pas une simple addition d’intérêts individuels, mais le résultat d’une prise de conscience collective. « Les citoyens sont propriétaires du service public », et c’est à ce titre que les usagers de la bibliothèque doivent être associés à la définition de leurs besoins. Car l’empathie n’est pas donnée à tout le monde, même pas aux bibliothécaires...

Mieux connaître les publics, et, par conséquent, mieux répondre à leurs attentes, font partie des préoccupations des bibliothécaires, quelle que soit la bibliothèque où ils exercent. Que ce soit par des enquêtes, complétées par des contacts établis au sein des conseils de la documentation avec les représentants étudiants et enseignants, comme l’a décrit Marie-Françoise Massal, directeur de la bibliothèque universitaire de Cergy-Pontoise. Ou par l’intermédiaire de tuteurs – qui forment un lien privilégié entre les étudiants, les professionnels de la documentation et les enseignants –, comme l’a préconisé avec beaucoup de verve Michèle Devinant, de la bibliothèque universitaire d’Orléans. Ou encore par des actions de lecture de rue, comme c’est le cas, depuis 1982, à la bibliothèque municipale de Besançon.

A travers ces exemples, il apparaît que les bibliothécaires ont de plus en plus tendance à faire appel à des médiateurs extérieurs à leur profession pour rapprocher le public des collections. Pour Bernard Cova, il est important non pas que les bibliothécaires personnalisent chaque rapport avec le public, mais qu’ils créent des liaisons avec des groupes, des amateurs qui vont démultiplier leur action en servant de lien avec les autres membres de la communauté. L’individu, constate-t-il, est perdu dans la société moderne et a besoin de repères, d’appartenir à une communauté de référence, qu’il choisira librement. C’est ce qu’il qualifie de « tribalisme post-moderne ».

L’évolution du lien social s’exprime par ce besoin d’intégration à une communauté et l’évolution des attentes des publics par une nécessaire personnalisation des prestations. Mais, à trop vouloir défendre ce qui, jusqu’alors, n’apparaissait pas comme le centre des préoccupations, ne risque-t-on pas, comme cela a été le cas dans d’autres domaines, de minorer ce qui constituait l’essence même de la profession, c’est-à-dire, en l’occurrence, les collections et leur dimension patrimoniale ? Sans vouloir défendre la « sacralisation documentaire », on peut regretter que toute nouvelle théorie ne s’impose qu’en reniant celles qui l’avaient précédée.

Les bibliothécaires, appelés à développer un nouveau rapport de la société au savoir, ne peuvent-ils le faire sans opposer organisation d’ensemble du savoir et individualisation des besoins ?