L'iFLA à Pékin

Martine Poulain

C’est en Chine que l’IFLA a choisi d’organiser sa conférence annuelle. Le choix de ce pays, connu pour tous ses manquements aux droits de l’homme, pour son non-respect de la liberté d’expression, où la censure des écrits est la règle, et qui vient de limiter gravement l’accès au réseau Internet, a suscité de nombreuses réactions, légitimes. Il a peu été question de liberté d’expression à Pékin… Certes, l’IFLA ne peut pas choisir les pays d’accueil en fonction de critères uniquement politiques – il aurait fallu, dans ce cas, n’aller ni à Moscou en 1991, ni à Cuba en 1994, ni à Istanbul en 1995… Mais cette institution internationale se devait au moins de poser comme condition auprès des pays candidats à l’accueil de ces conférences que les bibliothécaires puissent affirmer publiquement leur attachement à la liberté d’expression et en dénoncer les manquements. De telles motions ne pouvant être votées, selon les règles actuelles de fonctionnement de l’IFLA, que tous les deux ans, le gouvernement chinois n’avait, en l’occurrence, pas de souci à se faire. C’est l’an prochain, à Copenhague, qu’il sera permis de s’inquiéter de la censure des écrits et de la condamnation des auteurs…

Les réseaux

Les réflexions sur les mutations technologiques furent une fois encore importantes lors de ce congrès. T. D. Webb, de l’université d’Hawaï, a estimé que, passé la phase de bouillonnement actuelle, chaque support (imprimé, CD-Rom, services en ligne) se révélera peu à peu approprié, ou non, à un type de consultation. Le papier sera toujours idéal pour la lecture lente, approfondie, faite de retours en arrière ou pour la lecture littéraire. Le défaut du CD-Rom est son obsolescence rapide, les informations n’étant remises à jour que lorsqu’un nouveau disque est pressé. Il sera utile pour les informations « moins dynamiques ». Si l’accès en ligne est le plus performant pour des données actualisées en permanence, il n’autorise pas toujours un travail approfondi.

Le développement des réseaux oblige à une redéfinition des relations entre éditeurs et bibliothèques. T. D. Webb plaide pour un nouveau fonctionnement des bibliothécaires, travaillant directement avec les chercheurs, afin d’identifier leurs besoins. Les bibliothèques doivent créer leurs propres bases de données, spécifiquement conçues en fonction des pôles d’excellence des institutions qu’ils servent. Et T. D. Webb de citer plusieurs réalisations de ce type : la HGD (Human Genome Database), de l’université Johns Hopkins, créée et gérée par les bibliothécaires et utilisée par plus de 10 000 chercheurs dans le monde ; la BDEO (Birth Defects Encyclopedia Online) de l’université de Douvres au Massachusetts, etc. ; et bien sûr les réalisations en cours dans son université. Un tel choix oblige les bibliothécaires à être plus performants dans les procédures de recherche et plus compétents dans la discipline concernée.

Droit d’auteur et droit de copie

Emanuella Giavarra, de l’association EBLIDA (European Bureau of Library, Information and Documentation Associations), a présenté le projet ECUP : European Copyright User Platform. Le projet consiste à la fois à analyser les questions nouvelles posées au copyright par les réseaux électroniques, à déterminer une position commune des bibliothèques sur la question, à débattre avec les éditeurs pour parvenir à un code de bon usage. Ole Bronmo, directeur-adjoint de l’université Trondheim en Norvège, distingue dans les publications de recherche deux types d’écrits, posant chacun des problèmes différents quant au copyright. Dans le cas des monographies, et notamment des manuels, les auteurs ont évidemment intérêt à ce que le plus grand nombre possible d’exemplaires soient vendus. En ce qui concerne les rapports de recherche, revues, actes de conférence, l’important est la rapidité de la circulation d’un texte, souvent lu par un petit nombre de spécialistes : 50 % des demandes en littérature scientifique et technique concernent des travaux ayant moins de deux ans. Les auteurs ne sont en général pas rémunérés et doivent même dans certains cas payer pour être publiés. Les périodiques scientifiques sont achetés par les institutions qui emploient les auteurs des articles publiés dans ces mêmes revues.

Copyright et édition électronique

L’édition électronique va changer le rôle et la place de l’éditeur, et peut-être diminuer le stockage des articles sur bases de données. Ce rôle de « conservation » revient aux bibliothèques. C’est à elles de créer, plaide lui aussi Ole Bronmo, des collections électroniques dans les domaines constituant les pôles d’excellence de leur institution : « Les éditeurs seuls ne peuvent pas répondre aux besoins de l’utilisateur final dans des domaines aussi spécialisés ». On ne connaît pas avec suffisamment de précision les incidences de la photocopie sur la baisse de la vente des livres, estime-t-il. Sans photocopie, il y aurait sans doute « des changements dans les méthodes d’enseignement, un usage plus grand des bibliothèques, moins de liberté dans le choix des thèmes, une concentration sur quelques travaux standards, etc. ». La reproduction à usage privé ne pénalise pas les auteurs.

La photocopie peut être grossièrement classée en trois catégories : celle qui rend plus performant le travail quotidien d’une personne (photocopier pour un chercheur un article qu’il va lire chez lui) ; celle qui rend ce même travail quotidien plus aisé à plusieurs personnes utilisant le même document (en ce cas, la photocopie est effectivement une substitution à l’achat, mais les effets financiers réels de cette substitution n’ont pas été évalués) ; celle qui sert à l’enseignant pour faire travailler ses étudiants. La réglementation doit alors prendre en compte le fait que ces photocopies sont des documents de travail et qu’elles ne sont pas toutes des substituts à l’achat.

L’édition électronique ne change pas fondamentalement le sens des pratiques. La législation qui régira l’accès aux documents électroniques ne doit pas être plus restrictive ni plus onéreuse que celle qui régit actuellement l’accès à l’imprimé : « Les technologies modernes offrent l’opportunité de réduire les coûts de distribution, tout en continuant à rémunérer les ayants droit ». Il ne faudrait pas que des « juristes excités » en profitent pour créer un système rigide et super-protectionniste, qui entrave la diffusion des informations.

Gestion électronique des droits

Graham Cornish, en charge du programme d’Accès universel aux publications de l’IFLA, a lui aussi évoqué la question, en analysant les points de vue et besoins des différents acteurs de la chaîne électronique. Il a présenté les projets CITED (Copyright in Transmitted Electronic Documents) et COPICAT ( Copyright Ownership in Computer Assisted Training). Tous deux visent à organiser le copyright électronique, en protégeant les droits des acteurs de la chaîne, tout en favorisant la diffusion des documents. CITED serait, peu ou prou, un système permettant une gestion unique, et bien sûr automatique, des différents ayants droit. L’utilisateur aurait une carte de crédit et paierait selon l’usage. Graham Cornish plaide pour une forme de réalisme. Si l’électronique peut être vécue comme un rêve par les propriétaires du document, comme un cauchemar par les bibliothécaires et les usagers, puisqu’il autorise un contrôle total de la diffusion, pour le « travailleur » de l’information, c’est simplement une nouvelle réalité qui nécessite de nouvelles réponses.

Les bibliothèques chinoises

De nombreuses contributions furent bien sûr consacrées à la situation des bibliothèques chinoises. Comment faire confiance à ce qui y est dit dans le contexte politique actuel ? Comment croire, comme le dit un collègue chinois, que « depuis la Troisième session plénière du onzième comité central du Parti communiste, un changement aussi fort qu’un tremblement de terre a commencé en Chine ». Aucune contribution ne manquait de souligner que le développement des bibliothèques avait commencé… en 1949, avec l’arrivée du même Parti communiste chinois au pouvoir… Le professeur Gao Jisheng, de l’École d’architecture de l’université de Tsinghua proposait une histoire des constructions de bibliothèques, qui épousait exactement l’histoire officielle de la Chine populaire : 1949-1957, la reconstruction ; 1958-1965, le grand bond en avant ; 1966-1976, le désordre de la révolution culturelle et la destruction de bibliothèques ; de 1977 à aujourd’hui, l’ouverture et l’éclosion des constructions, adoptant le libre accès, ouvertes aux enfants et aux jeunes…

Une fois ces révérences faites, apparaissent pour qui sait lire entre les lignes une réalité plus nuancée. Nombre de contributions ne manquaient pas d’exposer le chemin qui reste à parcourir pour doter la Chine de bibliothèques en nombre et en qualité suffisants.

Un collègue notait pas exemple à quel point était insuffisante l’offre de bibliothèques publiques dans un pays qui compte 1,2 milliard d’habitants… et soulignait l’état de sous-développement éducatif et culturel qui sévit dans les campagnes.

Quand la Chine s’éveillera

Le nombre de mètres carrés de bibliothèques construits au cours des dernières années est effectivement encourageant. Les fleurons de ce building boom furent présentés. La nouvelle bibliothèque publique de Pékin, d’une surface de 140 000 m2, riche de 20 millions de volumes, offrant 2 000 places assises en est un exemple. La nouvelle bibliothèque publique de Shanghaï, en voie d’achèvement, en est un autre. Wu Jianzhong, membre de l’équipe dirigeante de cette bibliothèque, a expliqué les principales étapes du projet, dont la première pierre a été posée en mars 1993 et qui doit ouvrir en décembre de cette année. Le bâtiment est commun à l’Institut d’information scientifique et technique de Shanghaï (ISTIS). Les collections s’élèvent à 10 millions de volumes pour la bibliothèque et à 30 millions de documents pour l’ISTIS. Un million de documents seront offerts en libre accès dans 23 grandes salles de lecture. L’offre de documents des deux institutions ne se fera pas de manière séparée ; ceux-ci pourront être demandés par les usagers selon leurs besoins. Le rangement dans les magasins sera fonction de l’usage : les documents les plus demandés aux étages les plus bas, les documents les moins demandés, dans les étages supérieurs… Voilà qui n’est pas sans évoquer quelque souvenir à des oreilles françaises… La bibliothèque offrira 3 000 places de lecture, 24 ensembles de carrels pour de petits groupes de travail. Catalogue informatisé, offre de CD-Rom et de textes numérisés : tous les ingrédients de la bibliothèque virtuelle se préparent.

L’incendie de la Cité interdite

Si l’on vanta les mérites de l’« ouverture » actuelle, qui voit les Chinois se lancer avec frénésie dans l’économie capitaliste et investir à toute allure le marché technologique, on évoqua aussi la richesse de son passé culturel et de ses collections anciennes. Pei Zhaoyun, du Centre de microfilm pour les bibliothèques, créé au milieu des années 80, donna un état des opérations de restauration et de reproduction du patrimoine chinois. En 1994, le Centre avait reproduit sur microformes 19 720 volumes de journaux, 20 737 livres anciens, 6 229 revues anciennes. Lui aussi insistait sur l’urgence de la tâche et l’importance des collections à l’abandon.

Don Davis, rédacteur en chef de la revue Libraries and Culture, et Cheng Huanwen, de l’université Zhongshan, évoquaient, eux, un épisode méconnu de l’histoire de la Chine : l’incendie de la bibliothèque de l’Académie Hanlin (Hanlin Yuan), durant le siège de Pékin par les Boxers, en révolte contre les puissances occidentales en 1899-1900. L’incendie ravagea alors la bibliothèque, qui contenait « la quintessence du savoir chinois, la plus vieille et la plus riche bibliothèque du monde ». Qui furent les incendiaires ? Les versions diffèrent. Pour les Chinois, ce sont les Britanniques. Pour les Britanniques, les Boxers. Belle illustration, en tout cas, estime Don Davis, de la fragilité des cultures imprimées, de la manière dont une bibliothèque peut être perçue pendant une révolution politique, symbole pour les uns d’une culture ancienne à rejeter, moins importante pour les autres que le maintien de leur propre domination. Le choc entre l’ancien monde (la millénaire civilisation chinoise) et le nouveau monde (les puissances occidentales) s’est traduit par l’incendie d’une bibliothèque, souligne Don Davis. Le mythe d’Alexandrie nous poursuivra toujours…