Bibliothèques et médiation
Annie Garden
La bibliothèque municipale de Lyon organisait le 9 mai dernier une journée d’étude, intitulée « Bibliothèques et médiation », qui tentait de faire le bilan de plusieurs expériences de médiation menées en bibliothèques ou dans d’autres services publics.
Des pistes de réflexion concernant la fonction, le rôle, le statut, l’avenir des médiateurs furent ouvertes par différents intervenants – sociologues, bibliothécaires, médiateurs eux-mêmes – qui ont cherché à clarifier la notion de médiation, et à savoir si elle était phénomène de mode ou nécessité sociale.
Un enjeu prioritaire
Comme l’a exprimé Denis Drouxe, adjoint au maire de Lyon, la médiation « représente en cette fin de XXe siècle la question clef de toute politique culturelle. Comment intégrer les différences et promouvoir chaque individu au sein d’une même communauté ? Tel est aujourd’hui l’enjeu prioritaire de toute action culturelle ».
Les bibliothèques municipales (BM) sont au cœur du débat. Parce qu’elles comptent parmi les rares lieux de convivialité ouverts à tous, elles jouent un rôle structurant au sein de nombreux quartiers. Porteuses de savoir encyclopédique, elles offrent les points de repère dont notre société a besoin, mais sont aussi des lieux confrontés à la trop fameuse fracture sociale, car s’y rencontrent « ceux qui savent et ceux qui ne savent pas ».
L’accueil de nouveaux publics (chômeurs, jeunes en situation d’échec scolaire...) et la prise en compte de nouveaux modes d’appropriation a suscité, depuis plusieurs années, remises en question, réflexions et expérimentations aussi bien sur le terrain, au sein des équipes de bibliothécaires, qu’au ministère de la Culture. Jean-Claude Van Dam, de la Direction du livre et de la lecture (DLL), rappelait que, malgré le doublement des moyens des bibliothèques de lecture publique (surfaces, personnels, collections) de 1973 à 1995, le pourcentage d’inscrits n’est passé que de 13 à 18 % de la population. Si l’on veut toucher les catégories de personnes les plus éloignées de la culture et de la lecture, il faut développer les actions de proximité, les partenariats, les actions hors les murs, et en même temps, développer la médiation entre publics et œuvres, entre publics et institutions, entre publics et collections organisées.
C’est ainsi que la DLL s’est engagée en 1991 dans une première expérience de médiateurs du livre, en collaboration avec l’association ATD Quart-Monde. Cette expérience, relevant d’une approche communautaire des problèmes, visait à la fois la prise en considération d’un public spécifique et l’insertion sociale de jeunes issus des milieux les plus défavorisés.
Une politique d’ouverture
Aujourd’hui, la DLL entend pratiquer une politique de diversification, d’élargissement et d’ouverture : autres partenariats, autres profils de recrutement. Il s’agit de mettre en place une formation qualifiante pour les médiateurs et une formation à la médiation du livre pour tous les acteurs (bibliothécaires ou intervenants sociaux), de soutenir un projet global et cohérent qui rassemblerait partenaires institutionnels de la lecture publique, éducation nationale et associations au sein d’un plan pour le livre et la lecture.
Anne Kupiec, du département Métiers du livre de l’université de Paris X, dressait un bilan positif de l’expérience ATD/DLL. Sur quinze jeunes qui ont suivi pendant deux ans une formation en alternance, douze sont en poste en 1994. Tous travaillent au sein d’une BM. Leur rôle essentiel est d’animer des bibliothèques de rue ; leur public majoritaire est celui des 6-12 ans. S’il persiste des difficultés lors de « l’intrusion » d’un médiateur au sein des équipes de bibliothécaires, leur action est maintenant bien perçue et a entraîné une modification des politiques d’acquisition, un aménagement du règlement, ainsi qu’une augmentation des nouveaux publics.
Les activités des médiateurs sont incluses dans le projet des bibliothèques. Leur spécificité est relative, mais ils ont surtout un regard neutre sur les publics, un regard qui ne juge pas. Les médiateurs sollicités pour définir le profil nécessaire ont placé au premier plan les connaissances et les qualités humaines, le fait d’être jeune et issu d’un quartier défavorisé et ont insisté sur la nécessité d’une formation au livre.
Pour Anne Kupiec, la médiation est une fonction qui fait partie d’une politique de développement de la lecture, dont la bibliothèque a l’entière maîtrise. Il faut tendre vers une conception globale de la médiation à la fois in et off, dans une perspective qui prenne en compte la diversité des publics, car la bibliothèque doit continuer à les accueillir tous et à ouvrir à chacun la voie de l’autonomie et de l’émancipation.
C’est bien ainsi que Johnny Méjean, médiateur à Vaulx-en-Velin, conçoit son action. Il tient à souligner que le médiateur n’est pas l’homme magique. S’il est à l’écoute de tout le monde, son souci va vers les exclus, afin que ceux-ci puissent un jour trouver leur place dans la société et découvrir comme lui le bonheur de lire. Marguerite Backes, de la BM de Vaulx-en-Velin, reconnaît que le rôle spécifique du médiateur se situe dans le lien qu’il assure avec les familles des enfants qu’il rencontre dans la rue, grâce à ses qualités humaines et à son feeling.
D’autres bibliothèques, comme la BM de Bron, ont choisi d’inscrire la fonction de médiation dans une politique large d’animations visant le développement de la lecture. Tout en reconnaissant que l’animation est une réponse plus collective, Véronique Bouchard montre comment l’effort de médiation est pris en compte par l’ensemble de l’équipe des bibliothécaires et par les élus de la ville qui ont mis en place des stages de formation pour le personnel, afin de les aider à gérer les conflits et à accueillir des publics difficiles. Ainsi les problèmes sont mis à distance et la relation peut s’établir ou se rétablir. Une bibliothécaire mène des actions hors les murs, ce qui permet de mieux intégrer la bibliothèque à la vie du quartier.
L’expérience lyonnaise
Pour développer l’action de la BM de Lyon en matière d’intégration sociale, Patrick Bazin, son directeur, et la ville de Lyon ont choisi de créer en 1994 des postes de médiateurs dans les bibliothèques des quartiers dits sensibles, où les situations de tension étaient devenues permanentes.
Le rôle des médiateurs (onze au total pour un réseau de quinze bibliothèques accueillant deux millions de personnes par an) est non seulement de relayer les bibliothécaires en accueillant et accompagnant individuellement les publics en difficulté, mais aussi de réguler les flux de jeunes en favorisant une réelle appropriation des lieux.
Les médiateurs sont là pour expliquer et ré-expliquer le fonctionnement, pour aider à l’expression de la demande, pour accompagner et orienter le visiteur dans sa recherche. Ils assurent également le relais entre la bibliothèque et les populations plus éloignées en se déplaçant au pied des immeubles, dans les centres de PMI (protection maternelle et infantile), ou dans les foyers de sans-abris. Les onze médiateurs, recrutés parmi des chômeurs de longue durée pour leurs qualités relationnelles, pour leur expérience en milieu associatif et pour leur goût du livre, ont su faire preuve d’imagination et de compétences, ce qui leur a permis de trouver rapidement leur place au sein des équipes de bibliothécaires.
Leur disponibilité, leur regard neutre et neuf, leur sens du contact leur permettent de développer une politique de la lecture mieux adaptée. Il est souhaitable aujourd’hui que cette fonction spécifique ait une vraie reconnaissance professionnelle, avec définition de statuts particuliers et de formation appropriée.
Histoire de la médiation
Le débat s’est ensuite élargi à d’autres services publics qui ont mis en place des médiateurs et des services de médiation de proximité.
Véronique Terkmani, médiatrice de la ville de Saint-Fons, chargée en particulier des problèmes de relation entre le monde scolaire et les familles d’origine étrangère, pose une question fondamentale : comment gérer dans la cité des groupes ayant des histoires différentes, sans que les uns et les autres se sentent lésés ?
Gilles Reydellet, responsable de PIMMS (point d’information, médiation, multiservices), explique comment trois entreprises publiques : EDF/GDF, la poste, les TCL (transports en commun lyonnais), ont créé une association qui a pour objectif d’améliorer la relation entre les habitants d’un quartier et les services publics en informant, conseillant, orientant et accompagnant les personnes en situation de difficulté ou de conflit. L’association emploie de jeunes médiateurs en formation alternée qui travaillent dans cet espace non institutionnel où sont préservées convivialité et neutralité.
Jean-Pierre Bonafé-Schmitt, sociologue à l’université de Lyon 2, peut alors tout à propos faire un bilan de la notion de médiation, telle qu’elle est apparue dans les années 70 et telle qu’elle est ressentie plus ou moins positivement dans les divers milieux professionnels. La médiation est aujourd’hui au cœur de nombreuses initiatives des pouvoirs publics, conscients d’un dysfonctionnement. Médiateur de la République, médiation pénale, médiation familiale, médiateur de quartier, médiateur du livre... il devient nécessaire de s’interroger sur ce foisonnement et de clarifier si possible ce qui devient un brouillage de l’identité professionnelle.
La médiation est-elle un métier ou une activité ? Pour Jean-Pierre Bonafé-Schmitt, il ne peut y avoir confiscation de la médiation par les médiateurs. Mais, quand la famille, l’école, les institutions sont en crise, on a besoin d’un tiers impartial et indépendant, de recréer des lieux de régulation et de socialisation, de restituer à chacun une autonomie. Médiateur, est-ce un métier ou une compétence ? Il y a aujourd’hui plusieurs diplômes universitaires de médiation. Et il faut sans doute tendre à définir une identité minimale et un statut spécifique du médiateur.
Nécessité sociale
C’est à Alain Touraine, sociologue, qu’est revenue la tâche de conclure cette journée en replaçant notre réflexion de professionnels dans le champ de l’analyse sociale. « Nous sommes tous intellectuellement ennuyés », « nous ne savons pas très bien quoi faire politiquement, institutionnellement des réalités que sont aujourd’hui l’exclusion, la marginalisation, la dualisation, la fameuse fracture sociale ». Nous devons donc « bricoler » comme « la nature bricole », dira-t-il, se référant à François Jacob.
Comment aujourd’hui recréer du lien social entre un monde public – celui des flux économiques –, et un monde privé – qui est de plus en plus le monde des identités fragmentées ? Comment jeter des ponts entre les gens du dedans – ceux qui participent encore à la production –, et ceux du dehors – ceux qui en sont exclus (30 à 50 % de nos sociétés européennes) ?
Nous sommes passés d’une vision verticale de la société – ceux qui sont en haut et ceux qui sont en bas –, à une vision horizontale – ceux qui sont in et ceux qui sont out. Les exclus ne sont plus acteurs de la vie sociale. Le phénomène majeur de notre présent, c’est la désocialisation et l’impératif social prioritaire doit être de rendre chacun acteur de sa propre vie. Pour aider les gens à gérer leur relation à l’universel, il faut prendre en charge l’histoire de la vie et les caractéristiques du groupe.
Entre l’univers de la technique et l’univers des identités, entre le monde des ordinateurs et le monde des affects, il faut des passeurs, des go between, des médiateurs. La ré-association entre ces deux mondes, qui dérivent de plus en plus loin l’un de l’autre, ne peut se faire que dans la vie individuelle, grâce à des médiateurs qui sauront favoriser la reconstruction de l’individu social. Et c’est à partir du moment où nous aurons reconstruit des acteurs sociaux que la machine sociale pourra se remettre en marche. Alain Touraine conclut en se félicitant du fait qu’une administration publique telle qu’une bibliothèque municipale soit sensible à ce problème.