Imagerie de la lecture

exploration d'un patrimoine millénaire de l'Occident

par Martine Poulain

Fritz Nies

Paris : PUF, 1995. - 309 p. ; 22 cm. - (Perspectives littéraires). ISBN 2-13-046463-7 198 F

Fritz Nies, professeur de littératures romanes à l'université de Düsseldorf, s'est livré à l'analyse d'un corpus de 4 000 images représentant des scènes de lecture dans la peinture, mais aussi dans l'estampe, la photographie, l'affiche, la carte postale, l'illustration de tout type, et même le timbre-poste... Si l'iconographie rassemblée parcourt les siècles, elle est avant tout originaire d'Europe occidentale, notamment de France et d'Allemagne.

A travers les siècles

En analysant cette iconographie, l'auteur cherche à dresser une typologie qui mette à jour les usages sociaux de la lecture que révèlent ces mises en scène. S'il ne veut pas faire oeuvre d'historien de l'art, Fritz Nies affirme pourtant à quel point « 'image que tel ou tel document donne du lecteur est déterminée, pour un bonne part, par son appartenance à un genre artistique et par les fins que ce genre poursuit ». Un premier constat qui rejoint entièrement celui qui avait pu être fait lors d'une étude des représentations de la lecture dans l'iconographie française au XXe siècle 1.

Le Moyen Age fait, on le sait, une place de choix à l'image, média de communication par excellence envers une population en majorité analphabète. La lecture y est très souvent représentée, associée qu'elle est au christianisme et à la Bible. Mais le livre et la lecture ne sont pas que l'apanage des saints, des Pères de l'Église ou encore des clercs. On trouve aussi représentées des scènes d'instruction.

Le livre sera, au XVIe siècle, l'attribut obligé du portrait. Une présence du livre et de la lecture plus forte encore dans l'iconographie liée à la Réforme. Si lire demeure alors en général un acte solitaire, il n'en sera plus de même au XVIIe siècle, estime Fritz Nies : l'iconographie montre l'existence de lecture en présence d'autrui, d'une lecture en société, associée à la conversation. Les bibliothèques présentes dans les portraits s'accroissent, le livre change d'aspect. Il est aussi l'un des attributs essentiels des Vanités, si fréquentes à l'époque : « Se remémorer ainsi inlassablement que toute lecture doit servir de préparation à la mort, que cette préparation ne doit souffrir, en lectures inutiles, aucune perte d'un temps compté, est la traduction iconographique des angoisses typiques de l'époque ».

Aux XVIIIe et XIXe siècles, les représentations du livre et de la lecture témoignent de sa banalisation croissante, de l'élargissement de ses usages sociaux : lecture en famille ou entre amis, lectures à voix haute. La représentation des femmes lectrices, la sensualité supposée émaner de la lectrice et du roman qu'elle lit deviennent un thème fréquent. Une lecture sexuée que renforcent encore les images récurrentes des objets de lecture : aux femmes le livre, et, majoritairement, le roman. ; aux hommes, le journal. Les catégories sociales s'élargissent, tout comme s'étendent à l'infini les lieux de lecture : du lit aux transports en commun.

Transversales

Après ce parcours explicitant les grandes scansions chronologiques, Fritz Nies invite à un retour transversal sur ces représentations.Comment le lecteur est-il habillé ? Où lit-il ? Quel environnement accompagne sa lecture ? Quand lit-il ? Et surtout, quel sens est donné à la lecture par ces contextes ? Est-elle paresse ? Est-elle action ? Est-elle introspection ?

Dressant le profil de quelques lecteurs-types, Fritz Nies passe en revue les grandes caractéristiques des représentations de figures archétypiques, de la Vierge à certains hommes d'Etat.

Plaidant pour l'intérêt de l'approche qu'il présente, Fritz Nies estime que de telles investigations et analyses complètent utilement les travaux d'histoire et de sociologie de la lecture, dont elles peuvent même infléchir certaines propositions. On peut être pleinement d'accord avec le projet de Fritz Nies et appeler cependant à une certaine réserve quant à l'utilisation directement sociologique d'un matériau iconographique, dont le statut même, revendiquant une forme d'autonomie avec le réel, ne se veut que partiellement un témoignage formel de ce réel. Traiter ce matériau comme un reportage sur les moeurs d'un temps peut conduire à commettre une erreur : celle de méconnaître que l'artiste lui-même est enserré dans les représentations dominantes de son temps, dans leurs présupposés et leurs valeurs.

Ce que livre l'artiste est aussi du domaine du représenté, de la croyance, autant que trace sans faille d'un supposé réel.

  1. (retour)↑  Martine Poulain, « Scènes de lecture dans la peinture, la photo et l'affiche », Discours sur la lecture (1880-1980), par Anne-Marie Chartier et Jean Hebrard, Paris, Bibliothèque publique d'information, 1989 (Collection Etudes et Recherche).