L'exception culturelle. Culture et pouvoirs sous la Ve République

par Martine Poulain

Jacques Rigaud

Paris : Grasset, 1995. - 298 p. ; 23 cm. ISBN 2-246-51431-2. 120 F.

Jacques Rigaud, patron de RTL, occupa, on le sait, des fonctions importantes au ministère de la Culture, puisqu'il fut directeur de cabinet de Jacques Duhamel. Une vie tout entière consacrée à la culture et à l'information lui a donné, à diverses reprises, l'occasion de proposer ses réflexions sur le sujet. L'un de ses essais « La culture pour vivre » 1 avait, lors de sa parution, fait date.

L'exception culturelle est divisée en deux parties majeures. La première rappelle à grands traits les principales tendances des politiques culturelles depuis André Malraux. La seconde analyse les spécificités françaises, en cerne les limites et les insuffisances et propose de nouvelles façons de penser et de gérer les politiques culturelles.

Essai d'histoire culturelle

Soulignant la place qu'a toujours occupé la culture dans les initiatives de l'Etat, même sous l'Ancien Régime, Jacques Rigaud reconnaît au Front populaire, à Jean Zay et à Léo Lagrange d'avoir esquissé une véritable politique culturelle. Il rend également hommage à l'action de Jeanne Laurent en faveur de la décentralisation théâtrale et rappelle dans quelles circonstances fut créé en 1959 le ministère des Affaires culturelles. Soulignant les initiatives positives prises par Malraux et son équipe, il estime que deux réalisations sont notamment à mettre à l'actif de cette politique : les maisons de la culture d'une part ; la politique de la musique, de l'autre. Mais il décèle pourtant trois rendez-vous manqués.

L'action socioculturelle, les liens avec l'éducation nationale comme avec la télévision sont considérés comme insuffisants par l'auteur : « Par bien des aspects, le bilan de l'administration de Malraux est sombre ou du moins en demi-teinte. Inspirations justes bientôt dévoyées, occasions manquées, hésitations, brutalités, maladresses, défaillances de la gestion, isolement, sont à mettre en parallèle avec une grande inspiration et bon nombre d'actions ambitieuses et novatrices ».

Pas moins de huit ministres vont se succéder entre 1969 et 1981. Jacques Rigaud s'arrête surtout à l'oeuvre de Jacques Duhamel et rend hommage à Michel Guy. De l'action de Jacques Duhamel, il retient par exemple la création du Fonds d'intervention culturelle, d'un Conseil du développement culturel, ou encore la construction du Centre Georges- Pompidou, décision, on le sait, du Président lui-même. Jacques Rigaud rappelle que la Direction des musées de France fut « délibérément tenue à l'écart » du projet, ce qui n'est pas sans évoquer la mise en oeuvre de la Bibliothèque de France.

La politique de Jack Lang est jugée comme étant en continuité avec celle de ses prédécesseurs. A son actif, selon Jacques Rigaud : la loi sur le prix unique du livre, la politique de la musique et notamment son ouverture à tous les genres, manifeste par exemple, par la création de la Fête de la musique, les travaux du Grand Louvre. Le quasi-doublement du budget du ministère de la Culture, aura, toutefois, bien du mal à arriver aux fameux 1 % du budget total de l'Etat. Choix révélateurs des forces et des limites de la politique de Jack Lang : « Une assise réelle, et croissante dans l'opinion, un puissant effort d'investissement culturel, des moyens accrus donnés au ministère pour accomplir ses multiples missions et pour soutenir à la fois la création et de nombreux relais de la diffusion culturelle, une attention soutenue, et parfois complaisante, aux intérêts des professions culturelles et, brochant sur le tout un esprit d'initiative omniprésent, un style à la fois décontracté et flamboyant, et la bonne conscience d'une gauche qui, persuadée d'avoir la confiance des intellectuels et des artistes et d'être habilitée à parler en leur nom, ne voit plus de limites à la légitimité de l'intervention d'un pouvoir qu'elle détient dans le domaine de la culture ».

Comparaisons et lacunes

Comparant les politiques culturelles françaises à celles de ses voisins européens, Jacques Rigaud en souligne l'un des paradoxes : l'Etat y est fortement présent et mène une politique qui n'est pas nécessairement plus exceptionnelle que celle que mènent ses voisins britanniques qui ne se sont jamais dotés d'un ministère de la Culture. Pour autant l'auteur ne partage pas les anathèmes de Marc Fumaroli envers l'Etat culturel 2 Les lacunes, Jacques Rigaud les voit surtout dans une forme d'oubli du public. S'il conteste les analyses sociologiques sur les échecs de la démocratisation de la culture 3, il estime pourtant que le public est le grand oublié des politiques culturelles récentes, et notamment de l'époque Lang : « Il en est résulté la conviction, désastreuse à mes yeux, que les industries culturelles et les circuits d'équipement et de consommation qu'elles engendraient, étaient destinés à devenir la voix royale du développement culturel », donnant à l'audiovisuel le rôle de ferment du partage social. Erreur funeste, responsable de l'échec de l'action culturelle, selon l'auteur.

Autre lacune : l'administration même du ministère. Un ministère victime de son succès, qui passe son temps à gérer, à répartir des subventions, alors qu'il était né « pour lancer des idées ». Celui-ci devrait « se concentrer sur des tâches de conception, d'orientation générale et aussi d'inspection ». Certains des hauts responsables ne sont pas loin, selon l'auteur, d'estimer que le ministère est dans un état « d'inconsistance de la pensée en matière de politique culturelle ».

Propositions

D'où quelques propositions de réorganisation, dont Jacques Rigaud est en train de penser la mise en oeuvre, puisque, à la suite de la publication de cet ouvrage, le ministre de la Culture Philippe Douste-Blazy l'a chargé d'une réflexion sur les structures du ministère. Ce qu'il envisage, ce n'est ni plus ni moins que la disparition du ministère, dont les responsabilités seraient, pour être mieux intégrées dans l'ensemble des actions de l'Etat français, réparties entre les diverses administrations. Jacques Rigaud n'ignore pas à quel point sa proposition est iconoclaste et l'on sait qu'il n'est pas un partisan du libéralisme sauvage. C'est pourquoi il souligne que devrait être maintenu dans l'Etat « un lieu reconnu, rayonnant, incontesté, au carrefour de toutes les disciplines de la culture vivante et d'où une parole puisse être émise, fortement, afin que la culture ait sa place, toute sa place, dans un projet politique digne de ce nom ». Un tel lieu ressemble comme un frère à une Direction du développement culturel ressuscitée et renforcée.

Pour autant, on peut s'interroger sur cette proposition, dont le ministre Philippe Douste-Blazy s'est peut-être inspiré pour créer la récente Fondation pour le patrimoine. L'exemple anglais n'est pas très encourageant, contrairement à ce qu'affirme Jacques Rigaud, la Culture ayant été complètement déshéritée lors des années thatchériennes.

La solution n'est-elle pas plutôt dans la poursuite du processus de décentralisation, qui sache en corriger et en prévenir les effets pervers, et qui soit apte effectivement à rendre à une administration qui doit rester légère, sa capacité d'impulsion ?

  1. (retour)↑  La Culture pour vivre, Paris, Gallimard, 1975.
  2. (retour)↑  L'Etat culturel, essai sur une religion moderne, Paris, Editions de Fallois, 1990.
  3. (retour)↑  Et notamment celles d'Olivier DONNAT et Denis COGNEAU dans Les Pratiques culturelles des Français 1973-1989, Paris, La Découverte, La Documentation française, 1990.