L'usager dans la bibliothèque

Autonomie et dépendance

Christophe Pavlidès

En co-organisant à l'Université de Nice-Sophia Antipolis, avec des confrères britanniques de la Library Association, le colloque « L'usager dans la bibliothèque, autonomie et dépendance » (7-9 septembre 1995), l'ABF, à travers sa section étude et recherche, a démontré une nouvelle fois que la coopération internationale professionnelle ne passe pas uniquement par les « grand-messes » de l'IFLA : devant 140 participants venus de l'une et l'autre rive de la Manche, Anne-Françoise Bonnardel a pu rappeler combien cette rencontre, après celles d'Exeter, de Caen et d'Aberdeen, s'inscrivait dans une continuité de dix ans entre les deux associations.

LE CONTEXTE UNIVERSITAIRE

Centrer la réflexion sur l'usager est séduisant, mais la démarche suppose la constitution d'outils de méthode. Huguette Rigot montre qu'une réelle typologie des pratiques (et non une simple classification hiérarchisée) suggère la « disparition d'un paradigme documentaire ». Le contexte universitaire britannique, tel que le décrit Graham Bulpitt (Sheffield Hallam University), présente des similitudes avec le contexte français, par exemple le doublement en quinze ans des effectifs, accompagné de fortes disparités socio-culturelles ; aussi les recommandations du rapport Follett (1993) concernant les bibliothèques ont - logiquement - une parenté avec le rapport Miquel : étendre les horaires, construire, développer les réseaux et l'accès à distance, promouvoir le tutorat... En revanche le gouvernement britannique semble vouloir freiner le développement quantitatif de l'enseignement supérieur.

Au-delà de ces éléments généraux de contexte, des études locales existent. L'enquête sur l'utilisation de la BU de Nice date déjà de 1992, comme le rappellent ses maîtres d'oeuvre, Jean-Luc Primon et Cécile Robert, et ses résultats sont parfois caricaturaux (l'étudiant qui vient à la BU pour la chaise et la table...). On les comparera à ceux d'enquêtes plus récentes - de plus en plus nombreuses - dans lesquelles Stéphane Wahnich (SCP communication) voit notamment la traduction d'une différenciation croissante entre « ce qu'il y a en bibliothèque et ce qu'on y cherche » : la fonction de socialisation de l'étudiant passe parfois avant la fonction documentaire, n'en déplaise au bibliothécaire... et à l'universitaire : « Les enseignants sont mauvais prescripteurs, parce qu'ils ne se pensent pas prescripteurs ».

Forts de ce constat, certains universitaires commencent d'ailleurs à admettre leur part de responsabilité dans ce malentendu bien français entre université et bibliothèque ; à charge pour eux d'intégrer la formation à la pratique documentaire au coeur des cursus, qui s'y prêtent parfois à merveille, comme l'ont souligné François d'Arcy et Andrée Verdiel de l'Institut d'études politiques de Grenoble. Ces cas trop rares de symbiose sont en revanche la norme en Grande-Bretagne, comme l'ont illustré Ian Butchart et Barbara McGuinness, de l'Université de Teesside.

PUBLICS ESPERES, PUBLICS REELS

La situation est plus complexe dans le cas des bibliothèques françaises hors de l'Université que sont la BPI et la future BNF à Tolbiac : leur public varié, non « captif », justifie peut-être plus encore les études qui lui sont consacrées, et, en même temps, une prudence frappante dans le commentaire qu'en font leurs apologistes. A Beaubourg, la formation à la documentation et à ses nouvelles technologies s'est développée depuis plusieurs années, comme le rappellent Raymonde Courrière et Dominique Baude, mais rencontre un écho limité en terme de nombre d'usagers touchés. En outre, l'absence de « retour » de la part des personnes formées relativise toute analyse. En ce qui concerne la BNF, Daniel Renoult rappelle les principaux éléments de l'enquête de 1992 sur le public de la BN * ; sur les utilisateurs de Tolbiac dans un futur proche, on dispose déjà de tendances « lourdes » et les plus grandes incertitudes concernent surtout le public des nouveaux départements (sciences et techniques, sciences politiques, juridiques, économiques, ainsi que le département de l'audiovisuel), les usages de la collection numérisée, et l'influence des facteurs externes : la synchronisation incertaine entre l'ouverture de Tolbiac et le développement du quartier, par exemple.

Henry Heaney, bibliothécaire à l'Université de Glasgow, en montrant une fois encore à quel point la formation de l'usager à la documentation est intégrée au cursus britannique, rappelle que la formation est toujours un « two-way process » interactif entre l'enseignant et l'enseigné, en l'occurrence entre le bibliothécaire formateur et l'usager. Mais la formation de l'usager, c'est bien sûr, aussi, la formation à Internet, réseau présenté par Hervé Le Crosnier (Université de Caen) : pour développer le réseau, les Britanniques appliquent une véritable planification nationale, à laquelle est affecté un fonds, dit « Follett », de 8 millions de livres sterling pour trois ans (Derek Law, King's College, Londres).

LE ROLE DU BIBLIOTHECAIRE

Quel est alors le rôle spécifique du bibliothécaire ? Pour Pierre Pelou (Nations Unies, Genève), ce peut être le développement de produits multimédias destinés à élargir l'écho de l'institution. En tout état de cause, les différents ateliers du colloque, consacrés aux nouvelles pratiques, montrent que, face à de nouveaux objets (Internet, le PLAO), les problématiques restent au fond les mêmes (Comment former les étudiants de premier cycle ? Quel guide de la bibliothèque proposer ? Comment monter un service de références ?). Ce qui change, c'est la diversité croissante des usages et des usagers.

A cette diversité répond habilement, en table ronde de fin de colloque, une diversité d'intervenants : tandis que Pierre Le Loarer (société GSI ERLI) exploite les non-réponses dans la recherche documentaire sur Opac, Alain Guyomarch (European Institute, London School of Economics) témoigne de son usage de la bibliothèque... où il ne va jamais, puisqu'il y accède de son bureau ; tout autre est l'approche de Susie Morgenstern, écrivain pour enfants, qui n'aime que les fiches cartonnées et les bibliothécaires qui disent bonjour... Michel Melot voit à juste titre un grand écart entre la « normalisation nécessaire » (notamment juridique, concernant l'accès au document) et la réponse à une demande de plus en plus personnalisée.

A ce stade, les conclusions pratiques d'un tel colloque confortent le paradoxe : plus la bibliothèque modernise le service à l'usager, et plus le lecteur-type, enfin reconnu, disparaît pourtant au profit d'une palette d'usagers allant du plus autonome, retranché dans son carrel, voire son bureau, au plus dépendant, appelant au secours au fond des fichiers. Il faudra peut-être inventer de nouveaux bibliothécaires pour gérer cette mosaïque d'usages, mais c'est une autre histoire... Et la confrontation avec l'expérience de nos confrères d'outre-Manche, si elle confirme les constats, donne également des pistes prometteuses.