Les Éditions de Minuit, 1942-1955

le devoir d'insoumission.

par Jean-Claude Utard

Anne Simonin

Paris : IMEC Éditions, 1994. – 592 p. ; 24 cm. – (L’Édition contemporaine). ISBN 2-908295-20-2 : 220 F

Les Éditions de Minuit sont quasi mythiques. Issues de la Résistance, elles existent encore après avoir formé et accompagné plusieurs générations de lecteurs et de livres. Le combat clandestin des lecteurs de Vercors, la découverte du nouveau roman dès le début des années 50, l’engagement militant contre la guerre d’Algérie à la fin de cette même décennie, l’engouement pour les sciences sociales au tournant des années 1960-1970, un certain renouveau, enfin, du roman français contemporain (Jean Échenoz, Marie Redonnet, Antoine Volodine...) sont autant d’étapes et de points forts marquant l’existence de cette maison.

Paradoxalement, peu de documents étaient réellement disponibles pour retracer cette déjà longue histoire. C’est dire l’utilité de cet ouvrage, lui-même issu d’une thèse universitaire et favorisé par « un hasard heureux » : l’ouverture intégrale des archives de la maison.

Anne Simonin s’est donc d’abord attelée à un long travail de dépouillement d’archives – celles de Gallimard, du fonds Paulhan de l’IMEC (Institut Mémoires de l’édition contemporaine), de nombreuses archives privées (la liste complète figure dans la bibliographie). Elle a ensuite complété ou confronté celles-ci à la mémoire des acteurs de cette histoire au moyen de nombreux entretiens (également énumérés dans la bibliographie).

Un travail d’historien

Il en résulte une étude sérieuse, complète et argumentée, impartiale, qui suit pas à pas l’aventure de cette maison d’édition peu commune. Un parfait travail d’historien, ce qui n’est pas la moindre louange, lorsque l’on connaît l’habituel souci du secret du milieu éditorial français. Notons cependant que, sur ce dernier point, une évolution heureuse se dessine. Nombre d’éditeurs sont aujourd’hui conscients de l’intérêt de leurs archives et de la nécessité d’ouvrir celles-ci pour permettre d’écrire l’histoire intellectuelle. Cette évolution doit évidemment beaucoup à la création de l’IMEC, à son lent travail de persuasion et aux travaux exemplaires qu’il a déjà publiés.

Ce travail suit donc, dans ses moindres incidents, l’histoire des Éditions de Minuit durant leur treize premières années. Cette période peut sembler courte. Elle correspond néanmoins à la phase la plus importante de cette entreprise, celle qui va de sa fondation à son installation durable, voire à son institutionnalisation dans le paysage éditorial français. Cela ne se fit pas sans mal et l’auteur distingue très nettement deux périodes : la première est celle de la fondation et de la clandestinité héroïque qui s’achève, dans les faits en 1944, mais dont la fin est plutôt à chercher dans les années 1945-1948, lors d’une succession de crises correspondant à la consolidation des éditions ; la seconde époque s’achève – momentanément – en 1955, sur une reconnaissance enfin obtenue, mais également sur une nouvelle rupture.

Les fondateurs

L’histoire même des Éditions de Minuit durant la guerre, leur naissance, la liste de leurs titres sont des éléments relativement connus. Le sont beaucoup moins tous les éléments concernant la vie des premiers fondateurs de ces éditions : Jean Bruller, devenu Vercors, et Pierre de Lescure. L’itinéraire de ces deux hommes, qui se connaissent en fait depuis le début des années 20, est longuement retracé et déborde largement notre période. Il s’agit, en établissant leurs parcours respectifs, de comprendre « pourquoi, à eux deux, ils étaient susceptibles de concevoir ce mode original d’organisation et de lutte des intellectuels en temps d’oppression ».

Les révélations sont nombreuses. Elles se multiplient encore pour les années de l’après-guerre, lorsque la légalité revenue, les deux fondateurs divergent. Pierre de Lescure, qui avait durant toute la guerre mené de front ses activités de maquisard et sa responsabilité aux éditions, ne supporte pas cette normalisation. La première crise a donc lieu en 1945 : Vercors reste seul. De 1945 à 1947, pendant que Jean Paulhan devient une sorte d’éminence littéraire des Editions de Minuit, passent de nombreux « petits jeunes prometteurs », Pierre Desgraupes, Pierre Dumayet, Michel Polac... La maison cherche ses marques. Deux personnes cependant s’accrochent : Georges Lambrichs et un ex-maquisard, Jérôme Lindon, entré fin 1946 comme sous-chef de fabrication stagiaire... Lentement ce dernier prend de l’ascendant : l’aide juridique et financière de sa famille y contribue fortement. Il sauve l’entreprise de la faillite dès 1947, puis refuse, en 1948, le magistère littéraire que Vercors entend conserver. Ce dernier n’a plus qu’à partir.

Rupture et insoumission

La seconde époque est celle qui mène du rétablissement des liens avec le monde éditorial et d’abord avec Gallimard, paré du prestige de l’éditeur littéraire à copier – ce sera la fonction première de Georges Lambrichs – au souci de réaffirmer une tradition de rupture et d’insoumission. En 1954, l’entreprise s’étant fait reconnaître, il est temps de se distinguer, de refuser toute absorption potentielle. Lindon contraint Lambrichs à démissionner. Ce dernier, qui va tout naturellement chez Gallimard, est remplacé par Alain Robbe-Grillet : « C’est le début d’une orientation littéraire plus radicale ».

Deux ans plus tard, avec l’engagement éditorial contre la guerre d’Algérie et le colonialisme (notamment à travers la publication et la saisie de La Question d’Henry Alleg), une image très claire des Éditions de Minuit se dégage : « modernité en littérature et fer de lance dans les combats du siècle ».

L’image et la politique éditoriales des Éditions de Minuit sont fondées lorsque Anne Simonin nous abandonne. La thèse ne demande pourtant qu’à s’élargir et à quitter le seul registre de la monographie éditoriale : « Les Éditions de Minuit, apportant la preuve que l’on peut être un écrivain « dégagé » sans pour autant être un homme oublieux de sa « situation », représentent la seule réponse crédible à Sartre. (...) Les Éditions de Minuit feront davantage que publier : elles contribueront à l’émergence d’une nouvelle figure de l’intellectuel ». Nous attendons donc avec impatience la suite de l’étude.