La bibliothèque dans la ville

Martine Poulain

C’est à un important colloque qu’invitait les 20 et 21 novembre derniers la ville de Marseille 1. Le projet de transformer l’actuel Hôtel-Dieu en une grande médiathèque, située ainsi en plein centre ville, fait espérer un développement longtemps attendu de l’offre de lecture publique à Marseille. Ces deux journées ont permis d’entendre un grand nombre d’intervenants. Nous n’en donnerons ici qu’une vue partielle, en essayant de choisir des thèmes que le BBF a peu ou pas évoqués dans ses colonnes.

L’achat et l’emprunt

François Rouet a donné quelques éléments sur une enquête très attendue : celle qui s’intéresse à l’articulation entre emprunts en bibliothèque et achat de livres 2. Une bonne nouvelle tout d’abord : le nombre de personnes fréquentant les bibliothèques, quel que soit leur type s’élèverait aujourd’hui à 30 % de la population française. L’achat est le fait de 60 % des Français. Les emprunteurs sont généralement des acheteurs : 73 % des emprunteurs sont acheteurs. En revanche, l’achat se passe souvent de l’emprunt : seuls 20 % des acheteurs de livres fréquentent les bibliothèques. 32 % des Français, rappelons-le, n’achètent ni n’empruntent de livres.

L’emprunt pour autrui est une pratique dont le poids avait sans doute été sous-estimé : elle marque considérablement le nombre et le type des emprunts. Cette destination marque aussi les achats : 41 % des livres achetés le sont pour autrui (soit 38 % en valeur). Le nombre moyen de livres empruntés par an et par inscrit (plusieurs dizaines) est beaucoup plus important que le nombre de livres achetés par acheteur (entre 8 et 9).

L’étude, dont la richesse est beaucoup plus importante que les quelques éléments lapidaires donnés ici ne le laissent supposer, s’intéresse aussi aux représentations que suscitent les deux lieux. Le sentiment d’aisance est plus fréquemment associé à la bibliothèque, le goût pour la flânerie aux lieux d’achat. Mais, en fait, les représentations liées à l’achat et à l’emprunt ont partie liée. Elles se définissent toutes deux par une référence commune à l’univers du livre.

Lire en prison

Autre étude sur le point de s’achever, celle qui s’intéresse aux lectures des prisonniers, commanditée par les ministères de la Culture et de la Justice. Fabienne Soldini, l’un des auteurs de cette enquête, explique qu’il existe trois sortes de bibliothèques de prison : fermées, en accès direct, en accès libre. Dans les premières, le choix de livres par les lecteurs se fait sur des listes-catalogues. Ceux-ci doivent cocher sur une liste les 50 titres qu’ils veulent lire, à la suite de quoi deux à trois livres par semaine leur seront remis. Un encouragement à la lecture qui passe ici par quelques découragements ! Dans l’accès direct, la bibliothèque est tenue par un détenu « classé » (c’est-à-dire purgeant une longue peine) qui en est responsable. Les détenus choisissent entre deux et cinq livres. Il est de plus en plus fait appel à des collaborations avec les bibliothèques publiques. Les bibliothèques en accès libre ont été construites dans le cadre du plan 13 000. Les détenus vont librement à la bibliothèque et peuvent y séjourner. L’offre de livres en prison s’est considérablement améliorée ces dernières années.

Les détenus apprécient particulièrement les nouveautés et se plaignent souvent de ne pas trouver assez d’exemplaires du Code pénal, de livres de grammaire, de bandes dessinées. Ils sont souvent peu lecteurs, préférant le sport et la télévision. Parmi les lecteurs, on peut distinguer les lecteurs confirmés, qui lisaient avant la prison et lisent plus encore avec l’enfermement ; les nouveaux lecteurs, motivés par l’ennui ou entraînés par un codétenu. La lecture pour les prisonniers est avant tout une évasion, ou recherche de compréhension de soi et des autres, aide à la recomposition identitaire, préparation au retour à la vie civile.

Lire chez soi

Gérard Mauger termine une enquête menée sur les bibliothèques personnelles pour l’Observatoire France Loisirs de la lecture. Une telle étude permet de resituer le sens de la lecture dans les itinéraires de lecteurs. La lecture n’est que rarement une pratique désintéressée ainsi que le veut « l’ethnocentrisme lettré ». Si les gens lisent, c’est qu’ils ont un intérêt à lire. Pour Gérard Mauger, les deux usages principaux de la lecture sont l’évasion, où lire est exercice de séparation, de déconnexion mentale d’avec le monde réel ; pour la majorité des gens, pour que ce voyage ait lieu, il faut que la lecture soit facile. L’autre fonction est la fonction documentaire, qui peut passer par la lecture romanesque. Lire la littérature, c’est aussi disposer d’un moyen d’accès privilégié au monde des hommes et apprendre à s’y conduire. La lecture esthétique, qui se dit sans but, n’est le fait que de peu. Dans cet exercice du lire, la répartition sexuelle est forte : aux femmes ce qui relève de la volonté de comprendre le monde des relations ; aux hommes ce qui relève de la gestion du monde des objets.

Lectures étudiantes

Roger Establet, de l’université de Provence, a rendu compte de deux enquêtes sur la lecture étudiante. Cécile Robert a réalisé une étude sur la lecture des étudiants qui fréquentent la bibliothèque universitaire de Nice. Nombre des points soulignés concordent avec les apports d’autres enquêtes : on lit plus en 3e cycle qu’en 1er, plus en lettres qu’en droit ou en sciences ; les modalités de la lecture se perfectionnent avec l’avancement dans la scolarité ; le diplôme de la mère est un critère beaucoup plus discriminant que l’origine sociale, un diplôme élevé favorisant notamment la lecture de loisir ; cette dernière diminue quand les cycles augmentent. Dans tous les cas, les filles lisent plus que les garçons. Des constats proches de ceux faits par Mohamed Dendani enquêtant sur les étudiants de sociologie : leur fréquentation de la bibliothèque universitaire évolue peu selon les cycles, mais celle des bibliothèques d’UFR augmente avec l’avancement dans la scolarité. Seuls 3 % des étudiants ne sont inscrits dans aucune bibliothèque, 14 % cumulant une inscription en BU, en bibliothèque municipale, dans une bibliothèque d’UFR.

La distinction entre lecture de travail et lecture de loisirs est bien sûr trop simple, rappelle Bernadette Seibel. La lecture de vacances des étudiants est aussi marquée par la prescription enseignante et il existe une lecture de loisir à rentabilité scolaire, la plus valorisée par ceux chez qui le diplôme est le plus important socialement. L’exercice de la lecture littéraire « gratuite » ne serait que le cas de 5 % des étudiants.

Politiques culturelles des villes

Pierre Moulinier a rappelé les grandes caractéristiques des politiques culturelles des villes. Les quatre grands déterminants en sont : le poids de l’héritage ou du patrimoine (auxquels sont consacrés 80 % du budget) ; la volonté politique de l’équipe municipale ; le poids de l’Etat ; celui de la demande sociale. Le budget culturel des villes de plus de 10 000 habitants provient à 52 % de la ville, à 38 % de l’Etat, le département apporte 8,5 % et la région 2,5 %. Les grandes villes, de plus de 150 000 habitants, représentent à elles seules 50 % des dépenses culturelles des villes, soit une somme équivalente à celle du ministère de la Culture. Elles accordent la première place à la musique, la seconde aux arts plastiques. Les problèmes posés au développement des politiques culturelles des grandes villes sont connus : relations centre/périphérie, intercommunalité, relations entre la ville et sa zone d’influence, conséquences du rayonnement régional, national, voire international d’un certain nombre d’établissements.

Spécificités françaises

Michel Melot s’est interrogé sur un certain nombre de spécificités des bibliothèques françaises, qui ne vont pas nécessairement de soi : le poids du patrimoine ; l’exigence culturelle forte des bibliothèques, qui ne se situent pas dans une simple logique d’offre et de demande entre leurs collections et leurs publics ; une tradition d’animation culturelle beaucoup plus développée que dans d’autres pays ; une relation tendue avec les structures scolaires ; une absence de documentation administrative ; pas de community services ; pas de services de réponses par téléphone ; pas de travail auprès des minorités culturelles ; une ouverture aux nouveaux médias plus prononcé qu’ailleurs, seuls les Français ayant d’ailleurs créé le terme de médiathèque. Avons-nous ainsi les meilleurs outils pour desservir les populations ? s’est interrogé Michel Melot : « Sans doute oui et sans doute non ».

Plusieurs directeurs de grandes bibliothèques européennes avaient été invités. M. Schoots, directeur de la bibliothèque de Rotterdam, a rappelé que cette ville comprend 600 000 habitants, dont 100 000 personnes appartenant à des minorités ethniques, souvent analphabètes et en tout cas ne lisant pas le néerlandais. La construction voici quelques années d’une nouvelle centrale est venue combler les rêves de M. Schoots : ouverte 60 heures par semaine, y compris le dimanche après-midi, elle accueille 8 000 personnes par jour, soit 2 millions par an. Elle dispose d’un budget de 15 MF par an pour ses acquisitions et accueille un public aux profils et aux comportements extrêmement diversifiés, sans interdit aucun. Les relations avec les écoles sont importantes ; l’ouverture à l’information virtuelle très avancée. L’inscription est gratuite pendant trois ans pour tout adulte inscrit en formation continue. On commence à acheter des livres pour les minorités quand celles-ci comptent en ville plus de 500 membres.

La situation dans les villes de Rennes, de Paris, de Grenoble fut évoquée. Catherine Pouyet a ainsi décrit la richesse de l’offre à Grenoble, en ne sous-estimant pas les questions qui se posent : le manque d’effectifs ou l’insuffisance de leur qualification ; l’exigence croissante des demandes d’information des publics ; la multiplicité des missions de la bibliothèque de plus en plus source de tensions ; le manque d’un équipement tête de réseau ; la question de l’intercommunalité, 45 % du public d’une bibliothèque pouvant venir de communes environnant Grenoble. Bref, la question des priorités se doit d’être posée.

Lire à Marseille

Jacques Vialle a présenté l’enquête qu’il a menée pour connaître les publics des bibliothèques de la ville de Marseille 3 La ville offre huit bibliothèques, dont une bibliothèque centrale, des bibliothèques de secteur, des bibliothèques de quartier. D’une bibliothèque à l’autre, le public n’est pas le même. Il faut lier ces différences aux caractéristiques et mutations de l’espace urbain, ainsi qu’à la taille et à l’offre des équipements-bibliothèques. Les bibliothèques de quartier ont un rayonnement géographique réduit ; elles attirent proportionnellement plus de femmes, de retraités, d’employés ; leur usage est uni-fonctionnel et se centre essentiellement sur les romans. Les équipements de secteur, au pouvoir d’attraction géographiquement plus fort, attirent davantage de cadres, d’étudiants et de scolaires qui s’y livrent à la consultation sur place. Les distances spatiales viennent donc se surajouter aux clivages sociaux, sur lesquels elles ne sont pas sans effet. Selon les zones géographiques, l’attractivité de la bibliothèque est très variable. Claudine Irlès, directrice des bibliothèques de Marseille, a souligné l’utilité d’une telle étude pour une stratégie de développement bien consciente des insuffisances actuelles de l’offre.

Bibliothèques et musées

Guy Saez s’est interrogé sur le succès comparé des bibliothèques et des musées. Son hypothèse est que ce qui fait le succès d’une institution culturelle est sa capacité à réduire les tensions qui travaillent les politiques culturelles. Au niveau des symboles, le succès des musées lui paraît plus grand, ceux-ci ayant su « rabattre les problèmes d’identité et de proximité sur la notion de patrimoine », et « esthétiser le local ». La visite au musée, à la différence de la fréquentation de la bibliothèque, est devenue « à la fois distinctive et communautaire ». Au niveau du système d’acteurs, les musées ont joué la carte du développement local, en se situant comme opérateur sur le marché de l’art, donc partenaire de la logique privée. Au niveau des objets, les bibliothèques mettent en œuvre un modèle volontariste et missionnaire avec une politique de quartier, par exemple. Les musées jouent au contraire sur une identification communautaire et ont fait preuve d’une plus grande rapidité dans l’apprentissage de la gestion de la complexité et de la pluralité selon les secteurs. Ce que n’ont pas su faire les bibliothèques, estime Guy Saez, en les invitant à réfléchir à un nouveau « modèle français, dans lequel on accepterait de trancher avec des catégories univoques, telles la culture, la loi, le statut ». « C’est le terme même de lecture publique qu’il faudra mettre en accusation » a conclu Guy Saez au terme d’une communication qui aurait mérité un temps de débat.

Usage politique de l’écrit

Si nombre de communications furent brillantes, décernons la palme à Bernard Pudal, de l’université de Clermont-Ferrand, qui s’interrogeait sur les « usages politiques de la symbolique lettrée », l’écrit étant en effet omniprésent dans la mise en scène politique : de la Lettre de François Mitterrand aux Français en 1988 à l’usage ostentatoire de l’imparfait du subjonctif par J.-M. Le Pen.

Qui dit usage dit pouvoir. Etudier les usages politiques de l’écrit peut être un bon fil conducteur pour réfléchir aux transformations du mode de domination de nos sociétés : « Au fur et à mesure que le capital culturel devient de plus en plus un instrument de domination, sa possession devient de plus en plus objet de luttes » ; « le capital lettré est manipulable et de plus en plus manipulé ». Une place qu’il faut resituer dans l’histoire des politiques culturelles, notion qui ne s’est pas imposée « naturellement » à ses débuts dans la fin du XIXe siècle. Entrent dans cet usage politique de l’écrit le rôle et la place des intellectuels, si particuliers en France. Si les socialistes occupent si fortement le territoire du « culturel » en France à partir de 1981, place précédemment occupée par le Parti communiste, c’est, d’une certaine façon, estime Bernard Pudal, parce que cet investissement permet d’occuper un vide, celui du militantisme et des croyances idéologiques. Les politiques culturelles seront un instrument essentiel de légitimation des socialistes : « On était parti pour faire la révolution, on a fait de l’alphabétisation », ironise Bernard Pudal, ne résistant pas à un bon mot, mais « en étant aveugle aux mécanismes qui expliquaient cette évolution ».

Souhaitons maintenant aux populations de Marseille la construction de la médiathèque attendue.

  1. (retour)↑  La bibliothèque dans la ville, organisé par la ville de Marseille avec le concours de l’Office de la culture de Marseille et de l’Observatoire France Loisirs de la lecture. Les actes de ce colloque seront publiés.
  2. (retour)↑  Cette enquête est maintenant terminée. Un ensemble de cinq rapports en sont issus. On en attend la publication avec impatience. Une synthèse devait être rendue publique en décembre 1994. Pour tout renseignement, contacter Hervé RENARD au Centre national du livre.
  3. (retour)↑  Jacques Vialle, Ecologie d’un espace public : le public des bibliothèques municipales de Marseille, Ville de Marseille, 1994.