Le livre, lieu d'innovation et de création artistique

Philippe Perreaudin

Annie Pissard

Les 26 et 27 septembre derniers, la ville de Roanne accueillait la 5e rencontre du Patrimoine écrit sur le thème « Le livre, lieu d'innovation et de création artistique ». Le joli petit théâtre de la ville réunissait différents professionnels du livre : éditeurs, écrivains, bibliothécaires, graphistes venus de 65 villes de France. L'ouverture des travaux permettait à Jean Auroux, maire de Roanne, et aux responsables des Affaires culturelles, d'affirmer l'importance qu'ils accordent au support écrit et à la réflexion sur son devenir.

Patrice Béghain, directeur régional des Affaires culturelles, mettait en avant le livre comme support de l'éducation artistique. Les bibliothèques municipales ont un rôle important à jouer et doivent continuer à enrichir leur patrimoine par l'acquisition de livres anciens, mais aussi de livres d'artistes en particulier ceux édités dans la région. Pascal Sanz rappelait le rôle joué par la Fédération française de coopération entre bibliothèques.

Les artisans du livre

C'est la conférence inaugurale de Michel Butor qui fit entrer dans le vif du sujet, par un magistral exposé sur la relation texte-image dans les livres de Jules Verne illustrés par Gustave Doré. Butor mettait en avant l'importance de la relation entre les différents artisans du livre : écrivain, artiste, typographe, imprimeur, éditeur. Un livre est toujours une collaboration, affirmaitil, propos longuement illustré par le récit de sa propre collaboration avec différents artistes. A la façon des illustrateurs de son enfance, Michel Butor, qui aurait aimé être un artiste, écrit à partir des images. C'est ce qu'il nomme « ouvrir des chambres dans son imagination ». Une relation supérieure à la simple juxtaposition s'instaure alors. On ne peut plus extraire le texte de l'ensemble. Les textes qu'il a écrits pour des livres d'artistes n'auraient jamais vu le jour sans cette collaboration. Butor croit d'autre part beaucoup aux nouveaux supports, ceux-ci constituant pour lui une révolution aussi importante que celle de l'invention de l'imprimerie. Il faut inventer le CD-Rom d'artiste, disait-il, mais la technologie va trop vite pour que l'on puisse travailler de façon approfondie et imaginer des détournements qu'il appelait de ses voeux. Il faudrait avoir le courage de s'installer dans une modernité un peu périmée.

Histoire du livre

La suite des exposés, comme celui de François Dupuigrenet-Desroussilles, conservateur à la Bibliothèque nationale de France (BNF), fut plus axée sur l'histoire du livre (des incunables de la Bible aux éditions originales des romans de Jules Verne) et l'évolution du rapport texte/image. L'histoire du livre et de l'art est longue et complexe ; aucun âge d'or ne la traverse, et les grandes amitiés entre peintres et écrivains n'ont pas été courantes. Comment montrer ces livres dans des expositions, où ils ne sont plus qu'une double page ouverte entamant un dialogue imprévu avec le livre exposé à côté ? Une exposition de livres illustrés forme en quelque sorte un nouveau livre.

Michel Melot analysait les liens entre l'art et l'industrie du livre au XIXe siècle et tentait de retracer le moment historique dans lequel le contexte social, intellectuel et commercial a fixé les pratiques de la bibliophilie et du livre d'artiste. Le genre « livre d'artiste » est né de la nécessité marchande (et collectionneuse) de limiter les tirages. Des artistes aussi importants que Manet ont trouvé leur compte de différentes façons dans l'entreprise. L'apparition de leur signature, choisie comme recours à la contrefaçon, donnera à certains livres le statut d'oeuvre d'art. Voilà un aspect très important de l'histoire du livre enfin abordé.

Massin, graphiste et autodidacte-touche à tout et dont on attendait beaucoup, exposait sa réflexion sur le rapport texte/image dans l'édition contemporaine de grande diffusion en s'appuyant sur un diaporama allant des manuscrits médiévaux enluminés à la Prose du Transsibérien de Blaise Cendrars, illustré par Sonia Delaunay, en passant par l'écriture arabe et chinoise. Il s'attardait plus longuement, mais pas assez finalement, sur le travail qu'il a réalisé à partir des Chaises de Ionesco pour traiter graphiquement la notion du temps : le silence entre deux répliques, ou plusieurs personnes qui parlent en même temps.

Texte et image(s)

M. Patenotte, directeur de l'Ecole Estienne, animait une table ronde rassemblant les artisans de la création industrielle contemporaine : Ruedi Baur, Bernard Gaulin, Massin, graphistes, Gérard Gaultier, éditeur, et Claude-Anne Parmegiani, responsable de la formation à la Joie par les livres. Pour Ruedi Baur, le livre est un pont entre la civilisation de l'écrit et celle de l'image. Il insistait sur la difficulté qu'il y a à travailler dans la pollution d'images d'aujourd'hui : il y a trop d'images gratuites, d'où le sens est absent et notre œil s'en trouve modifié. Bernard Gaulin posait la question du « jusqu'où peut-on aller trop loin » dans le rapport texte/image sans porter atteinte à la lisibilité des deux et illustrait son propos en racontant l'histoire de sa collaboration à la revue La recherche photographique. Exemples en main, il commentait excès de présence et excès d'effacement du maquettiste. Est-il possible de dynamiser une page sans encombrer la lecture ? Pour Claude-Anne Parmegiani, bien que faisant partie de la production industrielle (titrages relativement importants), le livre pour enfant reste un espace de liberté, d'audace et d'impertinence où des grands jouent dans la cour des petits. La diversité des formes : façonnage, papier, format... caractérise cette production. Elle soulignait l'importance de la fonction narrative, en partie jouée par l'image et précisait que pour l'enfant le livre est aussi un objet.

Une table ronde sur le livre ne peut échapper à l'instant de confusion où intervenants et publics confondus échangent leur angoisse sur l'éventuelle disparition du livre. Une intervention sensée venait à point rappeler qu'un support n'en remplace pas forcément un autre et qu'il est intéressant de les confronter pour qu'ils se complètent. Tout comme Michel Butor, Massin pense que le CD-Rom est un support dont on ne peut pas ne pas tenir compte et que l'avenir de la recherche est là ; dans la salle, les avis sont partagés.

Livre d'artiste et art du livre

Le cours magistral du professeur Henri Maldiney, très apprécié des participants, situait le livre d'artiste et l'art du livre dans une large perspective esthétique, linguistique et philosophique, exprimée dans plusieurs ouvrages connus. Une seconde table ronde sur le thème « Création, diffusion et conservation du livre d'artiste » rassemblait Jacques Clerc, éditeur (La Setérée), Caroline Corre, galeriste, Antoine Coron, conservateur à la Réserve des Imprimés à la BNF et Claudette Hould, conservateur de la réserve moderne des Imprimés à la Bibliothèque nationale du Québec.

Jacques Clerc a publié 30 livres depuis qu'il a créé sa maison d'édition en 1980 et dirige la revue Nioques qui mêle poésie et arts plastiques dans un « esprit pongien ». Le livre d'artiste est pour lui un terrain d'expériences où se travaille le rapport écrivain/peintre. Il rejoignait le propos de Michel Butor sur l'importance de l'échange entre les différents « acteurs » du livre.

Caroline Corre présentait des livres comme objets d'art uniques. S'agit-il de livres ? de sculpture ? d'une nouvelle forme d'art ? Nous voilà à Bouillon de culture ! Caroline Corre analysait l'apparition de ces objets comme l'expression d'une réaction des plasticiens devant la crise du livre.

Antoine Coron intervenait à point pour donner des définitions (livre d'artiste et livre illustré) dans un débat devenant confus. Il présentait ensuite la Réserve de 150 000 livres (qui va s'enrichir de 50 000 volumes lors du passage à la BNF). Le conservateur d'aujourd'hui collectionne, sur des critères de rareté et de qualité, qui comportent également une part de subjectivité. Si quelques livres-sculptures en font partie, c'est pour constituer un décor, une signalétique bienvenue dans la salle de lecture de la Réserve. Antoine Coron distingue les « livres de peintres », production importante et typiquement française comprenant les livres illustrés par des peintres qui ne travaillent pas d'habitude pour le livre (Picasso, Braque...). C'est en réaction à ce type de livre, que les Américains inventent dans les années 60 les artists books. Réalisés par les artistes de l'art minimal et conceptuel américains, ces livres s'opposent aux livres de peintres. La confusion vient du fait qu'en France, les deux termes sont indifféremment utilisés.

Claudette Hould est l'auteur d'un répertoire des livres d'artistes publiés au Québec, et a édité deux catalogues : pour la période 1900-1980, 284 livres répertoriés ; pour la période 1981-1990, 500 livres répertoriés. Ces documents sont édités par la Bibliothèque nationale du Québec, où le dépôt légal existe depuis 1968. Pour enrichir la collection, un comité d'acquisition (conservateurs, chercheurs, bibliothécaires...) se réunit régulièrement.

Nouveaux supports, bibliothèques de musées

L'ENSBA (Ecole nationale supérieure des beaux-arts), à Paris, met en place un « master hypermédias » destiné à former des auteurs-concepteurs-réalisateurs de nouveaux supports (CD-Rom). Annie Jacques, conservateur, présentait cette initiative importante dont on aimerait connaître davantage le contenu.

Cécil Guitart, chargé de mission à la DMF (Direction des musées de France) présentait les grandes lignes de l'enquête qu'il a réalisée sur l'état des 509 bibliothèques de musées territoriaux. Il constate avant tout une situation dégradée : absence de financement correct, locaux inadaptés, personnel insuffisant. 30 % d'entre elles sont fermées au public. Pour les points positifs, il constate que les collections sont très riches, le personnel plutôt motivé et le public des musées de plus en plus demandeur d'informations. Pour Cécil Guitart, la bibliothèque est, à l'évidence, l'outil de médiation entre le musée et le public. Les propositions qu'il fait pour améliorer la situation visent à donner une meilleure lisibilité-visibilité (budgétaire et architecturale) à la bibliothèque dans le musée. On s'interrogeait dans la salle sur la motivation des conservateurs à ouvrir la bibliothèque au public. Cécil Guitart mise sur l'évolution des mentalités par rapport à l'appropriation du savoir. Le développement des bibliothèques publiques de ces dernières années lui permet d'imaginer une situation totalement nouvelle des bibliothèques de musées d'ici une dizaine d'années.

Beaucoup d'informations ont été apportées dans ces deux journées, en strates successives. Des points importants ont été abordés plus que traités. Les recherches sur l'histoire et l'art du livre sont très importantes, mais elles semblent avoir tenu une place excessive dans le colloque (presque tout étant disponible sous forme d'écrits).

Un colloque aujourd'hui évoque à la fois un casting de plateau télévision et une bibliographie sélective en chair et en os. Là aussi des images se superposent. Pourquoi ne pas faire l'un ou l'autre, ou bien organiser de véritables ateliers, plus ciblés ?

Des bibliothécaires de lecture publique relativement nombreux, passionnés par les livres d'artistes (et plus généralement, les livres que le souffle de l'art traverse) pressentent une possibilité - en montrant ces livres à un public un peu plus large que les cercles d'amateurs - d'atteindre d'autres lecteurs ou d'y repérer une inspiration nouvelle pour leur travail de valorisation du livre.

En somme fournir au public des raisons renouvelées de fréquenter la bibliothèque, en organisant des rendez-vous entre les livres, les artistes, le public et pourquoi pas le musée (et sa bibliothèque ) ? Un nouveau sujet de colloque ?