Le génie du lecteur

Martine Burgos

Du 19 au 29 août 1994 s'est déroulé au Centre culturel international de Cerisy-la-Salle, sous la direction d'Arlette Bouloumié et de Raymond Jean, un colloque intitulé « Le génie du lecteur ». Le titre, suggéré par l'écrivain Michel Tournier, proposait une perspective assez clairement orientée pour assurer un minimum de consensus entre les participants (on parlerait du lecteur et de ses lectures et non pas des textes hors de toute appréhension) et suffisamment ouverte pour que chacun assume et exploite les connotations diverses attachées à la polysémie du mot « génie ». Il s'agissait, bien entendu, de souligner la part au moins active que prend le lecteur à sa lecture, moins « récepteur » qu'interprète - voire créateur. Cela posé, un champ immense s'ouvrait à la réflexion.

La lecture, lien à l'autre

La communication inaugurale d'Arlette Bouloumié, « Lecture créatrice et livre en devenir », a fourni un cadre modérateur aux débats : la lecture ne saurait être envisagée ni comme soumission mortifère à un signifié du texte définitivement établi (par quelle autorité ?), ni comme occasion offerte par un texte-prétexte aux élaborations fantasmatiques du sujet. De fait, la plupart des communications tiendront le pari de traiter la lecture comme un procès interactif plus ou moins tendu entre les exigences structurelles du texte et les attentes inconscientes et/ou rationalisées, argumentées, du lecteur. Dans ces conditions, la première marque du génie du lecteur serait peut-être à chercher dans cette capacité à allier un respect sans fétichisme de la « lettre de l'oeuvre » (position défendue par Maurice de Gandillac) avec - selon Jacques Leenhardt - une suffisante « ingéniosité » herméneutique pour, échappant aux diktats des lectures déjà faites et aux stéréotypes culturels, s'approprier le texte lu. Les enjeux de cette appropriation seront saisissables à condition de faire une place à l'affect investi par le lecteur « ordinaire » (ni spécialiste, ni expert) dans cette « dialectique de la maîtrise et de la perte » qu'est la découverte de l'univers de l'autre à travers les mots qui le disent mais que la lecture seule rend éloquents. La lecture créerait ainsi un « espace symbolique expérimental du lien qui nous rattache à l'autre » (Jacques Leenhardt).

Un bel exemple d'ingéniosité dans l'appropriation a été proposé par Ross Chambers. S'interrogeant sur la manière dont un public d'aborigènes australiens, nomades, reçoit les produits les plus marqués de l'industrie cinématographique nord-américaine et parvient à construire une signification à partir des représentations et des valeurs de leur tradition, Ross Chambers dégage la dimension stratégique de toute interprétation. Constatant qu'il n'est pas de signification qui ne soit « hantée par une autre signification », il conclut à la fonctionnalité culturelle et idéologique de certaines lectures « déviantes » qu'il nomme « digressives » dans la mesure où, croyant se situer « dans la ligne » du texte, elles pratiquent une transgression « de bonne foi ». L'activité digressive se développe inéluctablement avec le brassage interculturel et la perméabilité des contextes de médiation qui en découle et dont le lecteur (ou le spectateur) est l'agent.

Lecteur prédateur

Si l'appropriation est, pour Serge Koster également, une condition de la jouissance, c'est dans une perspective presque opposée à celle que développait Ross Chambers, mais également, sur un mode moins théorique, Jean-Marie Magnan parlant du lecteur comme d'un « prédateur », « détournant le butin à son profit ». Pour Serge Koster en effet, « expliquer, c'est jouer », « extrapoler » dans un esprit de « loyauté » à l'égard du texte, par la prise en compte de l'intention inscrite dans toute production humaine. Jouir de sa lecture, c'est reconnaître cette intentionnalité de l'autre incarnée dans son geste de création et développer une lecture en accord avec la cohérence interne de l'oeuvre, c'est découvrir la richesse d'un texte, respirer, « jubiler », « se dilater » avec lui.

Alain Goulet partira d'une exigence similaire : la reconnaissance d'une cohérence, non plus de l'oeuvre, mais d'un sujet écrivant, sans identité stable, dont le style est comme la « signature intérieure ». S'inspirant de la théorie des fractales, Alain Goulet va développer l'idée que l'autosimilarité, décelable à partir de l'analyse d'un fragment du texte, confère identité et cohérence à l'ensemble, tout en soulignant l'irrégularité et l'imprévisibilité de la forme esthétique.

Gill Rye s'appuiera également sur l'idée d'une lecture-appropriation, assortie d'un devoir de contextualisation par lequel le lecteur échappe à la séduction du texte : à l'instar de l'héroïne du roman de Christiane Baroche, L'hiver de beauté, il s'agit de « se lire », sans renoncer pour autant à « lire les autres », d'inventer dans l'interprétation du texte sa propre perspective, conformément aux modalités actuelles que prend, pour le sujet même, l'exercice de sa liberté.

Le pacte de jouissance

Si le lecteur (et tout particulièrement la lectrice) doit, selon Gill Rye, lutter contre la tentation régressive de l'abandon au désir de l'autre, c'est au contraire pour dévoiler et comprendre la jouissance spécifique que la séduction (qui n'est pas fascination) produit sur le lecteur, que Jean-Marc Talpin développe l'idée d'un pacte de jouissance. La fonction d'un tel pacte est d'« ordonner au minimum la lecture pour que les affects puissent jouer en escomptant de la jouissance ». Celle-ci jaillit de la lecture, comme expérience fusionnelle entre le monde du texte et le monde du lecteur, elle naît du suspens provisoire de la dialectique du même et de l'autre, d'où la croyance dans l'adéquation parfaite du sujet à soi-même. Le pacte empêche les effets délirants de cette croyance et donne au lecteur la possibilité de jouir de cette expérience de « vacillement identitaire », de « déprise de soi et de saisissement par le texte », sans s'y perdre.

L'idée d'une déprise provisoire de soi dans la lecture et de l'indifférence au « présent du monde » qu'exige l'entrée dans l'intimité d'un texte a été au centre de la communication de Raymond Jean sur « la physiologie de la lecture ». Raymond Jean en conclut au rapport paradoxal du lecteur au temps qu'instaure la lecture - et probablement à l'espace si l'on songe à ces lieux consacrés à la lecture publique où les lecteurs sont à la fois seuls et ensemble. Pour le photographe qui prétend capter la lecture en acte, il s'agit de faire ressortir une « certaine absence du sujet » (Maurice Wegnez) et d'offrir une image qui ne soit ni nature morte ni portrait, mais de donner à voir le mouvement même de retrait, cette présence-absence corporelle, toujours menacée, du lecteur au monde.

Incertitudes identitaires

Michael Worton va proposer une notion assez proche de la notion précédente de pacte. Il doit exister, selon lui, à l'origine de l'acte de lecture, une sorte de contrat par lequel le lecteur accepte l'altérité de l'oeuvre comme condition de son propre engagement dans la lecture. La « vraie » lecture veut la mise en jeu de l'identité personnelle du lecteur, à partir d'une activité spéculative sur la signification du texte qui apparaît à la fois proche et étrange. Cette spéculation, au sens intellectuel et économique (d'où le titre de la communication de Michael Worton « En lisant, en misant : vers une nouvelle économie de la lecture »), qui parie - au risque de se tromper, d'explorer des impasses qui ne rendront rien - sur le sens de ce que nous lisons, permet au lecteur de faire, au terme de cet engagement (agonistique ?) dans l'univers de l'autre, qui est expérience émotionnelle et intellectuelle de la différence, un retour sur soi et de prendre la mesure, plutôt que jouir, de ses incertitudes identitaires.

Loin de ces préoccupations identitaires par lesquelles s'exprimait le désir de rapprocher, au nom d'un questionnement partagé, le lecteur ordinaire du lecteur « lettré » ou « expert », est apparue la communication de Jean Ricardou, distinguant, de la manière la plus tranchée, le lecteur « courant », poursuivant « sempiternellement » son plaisir dans la méconnaissance des mécanismes textuels qui le fait avancer, et le lecteur « au courant », « méthodique », analyste, critique, théoricien et, finalement, scripteur - ou plutôt re-scripteur - capable de discerner les failles du texte qu'il considère du double point de vue de son principe de cohérence structurale et de son régime. Appliquant les principes de la textique, que Jean Ricardou définit lui-même comme « théorie exhaustive des structures de l'écrit », le lecteur au courant va réaliser une série d' « OPA » (offre publique d'amélioration) sur le texte, en vue de le débarrasser de toutes les faiblesses, ambiguïtés et scories qui en troublent la pureté structurelle. Une certaine raideur provocatrice dans l'exposé de ces opérations de redressement textuel qu'était sommé d'exercer le lecteur a souligné le parti pris revendiqué par Jean Ricardou d'ignorer la signification des « idiosyncrasies » particulières, inscrites dans le texte ou dans les lectures. Du coup, une grande partie de la réflexion sur l'intérêt trouble et troublant que prend le lecteur à sa lecture (et l'écrivain à l'écriture) était rejetée hors du champ de la théorie. Rejet qui a causé une certaine émotion dans l'assistance.

La lecture singulière et sociale

Notons, en effet, que l'intérêt de ces journées a beaucoup tenu à la diversité géographique et professionnelle (enseignants, chercheurs, bibliothécaires, psychanalystes, travailleurs sociaux ...) des participants. Mais aussi à la qualité d'écrivains-essayistes, d'écrivains-enseignants, de poètes-traducteurs, d'écrivains-chercheurs ou critiques, voire lecteurs professionnels ou éditeurs, de beaucoup des intervenants, en situation de penser la relation vitale à la lecture et à l'écriture, tels Maria-Luisa Spaziani, poétesse et traductrice de Racine en italien, ou Hubert Nyssen, directeur d'Actes-Sud. S'affirmait ainsi la volonté de caractériser au plus près d'une expérience personnelle et des savoirs théoriques le potentiel créatif qu'on doit reconnaître au lecteur dans son rapport aux textes. Cette conviction s'est exprimée dans des témoignages intenses et même émouvants tels la communication de Jean-Marc Magnan sur « L'influence de la lecture sur la vie quotidienne » qui souhaita, sans porter de jugement de valeur, « justifier » par rapport à sa vie, quelques « attachements littéraires » ou celle de Christiane Baroche qui, évoquant Un roi sans divertissement, de Jean Giono, parla d'un « maître-livre tombant sur [s]a vie comme la foudre », et fondant une exigence radicale de trouble et de questionnement à l'égard des autres livres.

Au cœur de toute œuvre littéraire, donc, une énigme. Autour de la figure de l'absence, celle d'un corps saisi par l'image et que le texte évoque sans forcément montrer, s'est construite la communication de Jean-Paul Guichard, « Corps, images et textes ». Critique à l'égard d'un rapport de simple illustration ou de commentaire (qui neutralise l'efficace propre de l'image, la sature ou rend l'écriture servante), Jean-Paul Guichard s'est appuyé sur l'analyse d'oeuvres de photographes contemporains (en particulier Patricio Lagos et Arthur Tress) pour développer une conception interactive du rapport entre écriture littéraire et écriture photographique qui, à partir d'une évocation plus suggestive que représentative de la présence corporelle de l'autre, lui paraît mieux solliciter l'imagination complice du lecteur (lecteur d'image, lecteur de texte).

On l'aura compris : au cours de cette décade, la lecture a été envisagée surtout comme acte solitaire et le lecteur traité au singulier. En fin de colloque, une table ronde, à laquelle ont participé Martine Burgos, Fabienne Soldini et Christophe Evans, reprenait le titre d'une étude commandée par la Bibliothèque publique d'information sur « les sociabilités du livre et de la lecture ». Elle a été l'occasion d'introduire la dimension sociale des pratiques de lecture. La lecture est un procès dont l'analyse doit intégrer tout un ensemble de pratiques, de lieux et de dispositifs symboliques et matériels qui en préparent l'effectuation et qui la prolongent : modalités discursives et gestuelles de l'échange, commercial et/ou symbolique, réalisées ou ignorées, ritualisées ou ponctuelles, telles qu'on peut les repérer, par exemple, dans les différents points de vente du livre, les cercles de lecteurs, les bibliothèques tournantes, etc. Toutes ces pratiques participent de la socialisation des individus et interviennent dans la « dialectique du don de soi dans l'offre du livre et de la quête de l'autre dans la lecture effectuée » (Christophe Evans).

L'écrit et l'oral

On regrettera peut-être que la question de l'apprentissage de la lecture n'ait pas trouvé ici son spécialiste - ce que relevait justement Michel Tournier. Traitant du rapport entre l'écrit et l'oral, l'écrivain a insisté sur la convivialité qu'instaure la forme traditionnelle du conte qui, passant de la transmission orale à l'écriture, doit cependant préserver ce qui fait le secret de sa permanence : une signification cachée qui, sollicitant l'imagination philosophique des auditeurs ou des lecteurs, invite au partage des émotions et des questionnements, tant du côté du conteur qui improvise que du côté du public qui interprète. Critiquant la pauvreté de la nouvelle, forme figée du constat « réaliste », Tournier n'invitait-il pas ainsi les enseignants à réfléchir sur la nécessité d'élaborer des procédures d'apprentissage de base à partir des exigences d'une lecture (d'une écoute) de textes dont la richesse est en partie liée à leur capacité à déranger, voire inquiéter le lecteur (et pourquoi pas l'enfant-lecteur), à problématiser son rapport au monde, textes qui sont peut-être, par là même, les plus formateurs ?

Il faut souhaiter que les actes de ce colloque trouvent le plus rapidement possible un éditeur.