Droit d'auteur, photocopillage, numérisation

Isabelle Masse

Les deuxièmes rencontres des presses d'université organisées par l'Afpu (Association française des presses d'université) se sont déroulées à la Sorbonne les 31 mars et 1er avril derniers 1. C'est à une série de réflexions sur un thème souvent débattu ces derniers temps 2 : « Droit d'auteur et photocopie, droit d'auteur et numérisation », que se sont livrés les représentants des secteurs privé et public de l'édition universitaire lors d'une des trois demi-journées. Etait présente également la Bibliothèque nationale de France, sa politique de numérisation et les problèmes de droits d'auteur qui en découlent.

Un « manque à gagner » important

Les éditions universitaires (sciences humaines et sociales, sciences techniques et médicales) connaissent depuis quelques années de sérieuses difficultés économiques que les professionnels s'efforcent d'analyser lors de nombreux colloques, rencontres, conférences de presse, également dans de nombreux articles de revues et quotidiens, et pour lesquelles ils essayent de trouver des solutions pour l'avenir. Freiner, pour ne pas dire arrêter, l'inquiétante évolution en cours est une priorité à l'heure actuelle si l'on veut éviter la disparition complète de ce secteur éditorial.

François Gèze, des éditions La Découverte et du Groupe Sciences humaines et sociales du SNE (Syndicat national de l'édition) développait les causes de ce phénomène. Deux composantes évoluant de façon contrastée : d'une part, les livres de vulgarisation, destinés surtout aux étudiants de 1er cycle, dont la vente est en stagnation et d'autre part, le noyau dur, livres de recherche pour les étudiants de 3e cycle, les enseignants, chercheurs..., en proie, lui, à une vertigineuse chute des ventes, phénomène dû au développement anarchique de la photocopie dans les universités 3 et les « copies services » et à l'augmentation du nombre des emprunts en bibliothèques 4. Une chute des ventes particulièrement nuisible à des secteurs où les tirages sont faibles et les prix de vente relativement élevés ; il en résulte une nouvelle baisse des tirages débouchant sur une augmentation du prix des livres, elle-même incitant à recourir à la photocopie... 5.

D'autre part, droit moral et droit patrimonial des auteurs sont bafoués - l'exploitation des droits de propriété littéraire détenus par les auteurs et les éditeurs étant pratiquée sans leur autorisation et surtout sans leur rémunération.

Un phénomène préjudiciable à la lecture

François Gèze fait état de plusieurs enquêtes réalisées sur la lecture dans le milieu universitaire qui ont permis d'arriver à trois constatations : les étudiants lisent de moins en moins, les seuls ouvrages consultés sont ceux prescrits par les enseignants, la lecture est de plus en plus segmentée - lecture zapping de quelques chapitres, quelques parties d'ouvrages, distribués par les enseignants sous forme de photocopies, souvent de très mauvaise qualité. Or est-il satisfaisant pour la formation de l'esprit, la pratique de la lecture ou l'acquisition des connaissances de se contenter de copies et non d'originaux, d'extraits et non d'ouvrages intégraux ?

Mener la lutte

François Gèze propose donc de mener une triple bataille : une action législative, avec un amendement au code de la propriété intellectuelle du 1" juillet 1992 qui instaurerait l'obligation d'une gestion collective pour les droits de reprographie des œuvres protégées (création d'une société de gestion collective obligatoire, semblable à la Société des auteurs, éditeurs et compositeurs de musique (Sacem), qui seule aurait le droit d'autoriser la photocopie, qui serait chargée de la gestion des sommes perçues et, disposant de moyens d'actions efficaces, serait la seule force d'intervention auprès des contrefacteurs 6 ; des actions contentieuses - faire respecter la loi - accompagnées d'une médiatisation importante ; et enfin une action d'information, par une campagne efficace : apposition sur les ouvrages d'un logo et d'un slogan spécifique « Le photocopillage tue le livre », affichages, débats dans les universités avec les bibliothécaires et les principaux responsables que sont les enseignants.

Le rôle des presses d'université

Celles-ci sont, comme les éditeurs privés, lésées par l'usage abusif de la photocopie. Cependant, Christian Auguste, directeur général des Presses universitaires de Grenoble, souligne la position peut-être un peu ambiguë des presses d'université par rapport aux éditeurs universitaires du secteur privé : moins d'impératifs de rentabilité entraînant une conscience moins grande des problèmes économiques et, la plupart du temps, inexistence de contrats, de droits d'auteur, une moindre sensibilisation aux conséquences du « photocopillage ». Les moyens d'actions tels que logo, slogan, affiches... peuvent bien sûr être repris, mais Marc Vitse, directeur scientifique des Presses universitaires du Mirail, à Toulouse, souhaiterait replacer le débat, pour lui complexe, dans le cadre particulier des presses d'université et mener une réflexion sur les types d'actions spécifiques à entreprendre sur le terrain dans le but de sensibiliser auteurs, chercheurs et enseignants, mais aussi les étudiants, facilement accessibles, puisque dans les mêmes locaux.

Plusieurs remarques ou idées sont lancées. Les presses d'université, pourtant souvent dirigées par des enseignants, ne jouent pas leur rôle dans l'apprentissage de la connaissance du livre, du contact physique avec ce dernier, de son maniement par les étudiants. Les presses d'université pourraient donc avoir un rôle pédagogique d'enseignement, d'« explication » du monde du livre et de l'édition, monde qu'ils - enseignants, étudiants, mais aussi les auteurs eux-mêmes - connaissent et maîtrisent en général très peu ou pas du tout, surtout sur le plan économique (par exemple, les coûts de fabrication). Enfin, l'Afpu pourrait être un point d'appui pour définir des stratégies à moyen et à long terme et jouer un rôle important dans de futures négociations.

Numérisation et édition

Il ne faut pas dissocier les problèmes posés par le « photocopillage » de ceux posés par les nouvelles technologies de communication et de reproduction : vidéo, photographie, reproduction laser, numérisation. En trois points, Yannick Maignien, responsable de la politique de numérisation de la Bibliothèque nationale de France (BNF), en présente les grandes lignes :
- la politique documentaire : est en cours de constitution une collection numérisée de 100 000 ouvrages, qui seront consultables en postes de LAO (lecture assistée par ordinateur) ;
- la politique scientifique : cette collection offrira à la communauté savante des moyens décuplés de recherches sur documents électroniques (ouvrages épuisés, rares ou difficilement accessibles, éditions critiques anciennes et récentes, etc.) ;
- la politique éditoriale : des négociations sont menées avec les éditeurs, les sociétés d'auteurs, pour des conventions, des contrats, pour de bonnes conditions de constitution, d'accès aux documents et de leur exploitation (demande d'autorisation, réflexion sur l'éventualité d'une redevance destinée à l'éditeur ou à l'ayant droit, répercutée sur la BNF ou les utilisateurs, en tout ou en partie ?).

Tout ceci dans l'optique d'éviter de nuire à l'édition d'érudition et de fournir des conditions de prix et d'accès non dissuasifs. Yannick Maignien évoque les difficiles contacts avec les éditeurs : une minorité d'entre eux comprend les problèmes posés par l'arrivée de l'édition électronique et est prête à accompagner la BNF dans les discussions, une grande majorité redoutant que leur monopole ne s'écroule dans le monde universitaire, et refusant l'idée même de négociations.

Quels sont les dangers de la numérisation par rapport à la photocopie matérielle ? Ces dangers résident dans la duplication à l'infini de textes ou de corpus de textes, sans aucune mesure avec la photocopie, ainsi que dans les possibilités de fuite, de piratage, d'atteintes au droit moral et patrimonial...

Un travail commun secteur privé-secteur public s'impose pour trouver des solutions acceptables par tous et pour tous les partenaires : alerter, sensibiliser de façon plus poussée les éditeurs, les auteurs, les enseignants, les étudiants, mais aussi les lecteurs et les pouvoirs publics sur les dangers de cette situation, expliquer, informer, négocier, tout en évitant dialogue de sourds et manichéisme...

  1. (retour)↑  Association française des presses d'université (1 rue d'Ulm, 75005 Paris, tél. 46 34 22 08). Cette association s'est donné pour mission de coordonner les efforts des différentes presses d'université pour mieux se faire connaître : diffusion, distribution, catalogues collectifs... Un premier salon s'était tenu les 1er et 2 décembre 1992.
  2. (retour)↑  Une autre rencontre, organisée par les éditeurs de droit, sciences humaines, sociales et scientifiques du SNE avec l'ABF (Association des bibliothécaires français) et l'ADBU (Association des directeurs de bibliothèques universitaires), avait eu lieu, sur un thème proche « Edition, bibliothèques universitaires : le droit d'auteur en débat », dans le cadre du Salon du livre, le 25 mars 1994.
  3. (retour)↑  Aucune université ne peut avoir la maîtrise du parc des photocopieurs, fera remarquer Léon PRESSOUYRE, vice-président de l'Université de Paris I. Il est impossible de contrôler les services déconcentrés tels que les UFR (Unités de formation et de recherche), les instituts, départements, les services situés dans des centres et équipes de recherche qui disposent de crédits de fonctionnement distincts ou bien encore les syndicats et associations d'étudiants, tous bien équipés en machines...
  4. (retour)↑  Les enseignants font acheter les ouvrages par les bibliothèques de leurs centres de recherche ou de leurs laboratoires et les empruntent ensuite. Bref, ils ne les achètent plus eux-mêmes...
  5. (retour)↑  58 milliards de photocopies sont réalisées annuellement dans l'ensemble des établissements équipés de photocopieurs, le préjudice causé pouvant être estimé à 2 milliards de francs. On obtient ce chiffre en appliquant le prix moyen de reproduction à la page dans les tarifs du CFC (Centre français d'exploitation du droit de copie), soit 0,35 F, au nombre de pages d'œuvres protégées qui sont copiées.
  6. (retour)↑  Cet amendement à l'article de loi L122-4 du code la propriété intellectuelle sera présenté à l'Assemblée nationale au cours de la session de printemps. Une nouvelle version du texte proposé par les ayants droit (éditeurs, auteurs, presse...) en février dernier a été présentée par le ministre de la Culture et de la francophonie le 26 avril dernier. Cf. Livres Hebdo, n° 114, 29 avril 1994, p. 44.