Écritures ordinaires

par Francis Marcoin
sous la dir. de Daniel Fabre
Paris : POL : BPI/Centre Georges Pompidou, 1993. - 375 p. ; 23 cm. - (Collection Etudes et recherche)
ISBN 2-86744-387-3 : 195 F

Comme l'indique le titre, il n'y a pas une, mais des écritures ordinaires, qu'on a bien du mal à reconnaître, d'une part en raison de l'intérêt actuellement porté à l'illettrisme, d'autre part en raison même de présupposés qui ne laissent pas de moyen terme entre la soumission et la révolte, entre l'administratif et le littéraire. Le recours à des monographies s'explique donc par le souci d'échapper au préconstruit, de ne pas réduire l'enquête ethnographique au rôle d'illustration. Et les pratiques décrites sont vraiment plurielles, pour une fois, au sens où elles posent toutes une nouvelle question, où elles appellent des essais d'explication venant perturber nos faciles oppositions entre le monde de l'oral et de l'écrit, entre les lettrés et les autres. Bien entendu, la recherche ne peut s'en tenir à un catalogue, et trois regroupements sont proposés, autour de la maison, de l'église, et de lieux restreints de vie et de travail.

La « maison des écritures »

La maison d'abord, « maison des écritures », écritures pour lesquelles sont cherchées à la fois une « relation culturelle » et une « raison graphique ». Lieu d'écriture contraignant, avec ses « papiers », ses archives, qui témoignent d'une administration domestique suscitée par l'administration étatique ; l'observateur constate une sorte de sollicitation permanente à écrire pour classer et programmer, mais d'une part c'est l'écrit lui-même qui appelle cette compulsion, comme par une logique propre, et d'autre part l'idéal de rationalité n'est jamais atteint. L'agenda est détourné vers l'écriture de soi, tandis que les comptes se révèlent aussi comme un moyen d'anticiper ou de prolonger le plaisir de la consommation.

Il y aurait encore à dire sur le partage des rôles, et comment la femme assure prioritairement la mémoire écrite de la maison : on devine derrière tout cela des vies. L'ethnologie ainsi conçue n'est pas sans lien avec le roman, et l'épigraphe empruntée à Perec se justifie pleinement, car on entre vraiment dans l'infra-ordinaire, dans la complication des choses banales, comme seule peut-être la littérature nous a habitués à le faire. C'est aussi un plaisir que de lire le détail de ces pratiques qui peuvent ou non être les nôtres, presque invisibles dans leur évidence. Ainsi tout ce qui est dit de la correspondance la révèle plus variée, plus répandue qu'on ne le dit, à la fois inventive et rituelle, comme le montre la multiplication des carteries.

Les « archives du cœur », les « encyclopédies de soi », le journal intime, sont observés sans condescendance, et c'est la même délicatesse que l'on trouve dans la seconde partie, « Façons d'écrire, façons de croire », ou : « Comment faire communiquer la terre avec le ciel au moyen de l'écriture ? ». Car il y a bien un « courrier du ciel », vœux écrits, billets votifs, photocopies de neuvaines, toute une intense correspondance qui marque les limites de l'oraison mentale, alors qu'« aucune liturgie, dans cette religion de l'Ecriture, n'invite le fidèle à écrire ».

L'Eglise

L'Eglise reste d'ailleurs réservée devant certaines pratiques qu'elle voit comme gestes de superstition, ou bien ouvre des cahiers dans les sanctuaires, sans pouvoir diriger complètement cette écriture : certaines continuent de glisser des bouts de papier sous la statue, par désir d'intimité, de proximité ; d'autres écrivent régulièrement sur ces cahiers, où leur journal s'entremêle aux autres messages. Paradoxes d'un écrit prenant la place de la parole attendue, et qu'on retrouve avec le curé de Villemagne, qui soignait par correspondance. Giordana Charuty constate que ces phénomènes se sont développés au moment où la psychanalyse, quant à elle, proposait aux familiers de l'écriture un dispositif de cure fondé sur la parole. Dans les deux cas, elle conclut à une inversion des usages respectifs de la parole et de l'écriture, qui permet d'objectiviser un corps défaillant pour préserver une demande de guérison magique.

Les bergers

Mais « il y a écriture et écriture », nous dit la troisième partie, « entre nous et je », où l'on voit cette écriture devenir sur une longue durée l'emblème paradoxal d'un groupe professionnel, les bergers, tandis qu'à la pointe avancée de notre modernité la messagerie informatique d'un centre de recherches est détournée pour régler des problèmes de sociabilité. L'exemple des bergers, pour pittoresque qu'il paraît, est lourd de conséquences théoriques, car il perturbe lui aussi la frontière entre lettrés et analphabètes : si le berger rencontre depuis longtemps dans les almanachs la figure de l'imprimeur, c'est qu'il a la capacité de déchiffrer tous les signes du corps, du ciel, donc du texte, et nous sommes ici loin de l'irruption destructrice de l'écrit, telle que l'ont pensée un Platon ou un Jack Goody. On parle de « calendrier de berger », de « lettre de berger » ; le berger est le maître des marques, sortes d'idéogrammes. Dans le Vallespir catalan, des milliers de marques à connaître ont été répertoriées dans le Llibre de conllochs, et si la palabre semble importante dans ce milieu, elle ne fait peut-être que voiler l'importance des signes ; nombreux aussi les vastes espaces où certaines essences d'arbres marquent des repères, dans les estives, où les rochers portent souvent des inscriptions. Mais tout ce qu'on a dit de leur rapport privilégié à l'écrit a aussi influencé les bergers, dont les fils cadets, en Haute Comminges, deviennent colporteurs de librairie. Daniel Fabre reconstruit donc toute une relation spéculaire qui témoigne même d'une attraction continue entre deux planètes du savoir apparemment sans relation, l'école et l'estive...

Avec cette figure du berger, nous tenons sans doute l'emblème du livre : le lecteur peut goûter la poésie de cette évocation, et le sentiment de pénétrer quelque secret, quelque magie ; en même temps, il participe à une réflexion théorique ambitieuse, toujours relancée par l'étude de cas, écrite dans une langue attentive à ses effets, et donc adéquate à son objet, puisque toutes les écritures considérées se posent aussi, avec plus ou moins de naïveté, la question de leur esthétique et de leur efficacité. Les exemples ici esquissés ne donnent qu'une vue partielle de cet ouvrage dont l'audience devrait dépasser le cercle des spécialistes.