Gens de lettres, écrivains et bohêmes

l'imaginaire littéraire, 1630-1900

par Martine Poulain

Jean-M. Goulemot

Daniel Oster

Paris : Minerve, 1992. - 21 cm. ; 199 p.
ISBN 2-86931-062-5 : 120 F

Comment le champ littéraire s'est-il constitué, protégé, modifié ? Comment ont évolué les relations des écrivains avec les pouvoirs ? Comment se constitue l'image de l'écrivain à travers les siècles ? Jean-Marie Goulemot et Daniel Oster invitent à une vigoureuse promenade dans le temps et tentent, par ces portraits souvent hauts en couleur, d'élucider les enjeux et les étapes de ces constructions de la figure sociale (évolutive) de l'écrivain.

Naissance de l'écrivain

Attachés à restituer l'univers des « sans grades » (écrivains aujourd'hui oubliés ou, à leur époque, marginaux) tout autant que celui des plus grands, les auteurs s'attardent d'abord sur le passionnant XVIIe siècle. « On aurait tort d'oublier sa diversité tumultueuse » préviennent-ils. En effet, le monde des écrivains d'alors n'est pas réductible à celui (« si prestigieux soit-il ») du seul classicisme : l'écrivain est aussi à la cour (comme poète de grands seigneurs) ou dans la rue (le poète « pauvre hère »). Les salons aristocratiques ouvriront leurs portes à la littérature après la Fronde, mais bien souvent « la littérature élaborée dans ces salons ne vise à rien d'autre qu'au divertissement ». L'exercice littéraire y est donc souvent un attribut de la société de cour, bien davantage qu'un réel espace de création. Autres cercles d'écrivains : celui des érudits, que les mondains moquent ; ou celui des « littérateurs à la Malherbe ».

Mais le XVIIe siècle, c'est encore la création de l'Académie française, forme la plus structurée de l'encadrement royal. Les protections de l'Académie vont « modifier peu à peu le milieu littéraire, en lui offrant de nouveaux ancrages et de nouvelles légitimités ». Si la « naissance de l'écrivain » (l'expression est d'Alain Viala) peut être datée du XVIIe siècle, c'est bien parce qu'avec le classicisme naît alors « une pratique d'écriture commune et une idéologie partagée du métier d'écrivain », fortement structurée par le mécénat d'Etat. Si le champ littéraire se forge et se distingue, c'est aussi au travers de ces reconnaissances et de ces contraintes.

Ecrivains des Lumières

Le XVIIIe siècle, ère de « la victoire éclatante de l'imprimé », est celui de toutes les ruptures, mais aussi de toutes les continuités. L'image de l'homme de lettres est tout aussi multiple : académicien pensionné, philosophe engagé dans le monde, bohème appauvrie, toutes ces figures sont alors présentes, entretenant avec l'écriture, entre elles et avec le pouvoir, des relations complexes. Le philosophe, s'il se définit comme être pensant, retiré du monde et tout entier voué à son observation, porte sur le pouvoir un regard fait de méfiance et de séduction. Comme l'est le regard du pouvoir sur le philosophe.

Si le pouvoir de l'écrivain s'accroît, c'est parce que jamais la croyance en l'écrit n'a été aussi forte : en témoigne par exemple la figure du lecteur, active et échangeant avec l'écrivain une correspondance qui n'est qu'un des signes de la force des écrits. C'est cette reconnaissance, des pouvoirs ou des lecteurs, qui est refusée aux écrivains de la bohème, malheureuse et aigrie.

L'écrivain miroir de lui-même

Aucun regard n'est plus narcissique que celui que les écrivains du XIXe siècle portent sur eux-mêmes. « Toute la littérature française du XIXe siècle a eu précisément pour objet de " définir ce qu'est l'écrivain " ». L'écrivain est alors « ethnologue de lui-même » : « il se visite, s'examine, s'inventorie, s'analyse, se classe, se dissèque ». Tout le Joumal des Goncourt en témoigne. Est-ce parce qu'encerclé par la toute puissance de la presse d'un côté et l'activisme de la bohême de l'autre, qu'il doit sans cesse se distinguer et se redéfinir ?

Les auteurs s'attardent longuement sur cette bohême du XIXe siècle et sur son « obsession des signes ». Marginalisée, elle doit « faire de son écart un système d'approche, de son excentricité un système de reconnaissance, et de sa sécession une reddition ». L'écrit de la bohême est le lieu d'expression de toutes ces marques. La mort de l'écrivain peut être sa dernière mise en scène et son dernier écrit.

Jean-Marie Goulemot et Daniel Oster n'ignoraient rien des difficultés d'un tel tableau : la période embrassée est tellement vaste, que le risque de simplification dans la restitution de ces itinéraires individuels et de ces stratégies sociales est permanent. Mais le défi est à la hauteur de l'enjeu. Notre fin de XXe siècle, qui connaît une exhibition de la personne privée de l'écrivain sans précédent, au détriment de l'usage public de ses écrits, aurait tout à gagner, par exemple, à comprendre comment il se situe dans les prolongements d'une telle histoire.