À l'école de la littérature

par Jean-Marie Privat

Francis Marcoin

Christian Poslaniec

Paris : Les Editions ouvrières, 1992. - 208 p. ; 21 cm. - (Apprendre, comprendre)
ISBN 2-7082-2949-4 : 120 F.

Paris : Editions du Sorbier, 1992. - 262 p. : 22 cm.
ISBN 2-7320-3291-3 : 109 F.

Le Perreux : CRDP de l'Académie de Créteil, 1992. - 92 p. : ill. ; 30 cm.
(Argos : la revue des BCD et CDI), n° 8, avril 1992
ISSN 0995 2187.

La lecture croisée de ces trois ouvrages ou documents conduit à s'interroger sur la manière dont est pensé et mené à l'école le travail culturel (la didactique des textes et des livres, comme on dit maintenant).

Le marché de la nostalgie

La contribution de Francis Marcoin vise à nous rappeler que l'école de la IIIe République a eu d'emblée une démarche globalisante qui concevait l'apprentissage de la langue sur des textes de la littérature (à ne pas confondre avec une initiation à la littérature). L'auteur analyse avec une plaisante et instructive érudition le corpus d'œuvres de fiction dans lesquelles les petits écoliers apprenaient entre autres... à lire l'école. Les pages sur ces relations spéculaires entre école et littérature, entre fiction d'école et fiction littéraire, ou encore entre littérature contre l'école et littérature pour l'école sont utiles pour mettre en perspective historique les enjeux toujours complexes et conflictuels des représentations socialisées de lecteurs et des programmes officiels de lecture.

Mais on est gêné par la tonalité nostalgique, unanimiste et patrimoniale dans laquelle baigne la plupart des analyses. Voici quelques exemples qui donnent le ton : « Que fera la jeunesse de notre culture, de nos arts, et surtout, de nos Lettres ? », « Notre époque si attachée à déconstruire les acquisitions », « Au XIXe siècle, réputé digne de recevoir les livres adressés aux fils de rois, chaque enfant, peu ou prou, va de plus en plus devenir un prince », « L'introduction actuelle de divers types d'écrits, conception prétendument utilitaire de la lecture, manière plus régressive que révolutionnaire » ou même « Personne sans doute ne nie sérieusement l'importance de la littérature dans une société comme la nôtre » (?) ou enfin « On ne peut opposer strictement un lectorat "populaire" et un lectorat "cultivé" » (!), etc.

Ce retour historique nous paraît être, à l'analyse, en fait, un retour en arrière, une régression critique. On s'étonne par exemple que l'auteur n'ait pas rappelé, fût-ce pour les discuter, le mot de Roland Barthes « La Littérature, c'est ce qui s'enseigne » ou les travaux de Bourdieu sur les instances de légitimation, Il est vrai qu'il aurait été alors inévitable de poser le problème de l'inscription du champ littéraire dans le champ des pouvoirs institutionalisés et donc de mettre au moins à la question la « valorisation de l'œuvre littéraire ».

Ainsi, à raisonner sur le mode de la dénégation, peut-on évoquer les « prétendus déterminismes » (« Le jugement n'est pas le privilège d'une minorité lettrée ») et s'en tenir là, postulant par exemple que les jeunes lecteurs d'aujourd'hui, comme ceux bienheureux de jadis, entreront eux aussi dans le cercle enchanté de la lecture pure. Ainsi peut-on, par réduction ou radicalisation des positions (« La vulgate psychanalysante », « Réduire la culture à de l'arbitraire et de la violence symbolique », « Le relativisme absolu »), se débarrasser à moindre coût des thèses adverses.

Bref, on le voit, ce livre sur les livres « IIIe République » suscite la polémique mais son légitimisme culturel n'aide que médiocrement à penser « le renouwllement des approches et la redéfinition du fait littéraire ».

La conquête du marché

Christian Poslaniec, auteur de fictions et chargé de recherche à l'Institut national de la recherche pédagogique, plaide avec alacrité et humour la cause de la littérature pour la jeunesse. En une dizaine de chapitres rondement menés, il évoque tour à tour les problèmes liés à la définition de la littérature, à la réception littéraire, à l'écriture et à l'enseignement de la littérature. Ses démonstrations ou ses interrogations toujours très « interactives » mobilisent, pour la clarification du propos et le plaisir du lecteur, plus de deux cents titres d'auteurs contemporains qui écrivent pour le jeune public. Cette fougue scripturale - un peu facile parfois - n'est pas loin de donner le sentiment que les lecteurs en herbe ont une belle moisson de livres à engranger plaisamment et que les maîtres n'ont besoin que d'un peu d'inventivité didactique et de bon sens critique pour emporter l'adhésion.

On comprend toutefois que la démarche incitative de l'auteur soit peu propice aux sophistications méthodologiques et aux doutes méthodiques de la réflexion savante (même si Blanchot, Bachelard, Eco, etc. sont cités). La volonté de convaincre à tout prix parents et enseignants de la légitimité de la littérature de jeunesse ne met pas à l'abri des à-peu-près subjectif de la démonstration (« Je fixe à 5 le nombre de paramètres d'un livre en deçà duquel je dirai qu'un livre n'est pas quantitativement riche »), des affirmations péremptoires (« Les spécificités de la littérature de jeunesse découlent toutes du statut des destinataires »), des contradictions logiques (si « c'est le récepteur qui détermine la littérarité, ici et maintenant », la défense et illustration de la littérature de jeunesse qui est l'ambition majeure de ce livre est un peu vaine !) ou de l'optimisme pédagogique (« Pour préserver la liberté du lecteur, il suffit que l'enseignant se donne comme consigne de ne jamais proposer de livres sans proposer en même temps une activité ludique »).

C'est sans aucun doute sur ce dernier point que le médiateur professionnel sera le plus démuni : certes les exemples d'animations ludiques ou d'exercices de familiarisation avec le livre et son texte fourmillent, mais rien n'est vraiment dit sur les progressions, les obstacles cognitifs ou culturels, les réinvestissements dans la pratique du lecteur, bref sur la construction d'un apprentissage quelque peu contrôlé et efficace. Il nous semble que Christian Poslaniec fait l'hypothèse, sympathique au demeurant (mais cela suffit-il ?), que si c'est nouveau et « intelligent », ça marchera !

Cet ouvrage de vulgarisation - il se revendique comme tel - offre donc la possibilité de faire le tour rapide de quelques-unes des questions dont débattent les spécialistes (le rôle productif ou créatif du lecteur dans sa lecture par exemple), propose des pistes d'incitation à l'exploration de la littérature par la lecture et l'écriture, même si en réalité incitation culturelle ne rime pas toujours avec appropriation.

En quête de démarches

Argos se propose de contribuer à l'information et à la formation des documentalistes et des enseignants qui travaillent dans les centres de ressources que sont les BCD (Bibliothèques centres documentaires, à l'école maternelle et primaire), et les CDI (Centres de documentation et d'information, dans les collèges et lycées).

Cette nouvelle revue très appréciée en milieu scolaire (80 pages, format 21/27, paraissant trois fois l'an) veut à la fois nourrir la réflexion, proposer des outils et donner des exemples pour un apprentissage continué de la lecture, des pratiques documentaires mais aussi de l'écriture. Par la clarté de sa mise en page, la variété de ses références (du président de jury de CAPES * au psychanalyste) et la belle part faite aux expériences de terrain, cette publication-forum témoigne d'une réelle volonté de favoriser la mise en place d'actions concertées et cohérentes pour permettre à l'enfant de devenir progressivement ce lecteur-scripteur polyvalent que réclame notre culture. Chaque numéro (on en est au n° 8) se compose de deux partie ; les rubriques habituelles sont consacrées en général à la vie des BCD et des COI mais aussi aux questions qui agitent la profession (statut, recrutement, etc.), à l'actualité de la littérature de jeunesse sans oublier les partenaires (libraires, écrivains, éditeurs, parents) dont on sollicite témoignages, commentaires ou propositions. Le dossier d'une quarantaine de pages aborde, quant à lui, de façon problématique et constructive, un thème majeur qui architecture (comme le mythique Argos) les constructions culturelles (aménagement de l'espace, nouvelles technologies, littérature jeunesse, apprentissages et pratiques d'écriture, documentation, etc).

Il est clair que le comité de rédaction vise à préserver un équilibre judicieux entre articles de terrain, articles de chercheurs et contributions de personnalités, d'institutions, de partenaires.

Il est évident que les contributions sont d'un intérêt inégal et n'embrassent pas les mêmes enjeux. Argos se lit un peu comme un magazine de qualité. Le lecteur feuillette ou s'attarde, oublie tel compte rendu un peu sommaire pour revenir, crayon en main, sur telle analyse ou telle démarche intellectuelle et professionnelle. Dans la plupart des cas, ce périodique sait éviter les deux récifs sur lesquels s'échouent ou se brisent bien des publications voisines. Le danger est, en effet, soit de rabattre de façon stérile et redondante sur les espaces documentaires institués les manières d'être et de faire de la classe traditionnelle, soit, à l'inverse, sous prétexte d'autonomie, d'autosuffisance (et d'une certaine suffisance), de déconnecter ces mêmes espaces de toute didactique disciplinaire. Qu'on se rassure ! Les lecteurs d'Argos, qu'ils soient documentalistes, professeurs ou médiateurs culturels, sont invités à naviguer de concert et de conserve.

Bref, parce qu'il n'est ni sectaire ni fourre-tout des idées à la mode, mais bien au contraire prend en compte les situations réelles des maîtres et des élèves et vise à faciliter l'appropriation raisonnée et pratique de la culture polymorphe des écrits, souhaitons un long périple à Argos. Nous l'attendrons à chacune de ses prochaines escales...