La librairie Flammarion

1875-1914

par Philippe Hoch

Élisabeth Parinet

Paris : IMEC Editions, 1992. -404 p. ; 25 cm. - (L'Edition contemporaine)
ISBN 2-908295-12-1 : 300 F

Créé à la fin de l'année 1988, l'Institut mémoires de l'édition contemporaine (IMEC) a pour vocation première de regrouper, conserver, classer et communiquer aux chercheurs les archives des éditeurs français. Mais son rôle consiste aussi à favoriser l'exploitation scientifique et la mise en valeur culturelle de ce patrimoine considérable, encore largement en friche, tant par le biais d'expositions - accompagnées, comme il se doit, de catalogues - que de publications, qu'elles soient périodiques (comme la revue semestrielle In octavo) ou qu'il s'agisse de monographies.

La liste, déjà importante et diversifiée, des documents publiés par l'IMEC dans le cadre de plusieurs collections ouvertes en parallèle, s'est enrichie récemment d'une étude monumentale d'Elisabeth Parinet portant sur La librairie Flammarion de 1875 à 1914. Cet ouvrage vient opportunément compléter le panorama des recherches consacrées depuis quelques années aux principales maisons d'édition françaises. En effet, longtemps ignoré des historiens du livre restés attachés à des époques plus lointaines, le XIXe siècle (et ne partons pas du XXe) a cependant suscité une floraison de travaux qui, pour être tardive, n'en est pas moins riche.

Ascension sociale

Soulignons-le d'embiée : le livre d'Elisabeth Parinet, qui fait honneur à son éditeur comme à son auteur, est un modèle du genre. Le souci permanent de répondre aux exigences les plus précises de la recherche historique de type universitaire et celui de respecter les règles du genre - la thèse de doctorat - ne conduisent toutefois jamais l'auteur sur le terrain de l'érudition lourde et parfois gratuite ; l'ouvrage, riche et dense, se lit avec un intérêt et un plaisir constants, « comme un roman ».

Le cliché vient certes aisément sous la plume. Mais en vérité, l'aventure de la librairie Flammarion ne pourrait-elle point fournir les ingrédients d'une passionnante œuvre romanesque ? Car tout y est : origines modestes, rurales de surcroît, faillite paternelle, études sacrifiées, cours du soir, petit pécule qui constitue le point de départ d'une ascension sociale peu commune. Ernest Flammarion « n'est pas l'héritier d'une dynastie bourgeoise, il en est le fondateur. Il est l'exemple même de l'homme qui s'est fait tout seul : entré dans les affaires, en 1875, avec 2 000 F d'économies personnelles, il possède, vingt ans plus tard, un capital de plus de trois millions de francs ». Semblable itinéraire était bien de nature à piquer au vif la curiosité d'un chercheur en quête d'un sujet stimulant.

La première partie du livre (« Naissance d'un éditeur »), largement biographique, invite le lecteur à feuilleter l'album de famille des Flammarion et narre l'« histoire très vraie de trois enfants courageux », Camille l'aîné, Berthe et Ernest, né en 1846 en Haute-Marne, bientôt conduits par la ruine à tenter leur chance dans la capitale et à découvrir, contraints et forcés, le monde du travail. Dès l'âge de treize ans, Emest entre dans une maison de tissus, vite abandonnée au profit de la librairie académique Didier, dont il devient le représentant. Flammarion y acquiert les rudiments du métier et la volonté ferme de devenir libraire, à part entière et à son compte. L'opportunité d'une association, conclue en 1875, avec Charles Marpon marque les débuts d'une maison appelée à devenir l'une des plus importantes du pays. En quelques années seulement, la librairie de Charles Marpon et d'Ernest Flammarion occupe une place grandissante sur le marché du livre parisien. Les deux associés peuvent dès lors se lancer dans l'édition, avec notamment des ouvrages illustrés, les romans de Zola ou L'astronomie populaire de Camille Flammarion. Grâce au succès remporté par cette dernière œuvre, « l'aîné va devenir l'astronome le plus célèbre de son temps, tandis que le cadet va asseoir définitivement la renommée de sa maison d'édition ».

Politique commerciale hardie

Après avoir rendu compte des débuts de la librairie, Elisabeth Parinet s'attache, au long d'une seconde partie, à « la vie d'une entreprise », dont la prospérité croissante se mesure d'abord « aux rachats de concurrents » (le plus important étant celui de la librairie Charpentier) et à l'extension du réseau des magasins, tant à Paris qu'en province (des succursales sont ouvertes à Marseille, Lyon et au Havre), sans parier des bibliothèques de gare. L'implantation et le développement de ces demières constituent l'enjeu d'une véritable bataille livrée avec Hachette, lequel finira du reste par triompher.

La maison Flammarion dut aussi son essor au recours aux « relations publiques » et surtout à la publicité littéraire - nouveauté alors et pomme de discorde, voire objet de scandale ! - ainsi qu'à une « politique commerciale et financière » aussi « hardie » qu'avisée, caractérisée notammment par une importante baisse du prix de vente des livres, laquelle vaudra à l'éditeur une tenace réputation de « bradeur ».

Règle d'or : la diversité

La troisième partie du livre d'Elisabeth Parinet, qui occupe la moitié du volume, retrace « quarante ans d'édition », durant lesquels quelque vingt millions de livres sont sortis des presses de l'entreprise. L'auteur analyse avec finesse les principales caractéristiques de cette immense production et met en relief les grandes règles éditoriales suivies par Flammarion. La première consiste à garantir tout ensemble « la diversité des sujets, des prix, des publics... ». Flammarion y parvient en cultivant des genres fort différents (malgré une évidente prédominance de la littérature) et en multipliant les collections, particulièrement celles à bon marché ou, sur un autre registre, les éditions illustrées. Elisabeth Parinet examine, à titre d'exemples significatifs de cette politique éditoriale reposant sur la diversité, les secteurs du livre pratique (cuisine, médecine, sport, savoir-vivre, guides touristiques...) ou du livre d'humour, auquel Ernest Flammarion était personnellement attaché.

Trois domaines, en raison de leur importance - moins quantitative que symbolique - font chacun l'objet d'un chapitre propre : les sciences, la politique et le roman populaire. S'agissant des ouvrages scientifiques, la personnalité et l'œuvre de Camille Flammarion furent naturellement déterminantes, tout comme la « Bibliothèque de philosophie scientifique » dirigée par Gustave Le Bon. « Grâce à cette collection de haut niveau, cautionnée par les plus grands noms de l'Université, il (Emest Flammarion) ajoutait une nuance supplémentaire à l'image de sa maison, celle du sérieux et de la réflexion, tout en évitant une spécialisation qui n'était ni de sa compétence ni de son goût ».

Marx et Drumont

Le domaine politique est, lui aussi, tout à fait atypique et les ouvrages qui en relèvent peu nombreux. Il méritait néanmoins que le chercheur s'y arrêtât, ne fût-ce que pour mettre en évidence d'étranges cohabitations au catalogue : une traduction du Capital, seule disponible durant plus d'une décennie et La France juive, de Drumont, véritable best-seller, à côté d'autres textes antisémites signés Gyp ou Daudet. Pour Elisabeth Parinet, on ne saurait voir dans la publication de tels écrits l'expression d'un parti pris idéologique de l'éditeur, mais bien plutôt un choix de nature purement commerciale. La rentabilité avant toute chose !

Si la politique, mesurée en termes d'unités bibliographiques, demeure marginale dans la production de Flammarion, il en va tout autrement du roman populaire, alors très en vogue, littéralement « porté » par les feuilletons de la presse ; un domaine vers lequel l'éditeur s'est tourné très tôt, le conduisant même à lancer - avec plus ou moins de succès - plusieurs périodiques : Le bon journal (1885-1912), Le Polichinelle, feuille satirique assez médiocre, ou encore Nos lectures... De la même volonté de toucher un très large public populaire procède le lancement de collections telles que « Les auteurs célèbres » (petits volumes brochés à soixante centimes).

Ces auteurs, précisément, qui sont-ils ? Elisabeth Parinet s'intéresse à la personnalité des plus importants et examine les rapports qu'ils entretinrent avec leur éditeur. De l'enquête relative à Zola - lequel « a porté chance à la jeune maison d'édition » - , Maupassant, Malot, Daudet, il ressort qu'Emest Flammarion est un éditeur honnête avec ses auteurs, parfaitement organisé et payant bien ; son professionnalisme fait qu'ils n'ont pas à se plaindre de ses services ».

L'ouvrage s'achève sur l'évocation des « années de guerre », des difficultés temporaires provoquées par le conflit, de la reprise, précédant le retrait d'Ernest Flammarion au profit de ses fils, Albert et Charles, grâce auxquels « la relève est assurée pour plusieurs décennies ». Une bibliographie et des annexes complètent comme il convient cet excellent travail, ainsi qu'un cahier d'illustrations. bienvenu.