Archives et recherches

vers une nouvelle intelligence des archives ?

Isabelle Kratz

Depuis quelques années sont nées ou se sont développées, dans un cadre public ou associatif, des institutions et des équipes qui se sont intéressées à des types d'archives jusque-là un peu négligés au sein de la masse immense des documents conservés par les bibliothèques et centres d'archives : citons ainsi l'IFA (Institut français d'architecture) qui a un département « Archives et Histoire » destiné à localiser et recueillir les archives d'architectes, ou encore l'ITEM (Institut d'étude des textes et manuscrits modernes), laboratoire du CNRS (Centre national de la recherche scientifique) passé spécialiste dans l'étude génétique des textes manuscrits.

Comment et pourquoi ces institutions se sont-elles formées, quels sont leurs objectifs et leur apport au monde scientifique, en quoi leur existence peut-elle entraîner des modifications dans l'organisation traditionnelle de fonds d'archives, tel était le premier volet de la rencontre internationale « Archives et recherche : vers une nouvelle intelligence des archives ? », organisée les 25-26 mai à Paris et les 27-28 mai à Londres et Cambridge, sur l'initiative de l'Institut Mémoires de l'édition contemporaine (IMEC).

Le second volet de cette rencontre a été plus spécifiquement consacré aux archives éditoriales en France et en Grande-Bretagne, et à leur richesse pour la recherche littéraire et historique.

Nouvelles archives, nouvelles institutions

Le public composé de chercheurs, de conservateurs et surtout d'étudiants, s'est tout d'abord vu présenter les différentes institutions réunies pour cette rencontre.

Maurice Culot, responsable du Centre d'archives d'architecture du XXe siècle à l'IFA, a déclaré que cette institution avait été créée en 1980 sur une initiative individuelle pour sauver des archives menacées de destruction, devant le manque d'intérêt des établissements publics. L'objectif de l'IFA est donc avant tout la conservation d'un certain patrimoine, avant même l'aide à la recherche. Jean-Marc Poinsot, président des Archives de la critique d'art, créées en 1989, a souligné la difficulté de collecter et d'organiser de manière cohérente les fonds d'archives de critiques d'art.

Quant à Michel Trebitsch, chercheur à l'Institut d'histoire du temps présent (IHTP, laboratoire du CNRS fondé en 1978), il a montré combien l'histoire de la période toute contemporaine devait recourir à des types d'archives variés et souvent peu traditionnels, tels les témoignages oraux ou les enquêtes collectives. Cependant il a indiqué qu'une politique de conservation trop systématique, trop universelle, risquait aussi d'avoir un effet de fossilisation des témoignages de notre histoire : il n'est pas possible ni utile de tout conserver. Olivier Corpet, administrateur de l'IMEC, a retracé l'histoire et l'évolution de cet institut (fondé en 1989), consacré à la conservation d'archives d'éditeurs et de fonds d'auteurs, et a indiqué quelques-unes des ressources offertes par ces collections. Philippe Lejeune, chercheur à l'ITEM, a parlé de son projet de collectif « Archives de la vie privée », destiné à combler une lacune des fonds d'archives publiques, souvent peu désireuses de recueillir les archives privées de personnes sans notoriété.

On avait également fait appel à l'expert et libraire Dominique Baudin pour connaître l'avis d'un spécialiste et d'un collectionneur sur ces collections d'archives rendues accessibles seulement depuis peu. Dominique Baudin a apprécié la valeur de ces documents ainsi sauvés d'une éventuelle destruction, mais a averti des problèmes de conservation qu'ils ne manquent de poser. Aussi a-t-il exprimé le regret qu'aucun conservateur d'une grande institution publique ne soit présent autour de la table de discussion pour amorcer un échange entre professionnels de la conservation et chercheurs désireux de sauver un patrimoine menacé.

Ce large tour d'horizon a permis de faire connaître l'existence d'institutions quelque peu extérieures au réseau officiel, donc souvent peu connues, et d'établissements étrangers, donc souvent un peu lointains pour les chercheurs et étudiants étrangers.

Malheureusement, le manque de temps n'a guère permis de dépasser le niveau de la simple présentation d'équipes pour traiter plus en détail des problèmes de fonds posés par l'existence de ces institutions et par la gestion des documents conservés par celles-ci : quelles sont ou quelles devraient être les relations entre ces centres d'archives et de recherche souvent nés d'une initiative individuelle et privée, d'un côté, et les pouvoirs publics de l'autre côté, comment arriver à un équilibre entre les nécessités de la conservation et les demandes de la recherche, quelles modalités employer pour permettre une exploitation raisonnée de ces collections rendues tout récemment accessibles,... ?

Nouvelles archives à l'étranger

L'après-midi fut consacré à l'étude de la situation d'archives littéraires et éditoriales à l'étranger, notamment en Grande-Bretagne, aux Etats-Unis et en Allemagne.

Les Archives de la littérature allemande à Marbach en Allemagne, décrites par Jochen Meyer, conservateur au Département des manuscrits, est un modèle dans le genre, puisqu'elles offrent aux historiens de la littérature allemande des fonds de correspondance, des manuscrits littéraires et des archives d'éditeurs d'une grande richesse.

En Grande-Bretagne, les institutions publiques, suivant les dires de Ian Willison, anciennement conservateur à la British Library, ne se sont que tardivement intéressées aux archives littéraires et culturelles, tels les fonds d'auteurs ou les archives d'éditeurs ; les collectionneurs en ont profité pour acquérir des fonds parfois très importants. Le système de préemption n'existant pas en Grande-Bretagne, beaucoup de collections qui sont passées ces dernières années en ventes aux enchères ont été achetées par des collectionneurs ou des institutions étrangères plus pourvues en moyens financiers que leurs homologues britanniques. Actuellement donc, le chercheur doit souvent se déplacer dans de nombreux endroits pour accéder aux collections qui l'intéressent.

Cette dispersion a rendu nécessaire l'élaboration du Location register of twentieth-century English literary manuscripts and letters, publié en 1988 par la British Library et présenté par Sally Brown, conservateur à la British Library. Ce recueil recense, par auteur, les différentes collections britanniques conservant des papiers relatifs à l'œuvre littéraire du personnage concerné. Cet instrument de travail d'une grande richesse, sans cesse tenu à jour sous forme de banque de données, devrait bientôt être étendu aux collections nord-américaines, notamment aux collections prestigieuses du Harry Ransom Humanities Research Center à l'université du Texas à Austin. De plus un Location register a été commencé pour la période 1700-1900. En France, il semblerait que l'on s'engage dans la même voie, puisque l'IMEC prévoit de lancer prochainement un projet analogue pour le XXe siècle.

Archives d'éditeurs et histoire littéraire en Grande-Bretagne

Le reste de la rencontre a été consacré aux archives d'éditeurs, en Grande-Bretagne comme en France, et à leur apport à l'histoire littéraire.

La deuxième journée a donc été l'occasion pour les intervenants britanniques (David Mc Kitterick, directeur de la bibliothèque du Trinity College à Cambridge et Michael Bott, conservateur à la bibliothèque de l'université de Reading) de parler des différents fonds d'archives en Grande-Bretagne. Evidemment beaucoup de papiers, jugés sans valeur, ont été détruits, d'autres se trouvent dans des collections privées difficilement accessibles, ou à l'étranger. Mais la British Library conserve tout de même des collections non négligeables (ainsi une partie des archives de la maison Macmillan) ainsi que la bibliothèque du Trinity College (Archives de la Cambridge University Press). Et un effort de concentration a été réalisé avec la création d'un fonds spécifiquement consacré aux archives d'éditeurs à l'University de Reading. Cependant les conditions d'accès à ces collections dépendent des exigences des éditeurs déposants et ne sont donc pas toujours très libérales, alors que les demandes des chercheurs et étudiants ne cessent d'augmenter.

Pour clore cette journée « anglaise », Warwick Gould, professeur à l'université de Londres, a donné un exemple de l'utilisation d'archives d'éditeurs appliquée à l'histoire littéraire. Il a en effet étudié les archives Macmillan déposées à la British Library dans la perspective des relations entre l'éditeur et le poète Y .B. Yeats et des projets successifs d'édition des œuvres de cet auteur.

La troisième journée était principalement consacrée à l'histoire littéraire et à l'histoire de l'édition en France. Michel Contat, directeur de recherches au CNRS et Albert Dichy, chargé de mission à l'IMEC, ont, le premier dans le cas de Jean-Paul Sartre, le deuxième pour Jean Genet, présenté une étude des relations auteur-éditeur et de l'attitude de l'auteur face à ses propres textes mis sous forme imprimée. Dans l'un et l'autre cas, les documents d'archives (d'éditeur et d'auteur) sont essentiels à la recherche et il serait indispensable de pouvoir les réunir en un seul lieu (si ce n'est déjà fait), ou au moins de bien les localiser, afm d'éviter la destruction ou la disparition de l'un ou l'autre document.

Pascal Fouché, directeur du développement au Cercle de la librairie, a annoncé le projet d'un cinquième tome de l'Histoire de l'édition française, portant sur les années 1950-1990. La collaboration de nombreux professionnels du livre (éditeurs, libraires,...) sera demandée pour la présentation d'une époque trop contemporaine pour faire l'objet d'études historiques exhaustives.

En qualité de spécialiste de l'histoire de l'édition des XIXe et XXe siècles, Jean-Yves Mollier, professeur à Paris X, a démontré combien l'accès tout récent aux archives d'éditeurs pouvait renouveler toute la recherche dans ce domaine. En effet les fonds de correspondance, les livres comptables et autres documents conservés dans ces collections remettent souvent en question des légendes établies par l'histoire littéraire.

D'autre part une brillante démonstration de l'apport de l'étude sociologique des textes a été présentée par Hermione Lee, professeur à l'université de York, qui avait choisi pour exemple le cas de Virginia Woolf.

La rencontre s'est terminée le quatrième jour à Cambridge sur un échange de points de vue entre Français et Britanniques sur l'avenir de l'histoire de l'édition, au niveau national comme au niveau international. En effet, une Histoire du livre (History of the book) a été mise en chantier outre-Manche et l'équipe chargée du projet serait désireuse de profiter de l'expérience acquise par les rédacteurs de l'Histoire de l'édition française. Il est apparu que, pour les progrès de l'histoire du livre, les historiens de toutes disciplines et de toute appartenance nationale doivent travailler ensemble. Différentes visites, notamment à l'IMEC, à la British Library (Archives de la maison Macmillan) et au Trinity College (Archives de la Cambridge University Press) ont permis au public de mesurer l'ampleur matérielle des fonds d'archives, donc des problèmes de gestion qu'implique leur conservation, et l'importance scientifique de ces collections, trop souvent détruites par manque d'intérêt ou de moyens.

Cette rencontre, dont les actes devraient être publiés, a permis d'amorcer la discussion sur certains problèmes de méthodologie ou de pratique, a surtout présenté l'intérêt d'abattre quelques-unes des cloisons qui existent inévitablement entre chercheurs de pays différents ou entre chercheurs de même appartenance nationale mais relevant d'institutions différentes.

Une question demeure pourtant : les discussions ont parfois opposé, de manière un peu rhétorique nous semble-t-il, les « chercheurs » d'une part et les « conservateurs » (d'archives, de bibliothèques) d'autre part. N'y a-t-il pas là un malentendu qu'il serait bon de résoudre rapidement, pour éviter de nuire à la conservation et à la mise en valeur de notre patrimoine ? Un conservateur peut et devrait même souvent être non seulement le collaborateur du chercheur, mais un chercheur lui-même, et le chercheur doit faciliter la tâche du conservateur dans la sauvegarde des archives et des ouvrages qu'il consulte. Il n'y a donc pas lieu de creuser un fossé, voire une opposition, entre deux milieux professionnels pourtant si proches.