Moscou, le putsch et les bibliothécaires

Martine Poulain

Vouées à l'éternité de la conservation, les bibliothèques sont en général et par déformation professionnelle, trop absentes d'enjeux sociaux, dont les documents qu'elles conservent sont pourtant bien souvent le témoignage.

L'Histoire cette fois était au rendez-vous. Le must des rencontres professionnelles internationales, le congrès de l'IFLA *, s'est trouvé nez à nez avec ce qui, espérons-le, ne sera qu'un hoquet de l'histoire : une tentative de putsch, la ville de Moscou envahie par les chars, une télévision offrant en continu pendant trois jours le Lac des cygnes, une conférence de presse digne des plus beaux temps de la langue de bois, une presse muselée ou interdite, une population courbant l'échine, désespérée ou attentiste, réduite à la seule rumeur de la rue ou aux maigres tracts qui ornaient çà et là les façades de quelques rues ou les piliers de quelques couloirs de métro.

Triste et instructif exemple de ce que peut être une version de la lecture publique, entendue au sens de lecture en public. Lire en public dans un pays où, pendant quelques jours, certains auront essayé de réduire cet exercice à rien, à l'absence de sens. Devant ces petits placards, les voyageurs du métro ne s'arrêtaient bien souvent pas. Quelques-uns, des petits groupes ne dépassant jamais une dizaine de personnes en prenaient connaissance, rapidement. Mais, nul ne s'y attardait et jamais ne s'initiait un début d'échange ou de commentaires entre lecteurs. Information volée au détour d'une activité quotidienne et immédiatement enfouie dans l'attente de lieux plus sûrs, tels l'intimité familiale.

L'événement ne fut pas sans révéler les attitudes de chacun : volonté de se désolidariser immédiatement et inquiétude plus grande encore chez les bibliothécaires des pays baltes ou de certaines républiques. Les badges au revers des vêtements virent de plus en plus disparaître l'attribution URSS pour autant d'Estonie, Lituanie, Lettonie, puis au fil de ces quelques jours, quelques Géorgie, Ukraine, Russie firent leur apparition. L'affirmation ici n'était pas celle du nationalisme, mais bien celle du refus.

Volonté aussi, qui pourrait être mal comprise, non de continuer le Congrès coûte que coûte, mais de pouvoir continuer à offrir au monde ce que ces intervenants et organisateurs avaient vaille que vaille préparé : des attitudes et des contributions qui présentent l'URSS et le métier de bibliothécaire comme pouvant s'exercer aujourd'hui autrement, dans la vérité.

Beaucoup d'interventions portaient en effet sur cette conjoncture nouvelle, marquée par des débuts de liberté dans le monde de l'édition et des bibliothèques. Certaines de ces contributions ont donc pris une résonnance particulière pendant les deux jours qui, finalement, n'ébranlèrent pas le monde.

C'est pour prolonger cette tentative que nous avons choisi de donner un aperçu des contributions qui portaient sur l'URSS.

Les bibliothèques en URSS

Pour environ 300 millions d'habitants, 326 000 bibliothèques, 400 000 salariés, 20 000 élèves-bibliothécaires formés chaque année, 100 millions d'exemplaires arrivant gratuitement dans les bibliothèques, un fonds total de 5,6 milliards de documents, 50 % de la population inscrite, 6 milliards de prêts : tels seraient les chiffres impressionnants de l'activité de ces bibliothèques, toutes d'Etat, bien sûr : le ministère de la culture de l'Union et les ministères de la culture des Républiques en auraient en charge une grande part, ainsi que le Comité d'Etat pour l'instruction publique. Pourtant, conclut la brochure officielle de présentation : « le service rendu par les bibliothèques au peuple soviétique ne correspond pas pour le moment aux besoins sociaux : la bibliothéconomie soviétique n'est pas au niveau mondial ». Mais « les bibliothèques gagnent en indépendance ».

C'est un jugement plus précis et plus sévère que donnent les intervenants.

Les bibliothèques universitaires

Selon Vyacheslav V. Mosyagin, directeur de la bibliothèque de l'université des sciences de Moscou, l'Union Soviétique dispose de 900 établissements d'enseignement supérieur, 62 ayant un statut universitaire. Les plus vieilles universités du pays sont Vilnius (1579), Lvov (1661), Moscou (1755), Tartu (1802), Kazan ( 1804), Kharkov (1805), Leningrad-Saint-Petersbourg (1819), Kiev (1834), etc. Après 1917 sont créés de nombreux nouveaux établissements. Les fonds des bibliothèques universitaires varient de 350 000 à 8 millions d'ouvrages, le nombre d'usagers de 3 000 à 65 000. Elles emploient 6 500 personnes. Les bibliothèques les plus anciennes sont aussi souvent les plus fréquentées. Aujourd'hui les bibliothèques universitaires ont une organisation centralisée ; elles sont dirigées par une direction unique, et tous les services (acquisition et traitement de livres, échanges, etc.) sont communs. Les acquisitions proviennent soit d'achats, soit de « postes centraux de distribution des livres », 32 bibliothèques universitaires recevant par ailleurs un exemplaire du dépôt légal. Les évolutions récentes ont confronté les bibliothèques aux problèmes de hausse de prix et à une diversification des éditeurs « ne passant pas tous par le système central de distribution », ce qui rend les acquisitions plus difficiles... Bref, les bibliothèques universitaires, habituées à recevoir des ouvrages qu'elles n'ont pas choisis sont aujourd'hui face à une donne nouvelle : choisir soi-même et acheter soi-même. Elles n'ont les moyens ni de l'un, ni de l'autre.

Les acquisitions étrangères transitent elles aussi en général par le canal d'un centre d'échanges internationaux. Un autre intervenant, V. Matveyev, directeur de l'Institut d'information pour les sciences sociales de l'académie des sciences d'URSS, développera ce point : on peut estimer que seuls 40 % de la documentation imprimée dans le monde en matière d'information scientifique est connue en URSS ; la non-convertibilité du rouble est également une source de difficultés ; la lenteur des transactions (il faut au moins six mois pour obtenir un document étranger) en est une autre.

L'informatisation ou le recours aux données informatisées sont balbutiants. L'administration de tutelle ne comprend pas leur nécessité : « personne ne semble comprendre que l'organisation et l'utilisation de grandes banques de données exige un réseau informatisé spécialisé ». L'essai le plus avancé est sans doute celui de l'université de Moscou où le format MARC a été utilisé pour la première fois, adapté à la langue russe. Mais l'équipement en matériel est insuffisant.

Comme partout, la production officielle était achetée dans des quantités complètement inutiles, pendant que d'autres publications étaient retirées des étagères et non proposées aux lecteurs.

Du côté des bibliothèques publiques

Là aussi, perestroïka, arrivée de la notion de marché et difficultés économiques ne sont pas sans conséquence sur la vie des bibliothèques : acquisitions en baisse, dont la raison est aussi qu'on porte enfin attention aux besoins du lecteur, ainsi que Gennadi Jakimov l'explique si bien dans nos colonnes.

De nouvelles bibliothèques et de nouveaux réseaux émergent, souligne E.S. Ponomaryova, chef de projet au département des programmes de développement du ministère de la Culture, afin de répondre à la demande de lecteurs qui ne sont pas satisfaits par les cadres existants : ainsi, par exemple, une bibliothèque de l'émigration russe, une bibliothèque de littérature juive à Kiev, une bibliothèque consacrée au théâtre à Moscou, etc. Ailleurs, on cherche aussi à retrouver sa mémoire en développant l'histoire locale. Les bibliothèques participent aujourd'hui fortement à ce mouvement : ici on crée des « Livres de mémoire » ; là, des musées locaux, etc. La religion fait aussi partie de ce retour sur l'histoire et les bibliothèques publiques reconstituent leurs fonds en ce domaine.

Les bibliothèques publiques s'ouvrent à l'information sur les changements politiques et sociaux, cherchent à donner des éléments de réflexion aux usagers sur la vie sociale.

On cherche à mettre les collections, y compris les collections étrangères, en libre-accès et à abandonner tout critère idéologique pour les acquisitions.

De l'illettrisme comme une perte de mémoire

Tous les manuels affirment, dit Slava Matlina, chercheur à la Bibliothèque Lénine, que l'illettrisme a été totalement éradiqué dans le pays dans les années 30. Il est vrai que dès après la Révolution d'octobre 1917, l'élimination de l'analphabétisme fut un objectif majeur : les bibliothèques publiques contribuèrent à cette tâche en participant elles-mêmes à des actions d'alphabétisation ou en prolongeant par le prêt de livres adaptés l'action des unités scolaires en ce domaine : « sans nul doute, les activités des unités pour l'élimination de l'illettrisme, des armées de la culture, et des comités extraordinaires, qui voulaient s'adresser au plus de monde possible, prirent la forme de véritables charges de cavalerie »... Cette situation explique pour une part le relatif bas niveau culturel des demandes de ces nouveaux lecteurs. Dans les années 20, commenca le « nettoyage des stocks des bibliothèques », qui durent se débarasser des « livres idéologiquement dangereux ». Le combat contre l'illettrisme fut réduit à une volonté de « réformer » l'homme, à le débarasser de « l'humanisme abstrait », caractéristique de la conception « de classe » des penseurs des Lumières.

Cette lutte contre l'illettrisme fut donc à la fois positive, au sens où elle a augmenté le niveau éducatif de la population et négative en ce qu'elle a conduit à une « simplification de la culture ». Cette contradiction s'est amplifiée après les années 20. Certaines études des années 70 montrèrent ainsi à quel point la grande partie de la population ne montrait pas d'intérêt pour la littérature, à quel point les « goûts étaient sous-développés ». Uniformité et propagande régnaient partout.

Au niveau national, aucune source n'est en fait disponible sur la question de l'illettrisme.

Les bibliothèques scolaires

144 000 bibliothèques scolaires en URSS. Mais dont les moyens sont faibles, les stocks insuffisants, dit encore G.L. Tsesarskaya, bibliothécaire et sociologue à la Bibliothèque d'Etat pour la jeunesse. La littérature y est faible, les livres d'art sont absents. Les budgets sont quatre fois inférieurs aux normes prévues. Les personnels travaillant dans ces bibliothèques sont sous-qualifiés.

Les jeunes s'intéressent peu aux classiques, longtemps relégués au rang d'« art bourgeois ». Même les ténors de la littérature acceptée par le régime (Pouchkine, Gogol, Tolstoï, Tchékhov) étaient découpés en morceaux choisis, les oeuvres complètes rares dans le commerce, et de toutes façons censurées, inexistantes dans les écoles. Censure dans la philosophie aussi : Platon, Kant, Schopenhauer, Solovjev, Taine, Ruskin, Nietzsche, Leskov, Jasinski furent expurgés des bibliothèques soviétiques en 1923 après leur inscription à l'« Index de la littérature anti-artistique et contre-révolutionnaire à retirer des bibliothèques destinées aux masses ». Autre problème aujourd'hui par exemple pour les livres traitant du Goulag : la différence entre les textes enfin acceptés et édités, et les originaux, souvent bien importante.

Pourtant là aussi, de nombreux signes montrent un regain d'intérêt pour le patrimoine littéraire : rencontres avec des écrivains, expositions, conférences, clubs de lecture autour de la littérature classique, etc. Et l'auteur d'espérer que les jeunes apprendront ainsi que « la culture classique n'est pas un musée dont les contemporains seraient les visiteurs : ils en sont en fait des agents actifs ».

L'édition pour enfants, c'est, dit Y. Prosalkova, chef du département Théorie et travail méthodologique avec les lecteurs et promotion du livre de la Bibliothèque Lénine, 450 titres de livres par an et 6 millions d'exemplaires : voilà qui paraît bien laisser peu de marge à la diversité.

La bibliographie nationale

La base de la bibliographie nationale en URSS est le dépôt légal. Plusieurs institutions sont responsables de l'établissement de cette bibliographie : les 17 Chambres du livre des Républiques et la Chambre de l'Union notamment. Tous recoivent un exemplaire du dépôt légal. La Chambre du livre de l'Union, par exemple, reçoit 1 300 exemplaires de tout ce qui est publié et les répartit ensuite dans les différentes archives et bibliothèques.

La Bibliographie nationale peut être divisée en trois grands groupes. Le premier comprend les livres et les brochures, les périodiques, les partitions, les cartes, etc. Le second les articles et les revues. Le troisième comprend des informations sur ces publications, des index de publications, par exemple. Les cartes catalographiques réalisées sont en format particulier à l'URSS (GOST), mais convertibles en UNIMARC. Le matériel audio et audiovisuel commence à être inclus dans la Bibliographie nationale, mais pas encore les productions informatiques.

Le prêt entre bibliothèques

Le prêt entre bibliothèques a été lui aussi un témoin des attentes des lecteurs de l'Union Soviétique : les demandes d'ouvrages littéraires, politiques, juridiques et économiques ont considérablement augmenté. Elles ont aussi permis de mesurer les immenses lacunes de l'offre intérieure : en 1990, 55 % des demandes en sciences humaines (avant tout en littérature), 29 % des demandes en sciences naturelles et médicales, 16 % des demandes en sciences appliquées durent être satisfaites à l'étranger, constate S.N. Prosekova, chef du service du Prêt entre bibliothèques de la Bibliothèque Lénine. Les plus grandes demandes vont vers les productions anglo-américaine, allemande, française, japonaise et italienne. Mais, là encore, les problèmes économiques et plus encore la non-convertibilité du rouble empêchent la satisfaction de toutes les demandes.

C'est pourquoi, la Bibliothèque Lénine envisage la création d'un Centre de documentation et d'information dont le rôle serait de conserver et de diffuser des originaux ou des reproductions des documents les plus demandés, y compris des documents d'origine étrangère. L'idée serait de coordonner ce Centre avec des propositions équivalentes dans les autres pays d'Europe de l'Est et de développer une politique d'échanges sur des bases nouvelles. Pour mettre en œuvre cette amélioration du système de prêt international, la Bibliothèque Lénine attend beaucoup de l'IFLA. Le retard et les lacunes dans la formation sont en ce domaine importants : le premier séminaire sur ce thème rassemblant des professionnels de tout le pays a eu lieu en mai 1991.

Les catalogues collectifs de publications en série

En 1986, rappellent N.N. Kasparova et A.S. Chistyakova, du département des catalogues de la Bibliothèque Lénine, a été approuvé un document rassemblant un ensemble de réglementations pour l'établissement de catalogues collectifs en URSS ; règles visant grosso modo à organiser la répartition territoriale du recueil des sources et des localisations. Basé sur le principe du volontariat et non de l'obligation, la constitution de ces catalogues collectifs sera sans nul doute, elle aussi, rendue plus complexe encore par la toute jeune indépendance des Républiques. Les précédents efforts avaient essentiellement porté, comme ailleurs, sur les catalogues collectifs de périodiques étrangers. Les principaux catalogues sont :
- le catalogue collectif des périodiques étrangers détenus par les bibliothèques d'Union Soviétique depuis 1944 ; produit par la Bibliothèque Lénine, il regroupe 100 000 titres détenus par 500 bibliothèques ;
- la Bibliothèque centrale médicale d'Etat propose, depuis 1966, un catalogue collectif de périodiques étrangers médicaux ;
- la Bibliothèque centrale scientifique d'agriculture propose un catalogue collectif, initié en 1966 lui aussi ;
- la Bibliothèque centrale scientifique et technique d'Etat produit enfin depuis 1974 un catalogue des périodiques étrangers dans le domaine des sciences naturelles, de la technologie, de la médecine et de l'agriculture : c'est le seul qui soit informatisé. Dans ces mêmes domaines a également été produit un catalogue des périodiques de 1700 à 1975 détenus dans les plus importantes bibliothèques de l'Union.

Une fois encore, les difficultés économiques sont telles que bien des bibliothèques ne trouvent ni éditeur ni moyens d'éditer leurs catalogues collectifs. Par exemple, la publication des 180 volumes du Catalogue des livres russes du XIXe siècle est actuellement compromise. Enfin, un catalogue des Journaux des premières années post-révolutionnaires 1917-1922, produit par la Bibliothèque Lénine, est en voie de publication.

Un peu d'histoire

Le XIXe siècle fut, en Russie comme ailleurs, un âge de réflexion sur les bibliothèques. Dans le rituel de la réflexion entrent les voyages d'études : ainsi, le baron Korf, directeur de la Bibliothèque Impériale, demanda-t-il en 1858 à V.I. Sobolscikov, bibliothécaire dans son équipe, de faire un voyage d'études des grandes bibliothèques d'Europe, afin d'étudier leur architecture, en vue de la construction d'une nouvelle salle de lecture, que projetait le tsar Alexandre II, dans la dite bibliothèque à Saint-Petersbourg. Ce voyage, que restitue Peter Hoare de l'université de Nottingham, mena notre bibliothécaire de Vienne à Prague, de Dresde à Munich, de Francfort à Paris, de Londres à Bruxelles et Berlin.

Il s'intéresse aux bâtiments plus encore qu'aux collections : quels publics accueillent-ils ? Comment sont-ils chauffés ? Comment sont les catalogues ? Quel est le régime de prêt de livres ? Visitant la Bibliothèque publique et universitaire de Prague, il s'étonne : « Il n'y a aucun ordre : tout le monde s'asseoit auprès des bibliothécaires et les livres sont prêtés à domicile sans aucune formalité ; le seul gardien est un vétéran d'au moins cent ans d'âge, assis sur un banc en vue des lecteurs ; mais qui sait si lui-même voit quoi que ce soit ? ». A la Bibliothèque Royale de Dresde, il s'étonne aussi du prêt de livres qui totalise 15 000 sorties par an. Même phénomène à la Bibliothèque Royale de Bavière à Munich qui, en plus, offre une grande salle de consultation des journaux, sans contrôle, en libre-accès, réservé aux professeurs et académiciens. Partout, les catalogues sur carte commencent à remplacer les livres-catalogues. En général, il admire les bâtiments.

Puis vient Paris « une véritable fête pour les bibliothèques »... Accueilli par Taschereau, il se dit consterné par les consignes qu'il voit à l'entrée de la bibliothèque : interdiction de sortie de tout ouvrage récent, ou écrit par un auteur vivant, ou illustré, ou par tout emprunteur âgé de moins de 20 ans. Mais la communication des livres « le fascine » , semble-t-il pour son efficacité, malgré la complexité du rangement dans les rayonnages. Pourtant il ajoute : « Ils disent qu'il y a des catalogues, mais je ne les ai jamais vus ». Il trouve le nombre de lecteurs important : 20 personnes dans la salle des manuscrits. En revanche les jours où les visiteurs « ordinaires » sont admis, il n'en voit aucun, bien que l'efficacité du chauffage lui semble à la fois digne d'admiration et apparemment susceptible d'attirer des Parisiens frileux (l'association d'idée est explicite de la part du visiteur).

Labrouste, qui n'avait pas encore construit la Bibliothèque nationale, avait en revanche déjà exercé son art sur Sainte-Geneviève. Celle-ci emplit d'admiration le visiteur : « Tout lui parut si frais, si jeune et plein de vie ». Le soir, grâce à l'éclairage au gaz, il put voir, chose incroyable, 400 places occupées. L'aide au lecteur lui parut très développée ; les documents parfaitement classés, les catalogues remarquables ; outre un catalogue-livre pour les auteurs, il découvre les nouvelles technologies de l'époque : un catalogue sur fiches, toutes « de la même taille » et maintenues par un système ingénieux de tringle passant dans chaque fiche !... Il admire les collections et le bâtiment de la Mazarine et de l'Arsenal.

Mais Londres fut l'apothéose : « la merveille du monde lettré ». La salle ronde du British museum avait ouvert deux ans auparavant. Il s'émerveille bien sûr devant le bâtiment et son dôme mais aussi de l'affluence tranquille, de l'éclairage, du mobilier, de la collection en libre-accès.

A Berlin enfin, il juge la Bibliothèque Royale, installée dans un bâtiment vieux et inconfortable, surpeuplée, avec des livres souvent en double rangée. Il n'apprécie pas l'ancêtre du catalogue-dictionnaire où livres d'un auteur et sur un auteur sont mélangées, pas plus qu'il n'apprécie les renvois de vedettes, qui lui semblent ne pouvoir intéresser que les ignorants...

Sobolscikov, qui était déjà un bibliothécaire de renom, auteur de plusieurs ouvrages de bibliothéconomie et par ailleurs architecte de formation, dessina lui-même à son retour la nouvelle salle de lecture de la Bibliothèque Impériale. Celle-ci fut construite entre 1860 et 1862.

Bibliothèques et révolutions

Michaël Afanassiev, directeur de la Bibliothèque historique de Russie, s'est essayé à l'analyse des places et conceptions des bibliothèques dans des périodes mouvementées de l'Histoire, soit pour son pays, les révolutions de 1905, 1917, et les années récentes de la perestroïka.

1905 vit une intense politisation de la population et singulièrement des lecteurs des bibliothèques. Mais les bibliothécaires, eux, étaient animés d'une conception de la bibliothèque qui les amenèrent à considérer toute relation avec les événements politiques comme une intrusion malencontreuse et dérangeante dans leur travail. 1905 est donc, pour l'auteur, une période de divorce entre les attentes de la population, qui se portaient majoritairement sur les documents politiques et les conceptions des bibliothécaires.

1917 fut un choc d'envergure. Le 7 mars 1917, la « Société des bibliothèques russes » adopta les résolutions suivantes :
- les événements ne changent en rien le rôle des bibliothèques, mais créent de nouvelles conditions pour sa réalisation : ce rôle est de donner une éducation culturelle et sociale aux masses du peuple, de préparer la nation pour la démocratie ;
- le choix des livres est libre ;
- la bibliothèque doit être en relation avec toutes les institutions et associations publiques ;
- la bibliothèque ne doit être au service d'aucun parti politique.

Le déplacement de perspective entre 1905 et 1917 est donc sensible : les bibliothécaires mirent bien souvent leurs espoirs dans le nouveau régime, en espérant que les censures qu'ils constataient déjà seraient abolies. Ils ne protestèrent donc pas.

En fait, rappelle M. Afanassiev, « le nouveau pouvoir avait besoin d'une bibliothèque nouvelle qui pourrait être un instrument actif de propagande ». Toute l'idée était de faire de la bibliothèque un instrument actif de la propagande communiste ; beaucoup de révolutionnaires vinrent travailler dans les bibliothèques. Beaucoup de bibliothécaires de l'« ancienne école » furent sévèrement critiqués, traités de « réactionnaires ». Lunacharski, Krupskaïa se mirent à poursuivre les bibliothécaires « traditionnalistes ». Dans les années 1920 et 1930, cette génération de bibliothécaires venus pour faire une « révolution culturelle » eut tout le pouvoir : il fallait pourfendre les « bibliothèques bourgeoises » ; la bibliothèque devait propager l'idéologie communiste tout en étant un instrument d'éducation et d'information.

La période récente a vu, toujours selon l'auteur, une restructuration des valeurs professionnelles. Refus de toute soumission à quelque mouvement idéologique que ce soit ; ouverture aux nouvelles idées et à l'information ; en même temps que les clivages idéologiques et les difficultés économiques s'aggravaient dans la société. Au-delà et de manière plus profonde, c'est toute l'idée de guider et d'orienter le lecteur qui est aujourd'hui fortement critiquée en URSS : là où les Occidentaux entendent l'exercice d'une fonction bibliographique, les attentes du régime envers les bibliothèques soviétiques étaient, au contraire, celles d'un encadrement des lectures et des lecteurs.

Lire en URSS

Deux chercheurs du Centre de recherche sur l'opinion publique de Moscou, Lev Gudkov et Boris Dublin ont contribué au congrès de l'IFLA, mais fait lire leur texte par une tierce personne : ils étaient justement dans les rues et sur les barricades, lieu évident de l'opinion publique en ces journées pluvieuses de la mi-août.

Pour ces auteurs, la Révolution de 1917 a entraîné un appauvrissement de la situation éditoriale en URSS : il y aurait eu avant guerre environ 4 000 à 5 000 maisons d'édition réparties sur au moins 440 villes, une douzaine de villes publiant plus de 500 titres par an. Aujourd'hui, 120 à 130 villes abritent 300 maisons d'édition géantes, qui publient une production très normalisée. Le résultat en est une constante diminution de la diversité des titres proposés : 290 titres de livres pour un million d'habitants en URSS, contre 600 en Europe. La situation des revues est encore moins bonne : 5,5 titres pour un million de personnes pendant que la France en publie par exemple 408, les Etats-Unis 250 ou la Finlande 904. Si l'on ajoute à celà divers autres problèmes, comme la hausse des prix, on peut clairement affirmer que l'offre de lecture s'est considérablement raréfiée pour la population. « L'écart entre nous et le monde est de plus en plus grand » estiment les auteurs, ajoutant que dans la production scientifique, les sciences appliquées ont été moins mal traitées que la théorie ou la recherche pure. Où en sont les productions de philosophie en URSS ?

Témoin de cette pauvreté, que les auteurs ont analysée en disant par exemple que la civilisation du samizdat était en retour à un âge pré-gutembérien, une production qui peut être globalement répartie en quelques grandes tendances : les classiques russes ; les classiques de la période soviétique ; la critique littéraire autorisée ; les auteurs d'Etat sur l'histoire du pays. A ces auteurs d'Etat va toute la reconnaissance officielle : selon certaines statistiques, parmi les auteurs membres de l'Union des écrivains, la plupart écrivent très peu, réduits au silence, pendant qu'une minorité d'environ 5 % produit la majorité des titres de la production officielle.

Cette inadéquation entre les attentes et besoins des lecteurs et la production conduit une part non négligeable de la production à être pilonnée ou à encombrer sans utilité les rayons des bibliothèques : d'après les auteurs, les bibliothèques publiques auraient, pour ces raisons et pour la seule année 1988, perdu 3 millions de lecteurs. Inadéquation qui n'est pas sans conséquence sur l'appétit de lecture de la population : selon une enquête, un quart de la population n'a aucun livre chez elle ; un tiers possède quelques vieux livres ; pendant que 8,5 % disposent de bibliothèques importantes. Le paradoxe de l'approvisionnement privé en livres semble donc de se résoudre à ne rien acheter lorsque l'on refuse la production officielle ou à surpayer : on connaît la passion et les ruses des lecteurs que peut entraîner une situation de pénurie.

Les années récentes et la perestroïka ont vu la croissance très importante de la lecture de la presse, notamment en 1987-1988, accompagnée d'une ruée sur les auteurs interdits et publiés à l'étranger, dont la pénétration sur le marché soviétique était devenue plus facile. En 1989-1990, la pression des périodiques indépendants s'est faite plus forte, pendant que se renforcait la production dans les Républiques, ainsi que les publications dans un certain nombre de domaines, tels que la philosophie, l'histoire ou la religion.

Bref, concluent les auteurs, « on tente de restaurer une mémoire culturelle et de liquider les conséquences de décennies de lobotomie sociale ».

La presse professionnelle

Les publications professionnelles furent bien un témoin de ces lacunes dans la réflexion, dit L.M. Inkova, rédacteur en chef de la revue Bibliothéconomie soviétique. Par leur manque d'abord : dix journaux professionnels pour un pays d'une telle importance, c'est peu. Mis à part la revue Bibliothécaire, dont le tirage est de 170 000 exemplaires ou Problèmes théoriques de bibliothéconomie, les autres journaux ont de tout petits tirages, de 4 000 à 16 000 exemplaires : pas d'argent, pas d'intérêt.

La libération des schèmes dogmatiques se fait lentement et difficilement et conduit à la révision de beaucoup de conceptions professionnelles ou d'enseignements, tels « le travail avec les lecteurs » ou l'histoire des bibliothèques. Il s'agit là aussi, entre autres, de réhabiliter les bibliothécaires injustement poursuivis dans les années 1930 et 40, de discuter et de s'inspirer des exemples étrangers, d'instaurer le pluralisme. Le ministre de la Culture, N.N. Gubenko, présent l'après-midi même du putsch devant les congressistes, l'avait dit lui-même : il faut en « finir avec la bibliothéconomie socialiste », répandue dans des revues telles Bibliothécaire, qui n'avait pas même parlé d'un drame de l'ampleur de l'incendie de la Bibliothèque de l'Académie des sciences de Saint-Pétersbourg.