Les bibliothèques des instituts français en Allemagne

Martine Poulain

Jean Goasguen et Bernard Genton, chargés d'un rapport sur la situation des bibliothèques des Instituts français en Allemagne, en dressent un tableau « sévère mais juste », sans complaisance, et dont la lecture * ne fait pas honneur à la manière dont la France assume sa présence sur certaines terres étrangères.

Contours d'un paysage

La France dispose d'un réseau varié et étendu d'instituts à l'étranger. Pourtant, limites budgétaires et déclin relatif de la langue française sont sources de difficultés. Dans le même temps, dès la fin des années 70, la proposition culturelle française se renouvelle : les objectifs sont définis avec plus de précision, hiérarchisés et l'on parle plus en termes de coopération qu'en ayant recours au terme un peu désuet de « rayonnement de la langue française ». L'audiovisuel prend une place plus importante. On met en place des procédures d'évaluation des services.

Pourtant, des bilans régulièrement effectués par le ministère des Relations extérieures, le livre est souvent absent. En fait, les bibliothèques des instituts français à l'étranger sont souvent dénuées de moyens, « livrées à elles-mêmes depuis des décennies, quand elles ne sont pas abandonnées ».

D'où l'intérêt d'une approche globale, telle celle entreprise ici. La France compte vingt instituts en République Fédérale allemande : les auteurs du rapport en ont longuement visité treize et ont eu des autres des renseignements sous forme de réponse à un questionnaire.

Une particularité

La situation en Allemagne est particulière : le nombre élevé d'instituts français est un phénomène unique, « réseau précieux à condition qu'il dispose de moyens convenables », ce qui n'est, ajoutent les auteurs, « pas le cas aujourd'hui ». Si le livre reste un élément essentiel d'une politique culturelle extérieure, la mise en œuvre de cette politique passe aussi par les échanges commerciaux et la traduction. Quant aux bibliothèques, elles doivent être bien situées et attirantes ; mieux vaut pas de bibliothèque qu'une situation bancale.

Le livre français en RFA

Si les échanges éditoriaux entre la France et la RFA ne sont pas inexistants, leur développement n'est pas ce qu'il devrait être. Les statistiques douanières sont trompeuses : elles englobent tous les types d'échanges commerciaux sans isoler les traductions effectuées dans l'un ou l'autre sens. Les données du Syndicat national de l'édition pour l'année 1989 indiquent « 381 titres cédés à des éditeurs de langue allemande, contre 326 titres achetés par les éditeurs français », information qui, selon les auteurs, « a le mérite de faire justice d'un mythe assez répandu, selon lequel l'édition allemande ferait trois à quatre fois plus pour le livre français que l'édition française pour le livre allemand ». Si la supériorité allemande est très nette dans le domaine de la bibliographie, on peut estimer que les échanges ont été « à la fois actifs et sélectifs dans les deux sens ».

Les principaux points de vente du livre français en RFA sont au nombre de dix, dont trois librairies à Berlin, Munich et Francfort. Leurs problèmes sont aussi bien connus : commandes, repérage bibliographique mal adapté, distribution de mauvaise qualité, prix trop élevés. Ce dernier argument semble le handicap le plus fort à la diffusion du livre français en Allemagne : les prix sont parfois supérieurs de 50% à ceux pratiqués en France. « Entretenir une librairie française en Allemagne paraît relever tout autant de l'apostolat que de l'entreprise commerciale ».

C'est sans doute dans les bibliothèques allemandes que se trouve l'essentiel du marché pour le livre français : « La bibliothèque d'Etat de Bavière acquiert chaque année près de 25 % de la production éditoriale française d'une année » ! Même avec des moyens plus modestes, « rares sont les établissements visités qui excluent a priori l'achat de livres français ». Cela est vrai des bibliothèques de recherche mais aussi des bibliothèques de lecture publique et confond le visiteur français de modestie ! Ce bilan en demi-teinte souligne pourtant la faiblesse des échanges eu égard aux possibilités.

Les bibliothèques des instituts français

« Il faut qu'on le sache : il y a actuellement dans nos instituts, et plus particulièrement dans leurs bibliothèques, une véritable mine pour les historiens de la politique extérieure de la France ou des rapports franco-allemands pour la période de l'après-guerre ». A cette présence massive, dont on cerne les évidentes raisons historiques, a succédé le doute et certains instituts ont renoncé à offrir une bibliothèque, sans pour autant abandonner toute forme d'animation autour du livre. Les instituts de Cologne, Francfort ou Berlin sont particulièrement actifs.

Mais les auteurs de ce rapport sont malgré tout tentés de penser que « la présence matérielle et commerciale du livre français en Allemagne est assurée par les allemands eux-mêmes ».

Si les bâtiments qui abritent les Instituts sont parfois prestigieux, les bibliothèques ne disposent généralement pas de surfaces très importantes, au plus 200 m2 : si neuf d'entre elles disposent de plus de 100 m2, huit ont entre 40 et 100 m2, quatre ne disposant pas de locaux propres. Les espaces consacrés au public ne peuvent donc pas être très importants ! Comparées à d'autres bibliothèques en terres étrangères, « les bibliothèques françaises en Allemagne appartiennent à la catégorie des petites, très petites et mini-bibliothèques ».

Le budget de ces bibliothèques, en cumulant tous les modes d'acquisition est au mieux de 110 000F, et en moyenne de 75 000F. Quant aux crédits d'acquisition, ils évoluent entre 9 000 et 25 000F, et « permettent d'acquérir 150 à 400 livres, 500 au maximum »...

Côté personnel, la situation « est celle d'un sous-encadrement, d'une sous-qualification » : douze bibliothèques sur vingt ont un responsable, qui n'est à temps plein que dans quatre cas, et pas toujours muni de diplômes professionnels ; peu ou pas d'autres personnels.

Les collections de livres, en revanche, pour les raisons historiques déjà dites, « constituent un patrimoine quantitativement, et souvent qualitativement, très riche », en moyenne 14 000 volumes par institut doté d'une bibliothèque. Richesse qu'il a tout de même fallu (ou qu'il faudrait) faire passer au fil du désherbage dans nombre de cas et qui ne peut masquer un nombre d'acquisitions de nouveautés notoirement insuffisant. Si la littérature française est dans l'ensemble bien traitée, par exemple à Francfort, les autres domaines sont largement sous-représentés. Aucune bibliothèque ne peut dans l'ensemble acquérir plus d'une trentaine de titres de périodiques, et si les collections de disques avaient connu une certaine croissance dans les années soixante, la présence de l'audiovisuel reste largement déficitaire.

L'accès

Les conditions d'accès « sont très inégales d'une bibliothèque à l'autre » : quatorze bibliothèques sont ouvertes tous les jours, mais seules cinq pendant plus de 30 heures par semaine. L'accès est payant dans la majorité des établissements ; seuls six établissements échappent à cette norme. Point positif : la plupart des collections sont en libre-accès, la présentation des nouveautés est soignée dans un certain nombre de bibliothèques ; mais tout cela, on l'a dit, pour exposer des collections qui auraient un besoin très net de rajeunissement. Les catalogues, quant à eux, sont généralement dans un piteux état, incomplets ou par trop sommaires.

Lorsque certains services de dossiers thématiques, voire de bases de données existent, ils sont bien souvent conçus et mis en oeuvre en dehors de la bibliothèque. Enfin, une seule bibliothèque, celle de Munich, est en cours d'informatisation.

Activité et fréquentation

« Aucun institut ne donne l'impression de faire de sa bibliothèque le fer de lance de sa politique culturelle ». La conscience de son rôle potentiel est pourtant souvent forte chez les directeurs des Instituts français. Berlin, Munich, Mayence s'engagent dans cette voie, de même que Düsseldorf, Cologne ou Hambourg, en mettant en oeuvre ou en ayant des projets de restructuration ou de rénovation.

Les utilisateurs sont formés des élèves et auditeurs des cours de l'institut ou de lecteurs extérieurs. Des comparaisons, approximatives certes, laissent toutefois clairement entendre que la fréquentation des bibliothèques des instituts français allemands, se situant aux alentours de 1 400 lecteurs, n'est pas loin du minimum constaté ailleurs, celui-ci se situant autour de 1 200. Seules Munich et les deux bibliothèques de Berlin réunies dépassent les 2 000 inscrits.

Des données disponibles ici ou là permettent de dresser un portrait des utilisateurs, étudiants pour environ un tiers, mais aussi issus de professions diverses, public jeune en général, plus souvent masculin, allemand à 60 ou 70 %, français mais aussi d'autres nationalités pour le reste. Quant aux enfants, leur présence « est faible, parfois inexistante ». Une étude menée à la bibliothèque de Düsseldorf « permet de distinguer trois types principaux d'utilisateurs :
- un public allemand de débutants en français (élèves de l'institut ou autres)
- un public francophone, grossi d'un public allemand maîtrisant bien le français (professeurs, étudiants), exigeant en matières de lectures « culturelles »
- un public de « multiplicateurs », francophone ou non, demandeur de documentation pointue sur la France ».

« Berlin-Est inclus, les seize bibliothèques de plein exercice ont prêté 86 000 documents au cours de l'année 1989 ». Des données modestes, en relation avec les précédents constats. Les bibliothèques les plus actives sont celles d' Essen, Berlin-« Est », Fribourg et Mayence.

Les documents empruntés sont en relation avec le niveau de maîtrise du français par les publics. Lectures faciles pour ceux qui possèdent mal notre langue, centrées sur les romans et la presse. Lectures plus exigentes chez les professeurs et étudiants qui recherchent plus volontiers la littérature française contemporaine ou sont intéressés par les ouvrages de sciences humaines ou de philosophie qui font généralement partie des envois du Ministère des Relations extérieures. Lecture d'ouvrages de référence pour les « multiplicateurs ».

Dans certaines villes, le prêt de disques et de cassettes représente jusqu'au tiers (voire les trois-quarts à Fribourg,...) de l'ensemble des prêts. Cette estimation des prêts montre à l'évidence, selon les auteurs, qu'il y a « un véritable cimetière d'auteurs intermédiaires jamais empruntés ». « Cela conduit à s'interroger sur les fonctions qu'on souhaite assigner aux bibliothèques françaises, selon leur aptitude à satisfaire ou non tel ou tel type de public, et selon leur capacité à fonctionner en réseau ».

Bilan

La situation décrite n'est malheureusement pas spécifique à l'Allemagne, mais commune à tout le moins à toutes les bibliothèques d'instituts français en Europe occidentale. Elle est résumée par les auteurs en ces termes : « bibliothèques privées de véritable légitimité professionnelle et culturelle ; absence de politique des bibliothèques, de définition d'objectifs, d'où impossibilité d'établir un plan de développement à long terme ; poids énorme du passé : patrimoine considérable, mais impossible à maîtriser, absence générale de modernisation et de dynamisme ».

Les bibliothèques d'Allemagne souffrent en plus de maux spécifiques, qui rendent leur situation globalement plus difficile encore. Les auteurs dénoncent l'indigence des moyens, des lieux, des collections, des personnels, bref un archaïsme coupable qui rend ces institutions bien incapables de se poser la question même de ce que pourraient être leurs missions.

Ce tableau noir n'empêche pas les éléments positifs ; si l'offre est insuffisante, les attentes, elles, sont grandes, et certaines rénovations ou certaines modernisations sont en cours. « La cohérence ne peut être obtenue que par l'organisation de ces lieux en un réseau structuré, détenteur de missions claires, et dont les composantes parlent un même langage ». Les auteurs terminent donc ce tableau parfaitement documenté et analysé sans complaisance par un certain nombre de propositions et de scénarios de développement possibles.

  1. (retour)↑  Jean GOASGUEN et Bernard GENTON, 230 000 livres, 13 000 lecteurs : les bibliothèques des instituts français en Allemagne, rapport de mission, à la demande du Directeur des relations culturelles scientifiques et techniques et du Directeur du livre et de la lecture.