L'illettrisme en question à Lyon

Martine Poulain

Enfin un colloque consacré à l'illettrisme * qui ne soit pas une succession de présentations d'actions militantes, mais une vraie rencontre publique de chercheurs, ayant réellement travaillé sur le thème, et dans une optique pluri-disciplinaire qui plus est : sociologues, linguistes, psychologues, ayant souvent mené des « recherches-actions », c'est-à-dire s'étant aussi confrontés à des expérimentations sur le terrain, ont échangé leurs points de vue.

Jean-Marie Besse, l'une des chevilles ouvrières de l'organisation de cette manifestation l'indique avec netteté dans une présentation des objectifs de la réflexion: si l'existence d'un illettrisme en France paraît aujourd'hui relever, aux yeux de beaucoup, de l'évidence, nul ne sait vraiment quelles populations et quels handicaps sont désignés sous cette notion. Fluctuation des chiffres cherchant à estimer l'ampleur du phénomène, fluctuation des définitions cherchant à cerner ces lacunes. « Ne faudrait-il pas plutôt », estime Jean-Marie Besse, « envisager des illettrismes, ou des formes différenciées d'illettrisme, qu'il conviendrait en outre de référer à des publics précis... Il s'agirait donc de commencer par préciser, à partir de quel public, rencontré dans quelles conditions, dont les difficultés sont exprimées de quelle manière, l'on exprime telle ou telle considération à portée plus générale ».

L'incertitude de l'objet

Consensus donc, chez ces chercheurs, sur la nécessité impérative de la rigueur, de la mise à distance des présupposés, si guidés par les intentions généreuses soient-ils, lorsque l'on cherche à rendre compte de tentatives de compréhension du phénomène. En un mot, « s'accrocher à l'incertitude de l'objet », comme le proposait Jean Hébrard.

L'analyse des discours de la presse montre à quel point cette « mise à distance » est rarement respectée. L'illettrisme est bien aussi une « construction sociale » mise en scène, recréée, parfois réinventée, selon une logique que Catherine Prier appelle la logique de « l'insinuation » qui fait souvent appel à des portraits caricaturaux, cherchant à susciter l'indignation la plus vive, fonctionnant sur tous les rejets et toutes les peurs de l'inconscient collectif.

Que penser de ces innombrables discours qui s'expriment en termes de maladie, de croisade, de cauchemar, de remède, qui cherchent à dresser un portrait-robot de l'illettré qui serait atteint de toutes les carences de notre société et qui les cumulerait toutes. Ce sont pourtant bien souvent ces descriptions, ces portraits stéréotypés, sans nuance, qui sont, dit encore Catherine Frier « livrés à la rumeur sociale ». « La reconnaissance officielle (gouvernementale, administrative, scientifique, etc.) d'un problème social tel que l'illettrisme ne doit pas être pensée comme une simple mise en visibilité de ce qui existait de manière cachée jusque-là. Les discours sur l'illettrisme en disent toujours plus que la simple découverte ou reconnaissance d'une réalité sociale. Ils parlent du rapport au monde social de ceux qui les énoncent, et, plus généralement, des rapports de pouvoir contemporains », dit encore Bernard Lahire.

C'est ainsi que l'on doit se demander qui définit l'illettrisme et selon quels critères. Si la référence à l'école est aussi présente, estime Anne-Marie Chartier, ce n'est pas « parce qu'elle ne sait pas répondre aux difficultés d'apprentissage d'un grand nombre de jeunes, mais parce que la prise de conscience du phénomène de l'illettrisme, sa désignation, ses interprétations et les initiatives pour y mettre fin relèvent d'une approche prioritairement scolaire des réalités sociales ». On a transporté dans l'ensemble de la société les critères et les exigences propres à l'école. « A été acceptée sans réticence l'idée que les pratiques sociales de lecture relèveraient d'une échelle unique de compétences hiérarchisées, évaluables avec la méme méthodologie et les mêmes instruments que des compétences scolaires », souligne encore Anne-Marie Chartier. De plus n'est jamais prise en compte l'évolution des définitions du « savoir lire ». Est alors illettrée toute personne qui ne répond pas aux critères de l'exigence du moment. Or, ces critères, au cours du siècle par exemple, ont changé. L'illettré d'hier n'est pas celui d'aujourd'hui, qui ne sera sans doute pas celui de demain.

L'illettrisme, objet de représentations fantasmatiques, est aussi, selon Jean-Claude Pompougnac, le lieu de l'exercice polémique, cherchant par exemple à désigner des coupables et à dénoncer des responsabilités, et le lieu de compétitions stratégiques : « illettrisme comme terrain de lutte, dans le cadre plus large des grandes manœuvres où se renégocient les rapports entre le social et le politique, le local et l'Etat ». Tout se passe, avait dit plus tôt Jean Hébrard, comme si l'on souhaitait à la fois traiter et faire exister cet illettrisme.

Qu'est ce qu'une compétence ?

D'autres communications, dont celle d'Emilia Ferreiro, se livrèrent à des réflexions d'ordre psychologique et linguistique, s'attachant parfois, par des recours à des expérimentations précises, à tâcher de cerner des compétences linguistiques et scripturaires. Là aussi, il est bon d'éviter les amalgames rapides. Compétence scripturale et compétence langagière sont deux composantes de la compétence, rappelle par exemple Michel Dabène. Elles n'existent pas par rapport à un lecteur/scripteur idéal, mais doivent être envisagées dans leurs diversités. Il existe des variabilités entre ces deux compétences, dont il faudrait mieux connaître les répartitions, alors que l'on confond trop souvent ces deux savoir-faire.

Plusieurs intervenants présentèrent des expériences et recherches en cours : auprès d'adultes peu qualifiés, souvent socialement tenus pour illettrés, et cherchant à comprendre les processus cognitifs mis en œuvre lors de tâches de compréhension et de reconstruction de textes par exemple.

D'autres recherches s'attachent à « faire la part des difficultés qui relèvent des spécificités du traitement de l'écrit, de celles qui renvoient à des caractéristiques générales de la personne : fonctionnement cognitif, certes, mais aussi systèmes de valeur, pratiques sociales ». C'est pourquoi, il est utile de faire retour sur l'itinéraire biographique des personnes : « L'adulte en difficulté avec la langue écrite pose la question de l'enfant qu'il a été... Faire l'hypothèse que l'illettrisme est peut-être un symptôme invite à prendre en compte la place qu'occupe cette difficulté dans l'économie psychique du sujet et le sens qu'elle revét dans son histoire individuelle et familiale », propose Dominique Ginet qui a ainsi pris l'exemple d'un adulte « fasciné par la langue écrite et mis en souffrance par celle-ci ».

Etre aux prises avec la page

L'école et la pédagogie n'ont pas été absentes de ces interrogations. On a envisagé les conditions d'utilisation des BCD (bibliothèques centres documentaires) comme outil de prévention de l'illettrisme, en prenant exemple sur quelques expériences menées dans des zones dites difficiles. On s'est interrogé sur les itinéraires d'enfants « normalement intelligents », sans aucun problème particulier de quel qu'ordre que ce soit, et qui ne sa vent pas du tout lire, après une fréquentation régulière de l'école. Quarante enfants non-lecteurs ont été ainsi observés. De tels échecs représenteraient, semble-t-il 2% d'une population scolaire moyenne.

On s'est enfin demandé comment les enfants de cinq ou six ans, donc ne sachant souvent pas vraiment lire, vont à la rencontre des mots dans un contexte, quelles sont leurs stratégies de recherches. Ou quels sont les comportements et représentations des « normes scripturaires » que se font des adultes « illettrés » lorsque, dans le cadre de formations, ils se trouvent aux prises avec la page.

C'est dire la richesse de ce colloque, tout entier animé par le souci de l'échange, de l'analyse, de la confrontation positive entre des chercheurs de disciplines diverses. Par le souci que la critique d'une définition, par trop émotionnelle et largement embrassante de l'illettrisme, ne soit que le meilleur des moyens de revenir sur ce handicap pour encore mieux l'affronter.

  1. (retour)↑  L'illettrisme en questions : colloque international et pluridisciplinaire organisé par le Laboratoire de psychologie de l'éducation et de la formation (PsyEF) de l'Université Lumière Lyon 2, les 15 et 16 décembre 1990. A paraître.