La médiathèque incertaine
Anne-Marie Delaune
En France, la médiathèque n'est pas la simple extension d'une bibliothèque publique qui additionnerait de nouveaux services. La concurrence des industries culturelles et la nature de l'audiovisuel changent le jeu. Ni le public, ni les élus qui en décident, n'ont une idée précise de cette machine « high tech ». En définitive, les professionnels ont à charge un lieu qui doit avant tout être consensuel et servir au rassemblement social « au cœur de la ville ».
In France, the media center is not only a public library with wide range of new services : the competition with cultural industries and the nature of audiovisual techniques change everything. Neither users nor representatives who decide on it, have a clear opinion on this « high tech » machine. So, librarians manage a place which must be used for the social gathering « in the heart of the city ».
Tandis que l'évolution technico-culturelle de la société occidentale rend possible et probable le développement des pratiques à domicile, de très nombreuses villes françaises conçoivent pour leur centre-ville de superbes et coûteuses médiathèques. Le succès immédiat dès l'ouverture semble prouver qu'elles répondent à un besoin. On pourrait donc simplement se réjouir de cette embellie, et ne voir dans ces projets et ces décisions qu'aubaines pour la lecture publique. On peut aussi s'étonner de ce phénomène récent qui paraît essentiellement contradictoire, et penser que ce « type nouveau » d'équipements remet en cause non seulement les « vieilles bibliothèques devenues inadaptées », qu'ils remplacent officiellement, mais aussi les professionnels de ces bibliothèques. Il semble important, en tout cas, de démêler en quoi et à quoi les médiathèques seraient mieux adaptées, de quoi est fait leur succès, et, en deux mots, se demander si la finalité de ces institutions, qui s'abritent dans les « poses » ou les « gestes architecturaux » d'édifices souvent remarquables, est clairement déterminable.
Tous les documents pour tous
Un survol de l'histoire de la lecture publique permet de comprendre comment la profession a progressivement conquis et organisé son terrain d'action au cours d'un processus, engagé par les premiers élèves de l'Ecole des chartes au XIXe siècle, qui nous mène jusqu'aux médiathécaires de la fin du XXe.
Différentes phases sont perceptibles dans l'organisation-méme des lieux de la lecture publique.
Première phase: la bibliothèque des Lettrés, à la fois musée et archives, qui a pour mission de conserver dans le souci d'instruire, et doit bientôt prêter, et pour cela, diversifier ses collections. Elle sépare les livres et les lecteurs: magasin, salle de lecture, prêt indirect.
Deuxième phase : la bibliothèque multi-fonctionnelle des Lettrés et des Illettrés, qui se voit chargée d'assurer la formation continue pour une meilleure insertion sociale, d'accueillir les citoyens en occupant leur temps de loisir, et enfin de diffuser les biens culturels et médiatiques. Elle répartit son public par tranches d'âge et les documents par support: sections adultes, « ado », jeunes, et section « thèques », disco-, vidéo-, logi-, arto-...
Troisième phase : la médiathèque, qui nous intéresse ici, et qui semble à la recherche de « formes ouvertes ».
En plus d'assumer toutes les missions précédemment dévolues aux bibliothèques, elle est chargée d'informer tout le monde de tout et de favoriser les rencontres des publics pour la meilleure convivialité possible dans la Cité.
Son organisation repose d'une part, sur une intégration des documents quel qu'en soit le support, des diverses machines nécessaires à leur lecture et de lieux d'animation adéquats à leur mise en œuvre ou en scène ; d'autre part, sur une répartition des espaces par grands centres d'intérêt ou par domaines du savoir, suffisamment diversifiés pour accueillir tous les publics intéressés - à l'exception des très jeunes, encore reçus à part. Cette conception ambitieuse de l'aménagement intérieur semble d'ailleurs à la mesure de l'ambition architecturale affichée.
La nouvelle mission d'information, reconnue en France comme l'une de celles de la médiathèque depuis l'ouverture de la Bibliothèque publique d'information du Centre Pompidou, semble assez précaire. Désignée comme service public apte à opérer un tri dans une surabondance de données et à apporter au citoyen l'information qui lui convient, la médiathèque se trouve de fait engagée dans une logique économique, véritable raison d'état.
En exagérant un petit peu, on pourrait dire que la médiathèque se voit tenue, idéalement, de mettre à la disposition de tous tous les documents, et d'avoir à cette fin la maîtrise de tous les contenus de tous ces documents, corrélativement à la connaissance des centres d'intérêts de tous ses publics potentiels. Dès qu'elle tente d'assumer quelque peu cette mission d'information elle est amenée à recourir à des machines de traitement spécialisées au coût élevé. Nul n'y peut rien: l'information est un bien économique de plus en plus précieux et un service public d'information devient si coûteux qu'il ne peut que suivre tôt ou tard la logique des technologies qu'il utilise, celle de service personnalisé, à péage et à domicile.
Créer du public
Dans cette hypothèse probable, qu'advient-il alors de la spécificité de la médiathèque ? Court-elle le risque de devenir virtuelle, de disparaître comme lieu propre ?
En fait, ce destin entre en contradiction avec son autre nouvelle mission, ce vaste programme qui consiste non plus seulement à viser un « public idéal » qui serait celui des Lettrés ou à réaliser une sorte d'« idéal du public » en diversifiant l'offre, mais plus précisément à « faire du public son idéal ».
Il n'est certes pas question de transformer la médiathèque en Palais des Congrès, même si, comme à Limoges, les deux projets pèsent en concurrence sur le budget de la ville ; mais cela signifie que les missions plus ou moins explicites de la médiathèque se sont accumulées : elles ne se limitent pas à conserver, instruire, prêter, rassembler des collections diversifiées, assurer les moyens de la formation permanente et des loisirs, initier aux nouvelles technologies de l'information et de la communication, diffuser les nouveaux produits culturels, combattre l'illettrisme et veiller à l'autonomie de l'usager, la médiathèque doit surtout avoir le souci d'offrir l'image changeante de cet obscur objet du désir de nos sociétés... Née à l'heure du marketing et du management, elle doit s'efforcer de créer du public par des services.
On peut justement considérer qu'au rôle économico-culturel d'information - qui peut être plus ou moins large -, se superspose l'enjeu socio-politique d'être une sorte de « maison commune », très éloignée des Maisons de la culture d'André Malraux : celles-ci étaient destinées à mettre en contact l'art et le public, l'ambition de celle-là est moins utopique mais plus aventureuse, liée à l'impératif démocratique qui vise à présent l'objectif de la plus grande efficience sociale, ou, plus clairement, le consensus. Pour l'heure, aucun homme politique ne peut donner d'autre orientation à ces monuments de prestige qu'ils font naître au cœur des villes : qu'ils soient le lieu commun du plus grand nombre. Aux professionnels d'en prendre acte et de concevoir un lieu commun qui soit aussi un lieu bien spécifique, un lieu du savoir, ce qui n'est pas la moindre gageure au chapitre de la stratégie actuelle de la culture dans le champ socio-politique.
Comment ces « vitrines technologiques » sont-elles donc organisées pour réussir à capter l'adhésion de la population à laquelle chacune est destinée ? Car c'est un fait, et c'est ce qui classe la médiathèque au catalogue des équipements structurants qu'une ville ambitieuse doit se procurer, le taux de fréquentation atteint des seuils inespérés.
Un petit tour en France, d'Arles à Villeurbanne en passant par Corbeil-Essonnes et Le Mans, un sondage dans quelques projets en cours, de Poitiers à Limoges en passant par Bordeaux, Bourges et Saint-Etienne, permet d'établir quelques principes qui, bien que rarement suivis complètement, semblent être les conditions de possibilité de la médiathèque. Ce sont des armes anti-inertie autant aux mains des publics que des professionnels, qui visent à préserver la médiathèque d'une rigidité mortelle.
Pour les rappeler brièvement :
1. La médiathèque doit être pensée en termes de confort de l'usager : confort moral, mental et physique. Facilités d'accès, commodités, points de repères, autonomie du choix et du mouvement en sont les conséquences.
2. La médiathèque doit être un lieu d'échanges: l'offre et la demande doivent venir (ou presque) autant des publics que d'elle-même. En conséquence: curiosité, patience et marketing.
3. La médiathèque n'est viable que si elle fonctionne, à l'intérieur comme à l'extérieur, en réseau. Ce principe est plus crucial car il ébranle les hiérarchies.
À l'intérieur, il s'agit de constituer une sorte de maillage en donnant des responsabilités particulières à chacun, et donc des possibilités d'initiatives, seule façon de brancher naturellement la médiathèque sur le tissu social environnant. En conséquence : management.
À l'extérieur, elle doit bien sûr être télématiquement partie prenante d'un réseau documentaire qui seul peut la libérer de la tentation exténuante de l'exhaustivité et du fantasme de l'insularité. En conséquence : schéma directeur...
Les bons usages de la culture
Ainsi les médiathèques peuvent échapper à la définition réductrice de « grandes bibliothèques avec des médias ». Il est clair que la médiathèque est un lieu très singulier, un espace très sophistiqué. Finie l'ère des vastes plateaux austères où les propositions étaient accumulées « en vrac », la médiathèque a pris la mesure de la spécificité d'une offre médiatique qui exige des espaces hautement qualifiés. Un exemple, celui de la médiathèque d'Arles, et un contre-exemple, celui de la médiathèque du Mans, peuvent illustrer cette assertion.
En Arles, la médiathèque occupe un lieu choisi, l'ancien Hôtel-Dieu où Van Gogh a souffert (de maladie et de solitude). Restauré à l'identique, on pénètre d'abord dans le tableau, le jardin carré de « l'Espace Van Gogh », puis dans un lieu composite tout en passerelles, passages et points de vue, la médiathèque elle-même, inimitable.
Au Mans, par contre, il a fallu déployer des trésors d'ingéniosité et d'imagination pour réussir avec du mobilier, diversifié et disposé en « nids d'abeille » pour les centres d'intérêt du public, à donner une âme, du mystère, à un espace neutre conçu dans les années 70.
Dans les deux cas l'on peut dire que la médiathèque est un carrefour, à circulation intense et orientation à vue, mais un carrefour très particulier, d'où l'on disparaît dans les mutiples coins et recoins aménagés, paliers, fosses, nids, pièges tendus au bon plaisir et aux longs séjours...
L'enjeu des concours d'architecture lancés par les municipalités pour construire leur médiathèque n'est donc pas seulement la beauté ou le prestige du geste mais encore l'adéquation d'un monument-phare à un usage assez complexe.
Ainsi, la médiathèque n'a pas seulement une fin publique mais faim du public, de sa présence réelle, et il faut maintenant se demander quel type de responsabilité elle engage dans ce rapport.
Comme une FNAC, la médiathèque est en effet un lieu de diffusion de produits culturels. Mais cette confrontation à la concurrence directe des industries culturelles l'amène à employer une stratégie particulière car elle garde néanmoins des visées éducatives.
Bien entendu, elle utilise le caractère attractif de tous ces produits conçus pour séduire, et s'attire un large public par une offre abondante et plus ou moins gratuite. Ce faisant, elle se place tout à fait dans une logique de consommation - et remarquons que le nombre de prêts est encore le critère principal d'évaluation de la part des tutelles administratives.
Paradoxalement, le personnel qui se trouve ainsi neutralisé, réduit à un rôle de distributeur commercial, fait de cette neutralité un idéal: par respect de l'usager, il se garde de toute prescription. Et il est vrai qu'il était plus fondé et tenté d'intervenir quand le savoir était encore proposé et vécu comme facteur d'émancipation et non comme aujourd'hui facteur seulement d'intégration sociale.
Il est reconnu cependant que les rapports à la culture sont inégaux, et qu'il ne suffit pas de mettre à disposition les médias de la culture pour réaliser une transmission culturelle: la médiathèque peut-elle alors prétendre être un instrument adéquat à l'appropriation de la culture ou est-elle un lieu fréquentable uniquement par les nantis de la culture ?
D'abord, de façon traditionnelle, elle sélectionne des produits et leur donne son label de garantie institutionnelle, mais surtout, par sa manière d'offrir, « indissociable de ce qu'elle offre », elle propose la bonne façon d'en user - le bien lire, le bien regarder, le bien entendre, le bien prendre, comprendre... - et c'est aussi cela, des références, un modèle, que le public, plus ou moins consciemment, espère trouver. C'est en tant qu'espace organisé que la médiathèque a la plus grande efficacité culturelle. L'information subliminale qu'elle transmet est un ordre concernant les bons usages de la culture...
Il suffit d'examiner concrètement la façon d'offrir l'audiovisuel en consultation pour caractériser l'ambition culturelle de chaque institution : proposée comme objet de recherche à la Bibliothèque de France, en consultation studieuse à la BPI, en séries de consoles automatiques à la médiathèque de la Cité des sciences et de l'industrie, etc. Tout comme les bibliothèques d'antan, les médiathèques se trouvent obligées d'opérer des distinctions mais celles-ci sont beaucoup plus spectaculaires qu'un choix de livres... Envisager de proposer l'audiovisuel comme produit de consommation courante est naturellement insurmontable pour les tenants de la culture légitime d'une bibliothèque nationale ; l'offre-détente suscite des attitudes inadmissibles dans un lieu consacré à l'étude ; une technique sophistiquée est indispensable pour proposer en « zapping » des documentaires scientifiques et techniques.
Une mise en œuvre de la civilité
C'est un fait : aucune institution culturelle n'échappe à l'obligation d'opérer des distinctions puisque c'est la culture elle-même qui l'impose, étant essentiellement normative. La médiathèque ne peut que vivre dans une crise permanente entre la nécessité d'un certain pragmatisme pour ne pas se couper des usages réels, et les impératifs de ségrégation propres à un objectif culturel.
Le nouveau dispositif machinique, à la fois contraignant et libérateur, est donc lui aussi porteur d'une ambivalence. Les machines, dont la médiathèque est équipée, attirent et séduisent une société fascinée par la technologie. Elles prétendent même « rendre le bâtiment intelligent », c'est-à-dire automatiser le repérage et la modulation des flux que notre « société du contrôle » estime légitimes pour sa sécurité et son bien-être.
Mais la médiathèque heureusement n'est pas seulement un circuit fléché, et sait très bien utiliser à ses propres fins le caractère convivial de l'audiovisuel. C'est pourquoi, lorsque Jürgens Habermas analyse le déclin de la « sphère publique littéraire » ou des lieux de discussion intellectuelle et remarque que « sa place, est aujourdhui occupée par le domaine pseudo-public (ou illusoirementprivé) de la consommation culturelle », on peut avoir quelque raison de penser que la médiathèque est apte à prendre ce relais, celui de l'agora grecque, des thermes romains, de la place du marché médiévale...
Cette fonction de mise en oeuvre de la civilité, qui consiste à favoriser les rencontres, animer la réflexion par le débat, peut même apparaître pour le médiathécaire comme la résolution compensatoire de la crise d'identité qu'il traverse. En effet, mettre à disposition les médias de la culture ne suffit pas plus à faire une médiathèque qu'à satisfaire un médiathécaire. Cette fonction de médiateur peut sans doute donner sens à sa servitude.
Certainement est-ce là un enjeu essentiel pour la médiathèque : réussir à être un lieu de sociabilité vivant, un lieu d'intégration réelle, et lancer un défi à « l'impression générale (de Jean Baudrillard à Beaubourg) que tout est en coma dépassé, que tout se veut animation et n'est que réanimation, et que c'est bien ainsi parce que la culture est morte ».
Lié à des logiques aussi contradictoires que celle du développement des techniques de l'information et de la communication, celle d'une attente sociale et d'un souci politique de partage, et celle enfin d'un mode de vie urbain en recomposition, le destin de la médiathèque semble plutôt problématique.
Plus que multi-média, sa nouveauté est donc son caractère polyvalent qui en fait une véritable nébuleuse institutionnelle en quête d'autonomie.
Les professionnels, convaincus que « la vie sans la culture est tout simplement une erreur, une fatigue, un exil » **, ne peuvent craindre qu'une chose : la fin des métamorphoses de cette « hyper-machine virtuelle », sa normalisation, et savent qu'avant tout ils doivent bien se garder de s'y claquemurer : la médiathèque est ouverte ou n'est pas.
Que la finalité de la médiathèque ne soit pas clairement déterminable serait alors son atout maître.
Janvier 1991