Spécial Congrès ABF

Marie Gamonet Delale

Martine Poulain

Le congrès de l'ABF qui s'est tenu à Dunkerque à la fin du mois de septembre dernier avait cette année pour thème Bibliothèques en réseau : construire l'avenir. Il fut précédé de quatre journées d'études dont nous avons choisi de rendre compte.

« Délocalisation universitaire dans les villes moyennes : quelles bibliothèques ? »

Une enquête, effectuée par Martine Blanc-Montmayeur, auprès de 61 bibliothèques municipales de villes moyennes où sont implantées des « antennes » ou « délocalisations » d'universités a constitué l'une des bases des débats. Daniel Renoult, chargé de la Sous-direction des bibliothèques à la Direction de la programmation et du développement universitaire du ministère de l'Education nationale, Gérard Courtois, journaliste au « Monde », et Jacques Legendre, Vice-président de la Fédération des maires de villes moyennes, ont, dans la matinée, apporté des informations, tant sur la situation des antennes universitaires que sur les points de vue de l'Etat et des collectivités locales. L'après-midi a vu des exposés plus concrets, avec les points de vue d'un Président d'université et de bibliothécaires, responsables de bibliothèques municipales et d'une bibliothèque d'antenne universitaire. Les interventions lors des débats de la journée, parfois vives, émanaient de bibliothécaires (de BM et de BU) aussi bien que des membres d'organismes nationaux (Conseil supérieur des bibliothèques, Inspection générale des bibliothèques, Direction du Livre et de la lecture) dont l'implication dans cette question est notable.

Les élus et l'Etat

En préalable, évidemment, il est question de l'existence même de ces délocalisations, officielles ou « sauvages », de leurs raisons d'être, de leurs moyens, de leur avenir.

La logique de l'Etat - résoudre la saturation des universités, tout en augmentant le nombre d'étudiants, construire un schéma concerté pour aboutir à un équilibre national et assumer la concurrence européenne - rencontre plus ou moins aisément celle des élus locaux: contribuer au développement économique, donner plus de chance à la jeunesse locale, attirer une population qualifiée, rétablir l'équilibre entre les régions certes, mais aussi à l'intérieur de chaque région. Il s'agit, pour les uns comme pour les autres, de permettre aux étudiants de commencer des études universitaires près de chez eux, pour diminuer les difficultés matérielles, financières, voire psychologiques, qui sont un frein pour beaucoup de jeunes. L'adaptation des formations aux perspectives économiques locales, bien que souhaitée par tous les partenaires, est plus difficile à mettre en œuvre.

La forte motivation des élus amène les collectivités locales à accepter des efforts financiers importants et, de plus en plus pour les nouvelles « antennes », on peut craindre une organisation universitaire « à deux vitesses ». A cette objection, deux réponses. L'une réaliste : les délocalisations sont indispensables, et on ne peut qu'utiliser les moyens dont on dispose; l'autre plus optimiste : les antennes, petites unités, assurent de meilleures conditions de formation grâce à un rapport pédagogique différent, et il s'agit de trouver un équilibre entre deux extrêmes, les enseignants « turbo » venant hâtivement effectuer quelques heures supplémentaires et les enseignants investis à plein temps dans une formation de premier cycle sans activité de recherche.

Les moyens documentaires font partie des conditions de formation assurées aux étudiants des antennes, et la question posée « quelles bibliothèques » admet deux types de réponses, qui ne sont pas apparues dans les débats comme deux solutions alternatives : bibliothèque spécifique, dans les locaux de l'« antenne » universitaire, avec des moyens propres, et bibliothèque municipale adaptée aux besoins des étudiants, avec ou sans aménagement particulier.

Un service amélioré

De fait, les bibliothèques municipales voient une modification de leur fonctionnement, qu'elle soit ou non voulue et organisée; l'existence d'une bibliothèque municipale décente est d'ailleurs un argument utilisé pour décider une délocalisation universitaire.

En plus de l'effort financier fait par la ville pour l'installation et parfois le fonctionnement de l'antenne, l'adaptation de la BM aux nouveaux besoins représente un coût important, et pas toujours suffisant; l'accueil des étudiants ne devrait pas se faire au détriment du reste de la population. Or cela peut poser des problèmes, de crédits d'acquisition comme de places assises ; les élus souhaitent plutôt une intégration que l'ouverture d'une section séparée, en général, sans en mesurer toujours les conséquences : les universitaires préfèrent la création d'une bibliothèque, dans la bibliothèque, salle et collections distinctes, mais cela ne peut-il pas troubler l'image de la bibliothèque pour le grand public ?

Dans la plupart des cas, actuellement, même si la BM accueille largement les étudiants, un service de documentation existe au sein de l'antenne universitaire, avec des moyens variant d'un cas à l'autre; la diversité des financements interdit toute application de normes aux locaux : on cite des cas de 60 m2, d'autres de 300, 400 m2 , sans rapport fixe avec le nombre d'étudiants; les collections sont aussi fort variables, mais la base des crédits est constituée généralement par le montant de la part « bibliothèque » des droits d'inscription universitaire.

Le personnel est actuellement, dans les cas connus, employé par la collectivité locale, l'Etat n'excluant pas dans un proche avenir d'y affecter des bibliothécaires-adjoints « revalorisés », tout en freinant le recrutement de vacataires ; or aucun texte n'impose type ou niveau pour ces emplois : la situation varie de l'affectation d'un ou deux « Contrats-emploi-solidarité » (remplaçant les TUC) ou recrutement d'un bibliothécaire de 1re catégorie conformément au statut communal, en passant par des emplois de « documentaliste » sans définition statutaire générale. La reconnaissance du rôle documentaire de ces personnels a été confirmée comme primordiale (reconnaissance de la part de la collectivité locale, mais aussi des universités) pour sortir de l'incertitude actuelle.

Les services de documentation des antennes universitaires ne se constituent pas par scission ni extension du « Service commun de documentation » de l'université ou de la bibliothèque universitaire; les BU jouent cependant un rôle, surtout concernant les collections : de l'attribution d'une part de crédits à une coopération documentaire, avec éventuellement le partage des procédures d'acquisition, du catalogage, etc.

Les bibliothécaires de la BU considèrent-ils ces services de documentation, ces bibliothèques d'antennes, comme des bibliothèques d'UFR (assurant un service complémentaire mais facultatif) ou comme des services de plein droit au même titre que les services que la BU assure aux étudiants de 1er cycle ? La réponse ne semble pas encore assurée, en tout cas pas partout. La définition des relations semble laissée à l'initiative des bibliothécaires de la BU, les universités ne s'y impliquant guère. Elle dépend aussi du niveau de qualification du personnel de la bibliothèque de l'antenne : la qualification permettant une demande de coopération que des non-professionnels n'imaginent même pas. Mais des BU souhaitent en tout cas associer les bibliothèques d'antennes dans les projets d'informatisation.

Les bibliothèques municipales, impliquées dans l'opération même de délocalisation par la volonté de la collectivité locale, assurent dans certains cas le pilotage de la mise en route du service de documentation de l'antenne, et assez souvent un rôle de conseil, voire de formation aux techniques bibliothéconomiques, vis-à-vis du personnel, apporte une aide pour les acquisitions, bref joue un rôle d'assistance surtout nécessaire en l'absence de personnel qualifié à la bibliothèque de l'antenne, qui devient coopération dans le cas de présence de personnel qualifié. Cependant, l'enquête a montré que certaines BM ignorent la situation documentaire d'antennes universitaires de leur ville, voire l'existence même de ces antennes.

Ces débats ont souligné des points forts : offrir un service amélioré par son appartenance à un réseau, relier les bibliothèques les unes aux autres, disposer de moyens pour établir des bases solides à la constitution d'un réseau. Problèmes de moyens, questions de cohérence, de répartition des efforts entre l'Etat et les collectivités locales, problème de statut et de reconnaissance du personnel des bibliothèques, réflexion sur le rapport entre lecture publique et documentation universitaire sont des points sensibles, l'intérêt commun des collègues de BU et de BM pour cette journée le montre, et cette convergence de préoccupation, du moins, est en soi positive, et devrait être prolongée (Marie-Anne Guilbaud).

« Autour du patrimoine, quels réseaux ? »

Le patrimoine des bibliothèques n'est plus ce qu'il était ! Longtemps chasse gardée de quelques spécialistes, il commence à être considéré comme indissociable de l'ensemble des services qu'offre une bibliothèque. La réflexion sur les réseaux du patrimoine passait notamment par un état des lieux. L'Institut de recherche et d'histoire des textes fit le point sur son action qui, par convention avec la DLL, consiste à microfilmer les fonds manuscrits des bibliothèques municipales; la DLL présenta le bilan du conseil national scientifique du patrimoine des bibliothèques publiques, que ces dernières doivent obligatoirement consulter en matière de restauration d'ouvrages. Deux réussites indéniables de coopération « institutionnelle », mais qui soulèvent encore quelques problèmes : la diffusion des reproductions effectuées par l'IRHT; le statut juridique particulier des fonds d'Etat dans les BM.

Comment parler problèmes juridiques sans parler dépôt légal ? Albert Poirot (BM de Dijon) se livra à un inventaire des questions en suspens, qui sont nombreuses: le nombre d'exemplaires déposés; le maintien hypothétique du dépôt légal imprimeur; la répartition des tâches avec l'INA et la Cinémathèque pour le dépôt audiovisuel - « apparemment l'INA a obtenu une perspective de gain de cause » ; la possibilité d'une régionalisation plus marquée, avec un rôle possible des agences de coopération.

On voit bien, en effet, et surtout pour les bibliothèques publiques, quel rôle les instances régionales - et plus spécialement les agences régionales de coopération, regroupées au sein de la FFCB - sont appelées à jouer en matière de conservation et de restauration, ou d'informatisation du catalogue des fonds anciens, serpent de mer de la mise en valeur du patrimoine. Riche de l'expérience de l'ACORD et de sa base BRAZIL, Jean-Paul Oddos propose la définition de plusieurs niveaux de notices, susceptibles de correspondre à l'attente de plusieurs niveaux de publics, et alimentant une base constituée de plusieurs réservoirs, combinant petits systèmes locaux, systèmes régionaux, gros systèmes locaux et base nationale. Hypothèse qui viendra alimenter la réflexion nationale sur les bases bibliographiques.

La Bibliothèque de France, qui suscite visiblement les inquiétudes des petites BM, ne fut pas oubliée : les conclusions du groupe de travail conservation de la BdF furent présentées, qui insistent sur la nécessité de privilégier le long terme, au-delà d'un programme à l'ouverture qui pour l'instant donne toute satisfaction en matière de conservation (climatisation, etc.).

La conservation et son corollaire, l'élimination, sont le point central de la réflexion sur les bibliothèques de dépôt : Denis Pallier (Inspecteur général des bibliothèques), à la lumière des réalisations des pays anglo-saxons, germaniques, scandinaves et de quelques exemples d'Europe de l'Est, a ainsi pu présenter les avancées que la bibliothéconomie prospective doit aux silos : réflexion sur le stockage, sur la préservation, sur l'élimination, sur la propriété des fonds, sur les coûts et, bien sûr, sur la coopération en réseau. La première grande réalisation en France, le Centre technique du livre, destiné aux bibliothèques d'enseignement supérieur d'Ile-de-France, à échéance probable de deux ans, permettra aux bibliothécaires français de mieux participer à la réflexion collective sur la conservation (Christophe Pavlidès).

« Pratiquer des échanges avec les bibliothèques d'Europe »

Face aux échéances de 1992, l'ABF, laissant à d'autres la mise en oeuvre des initiatives supranationales ou communautaires, a choisi de s'intéresser à la question des échanges entre les bibliothèques d'Europe. Quels objectifs leur donner ? Quelles modalités pratiques peuvent favoriser ces échanges de services et de personnes ? Comment gérer dans ces initiatives l'inégalité de développement des bibliothèques dans les différents pays d'Europe ?

Le développement de ces échanges est inéluctable. Ils concernent aussi bien les documents ou les supports d'animation que les personnes (stages, voyages d'études, échanges de poste à poste). Ils ne pourront avoir lieu dans des conditions satisfaisantes que s'ils sont pratiqués avec méthode et suivi, et si sont toujours présents à l'esprit leurs nécessaires promotion et partage. A l'heure actuelle, l'un des partenaires majeurs de ces échanges est la Grande-Bretagne : les échanges de personnes ont connu un essor considérable depuis dix ans. Après le temps des initiatives informelles vient celui de contacts plus institutionnels : mise en place de structures, signatures de conventions. Les plus aisés à mettre en oeuvre sont les voyages d'études, de groupes ou d'individuels, ou les stages à durée limitée, si les candidats possèdent une maîtrise suffisante de la langue anglaise. Plus difficiles à instaurer sont les échanges réels, de poste à poste, pour une durée allant de 6 mois à un an. Si les conventions existent sur le papier, la réalisation pratique en est plus difficile (problèmes pragmatiques de logement, etc.) Ils devraient pourtant se multiplier dès janvier 1991, date à laquelle la directive concernant la mobilité des professionnels et la reconnaissance mutuelle des diplômes entre en vigueur. Un bibliothécaire d'un état membre de la CEE pourra alors postuler pour un poste dans un pays voisin à égalité de chances avec un bibliothécaire citoyen du pays en question. Un développement des échanges passe aussi par des perfectionnements dans leurs programmes, par tout ce qui peut favoriser le suivi et la valorisation des acquis après les déplacements, lors du retour dans la bibliothèque d'origine. Les jumelages de villes, qui n'ont pas toujours bien fonctionné, sont pourtant prometteurs.

Le Danemark, riche lui aussi de la très grande qualité de ses bibliothèques, a jusqu'ici plutôt été aussi un pays d'accueil: d'où un certain scepticisme (de nanti ?) sur les bénéfices d'une coopération avec les autres pays de la Communauté, l'un des obstacles, et non des moindres, étant l'incontournable supériorité du niveau de vie et des salaires des bibliothécaires danois. Quant aux échanges de coopération avec l'Italie, si les bonnes intentions ne manquent pas, ils sont de fait réduits depuis plusieurs années à une peau de chagrin, notamment pour des raisons linguistiques, de moins en moins de Français possédant la langue italienne.

Si des raisons institutionnelles poussent à la collaboration entre les différents pays de la CEE, les regards se portent aussi vers « l'autre Europe », dont les attentes et les besoins sont immenses : une collègue tchèque s'est fait l'écho de cet espoir. Les bibliothèques tchèques, par exemple, Bibliothèque nationale en tête, espèrent n'être pas oubliées de notre solidarité, derrière l'état, certes plus catastrophique encore, de la Roumanie.

Afin d'aider à ces échanges de services et de personnes, afin d'en rendre à chacun moins obscures les contingences administratives, afin d'en favoriser une réalisation réussie, l'ABF prépare Un guide pratique des échanges en Europe qui devrait être d'un grand secours et d'une parfaite utilité (Martine Poulain).

« Bibliothèque et Francophonie, de l'assistance au partenariat »

A l'occasion de cette journée, l'ABF a publié une brochure sur ce thème, qui recommande, entre autres, d'avoir « des idées claires sur les principes », de «se placer dans une optique de développement», de « parler d'échange et de partenariat plutôt que d'aide » et de « recourir à des professionnels du livre et de la documentation ». Ce sont ces principes qui ont guidé quelques actions récentes. Lille, ville jumelée avec Saint-Louis du Sénégal, a exposé les actions de sa ville touchant aux livres. Aide importante dans le domaine scolaire - envoi de onze tonnes de manuels scolaires, de matériel, aide pédagogique - ayant comme conséquence de susciter des demandes de création de bibliothèques dans les écoles... A la Direction du livre, on a beaucoup agi pour la Roumanie : tentative d'évaluer les besoins de l'édition, des bibliothèques et des librairies ; aide à la formation d'un groupe de bibliothécaires roumaines, 17 personnes originaires de bibliothèques publiques, départementales, universitaires, nationale..., qui ont été accueillies en France ; formation de trois étudiants roumains à l'ENSB ; nombreux jumelages avec des bibliothèques françaises. Caen a su se donner d'importants moyens financiers et ainsi aller en Roumanie, évaluer les besoins, choisir une ville, l'aider. Coopération en dons de livres bien choisis, en formation de personnel, suivi.

Au ministère de la Coopération, on travaille avec vingt-cinq pays d'Afrique et avec Haïti; de gros efforts ont été faits pour les bibliothèques scolaires. Lors d'un projet, les pays d'Afrique se chargent des locaux et du personnel tandis que la France fournit livres, matériel et formation professionnelle (parfois l'aide transitoire d'un expert...). Quinze projets sont en cours, visant tous à la qualité de la diffusion du livre. Sans modèle unique mais avec une grande diversité d'actions. Le Cameroun a depuis 1989 un service du livre et des bibliothèques; on y fait un gros travail de sélection de livres. Cinq bibliothèques vont être construites, et une seconde tranche de projets, constituée de bibliothèques départementales pilotes, est planifiée pour 1992. Le Mali propose une organisation de 46 « cercles » qui semblent bien fonctionner.

Plusieurs actions de partenariat sont en cours : Marie Gamonet Delale, Association pour le développement des relations avec le Cambodge, est partie à Phnom Penh en juillet 88 et 90, à la demande du gouvernement Khmer. Elle a aidé à la formation du personnel et à la remise en état des fonds français de la Bibliothèque nationale et de la Bibliothèque de l'Education :
- personnel manquant de connaissances de base, cadres sans aucune formation,
- livres : pas de librairies; les quelques livres du marché sont hors de prix; les livres des bibliothèques sont majoritairement (85 %) français et datent de 1930, 1950, 1960; ils ne sont plus adaptés aux besoins mais servent encore...

La francophonie reprend et la demande de livres de médecine, de méthodes de français, d'ouvrages de référence, de livres techniques est pressante. La situation est alarmante. Un dossier d'aide a été déposé à la Direction du livre, un autre à la Francophonie.

Les initiatives envers l'Afrique ne manquent pas. Ici, on suit un réseau de « bibliocases » ; là, on échange des stagiaires ou on aide aux acquisitions. « Bibliothèques sans frontières » précise l'importance de la formation des stagiaires, la richesse de leurs échanges avec leurs collègues français et la spécificité du travail des professionnels dans les pays d'Afrique où le livre est rare, cher et où il n'y a pas de librairies. (Marie Gamonet Delale)