Le roman-feuilleton français au XIXe siècle

par Jean-Pierre Brèthes

Lise Queffélec

Paris, Presses universitaires de France, 1989. - 127 p. ; 18 cm. - (Que sais-je ? ; 2466)
ISBN 2-13-042384-1

D'Artagnan, Rodolphe, Lagardère, Rocambole, Pardaillan, Rouletabille, tous ces personnages et tant d'autres qui ont marqué notre adolescence ou notre jeunesse et que nous regrettions de ne guère entrevoir dans les histoires de la littérature alors même qu'ils avaient enthousiasmé et conquis un très vaste public entre 1836 et 1914, les voici enfin réhabilités et replacés dans leur contexte par Lise Queffélec.

Littérature industrielle

Leur point commun ? Ce sont des héros de roman-feuilleton, le genre littéraire qui triompha pendant cette période avant de s'éclipser progressivement, vaincu par les nouveaux médias : cinéma et bande dessinée d'abord, puis radio, et enfin télévision, où sévissent maintenant d'innombrables séries feuilletonesques qui prouvent, en dépit de l'anathème critique, la vitalité du genre sous des formes et sur un support nouveaux.

Le roman-feuilleton a trop longtemps pâti d'une réputation de littérature « industrielle » (Sainte-Beuve) tout juste bonne pour les concierges, les femmes, les enfants, les vieillards, les oisifs, le peuple enfin. Il faut pourtant constater qu'il a dominé le marché de la production romanesque du XIXe siècle. La raison en est que le roman-feuilleton a eu pour support le quotidien, seul moyen pour l'écrivain d'alors de se faire connaître et de vendre, d'élargir le cercle encore étroit des lecteurs. Même les auteurs reconnus y sont passés : Balzac, Sand, Barbey d'Aurevilly, Zola, Maupassant ont contribué à la vitabilité du genre tout autant que les tâcherons de la plume, dont les meilleurs ont émergé, tout en se revendiquant écrivains populaires.

Il faut d'ailleurs remarquer qu'en fait ce sont eux, les Dumas, les Sue, les Ponson du Terrail, les Zévaco ou les Leroux, qui ont créé ce nouveau lectorat recruté largement parmi les nouveaux alphabétisés. Ces auteurs sont « au centre de la lecture, au centre de l'idéologie, au centre de l'imaginaire », comme le remarque Lise Queffélec. Certes, on pourra critiquer la faiblesse de l'écriture, l'usage intensif des lieux communs ou des stéréotypes, le tirage à la ligne, on ne peut nier l'efficacité, la fécondité de l'imagination, le plaisir que l'on prend - encore aujourd'hui - à la lecture des meilleurs de ces auteurs, d'ailleurs régulièrement réédités 1 et qui nous parlent tout autant que la littérature élitaire. Celle-ci s'est d'ailleurs en grande partie construite contre le roman-feuilleton 2 et l'a en retour largement influencé.

L'Age d'or

Lise Queffélec distingue trois périodes : tout d'abord, de 1836 à 1866, c'est le roman-feuilleton romantique, où triomphent Alexandre Dumas, Eugène Sue, Paul Féval ou Frédéric Soulié dans des genres aussi différents que le roman maritime, le roman noir (ou frénétique), le roman historique, le roman exotique. Dans tous les cas, c'est un roman dramatique, fertile en rebondissements, coups de théâtre, passions excessives, axé sur un héros souvent justicier, solitaire ou marginal (Monte Cristo). Si les tirages des quotidiens montent en flèche grâce à ces romans, ils restent encore relativement modestes : 50 000 exemplaires vers 1860.

La fin du Second Empire, les débuts de la IIIe République voient se développer la presse politique et le quotidien populaire où Ponson du Terrail et Féval achèvent leur triomphe, tandis que Gaboriau implante un nouveau genre : le roman judiciaire, devenu roman policier.

Après cette période de transition, commence vers 1875 l'âge d'or de la presse populaire : le tirage global des quotidiens parisiens passe de 1,5 millions à 5,5 millions d'exemplaires tandis que celui des quotidiens provinciaux se hausse de 0,5 à 4 millions. On imagine le nombre de romans-feuilletons devenus nécessaires et la concurrence effrénée à laquelle se livrent les auteurs. Triomphent alors le roman social (en fait roman-mélodrame qui fait appel à l'attendrissement et débouchera sur le roman sentimental, dont le prototype est La poseuse de pain), avec des auteurs comme Xavier de Montépin, Jules Mary, Pierre Decourcelle 3, le roman policier, le roman historique - rénové par Michel Zévaco, mais Dumas est toujours réédité -, le roman exotique, le roman de science-fiction. Le divorce n'a cessé de s'accroître entre cette littérature et l'avant-garde culturelle ou la critique, en dépit de l'édition des romans-feuilletons dans des collections populaires lancées au début du siècle par Fayard, Ferenczi ou Tallandier et où ils voisinent avec des auteurs plus littéraires ou réputés.

Le déclin

Bientôt l'arrivé du cinéma et film-feuilleton portent un premier coup au roman-feuilleton. La concurrence d'autres formes de culture de masse, les effets dévastateurs des deux guerres mondiales sur la presse, l'évolution du public aussi, ainsi que la baisse du prix des livres entraînent un effondrement progressif d'un genre qui se survit jusque vers 1940. Le journal cesse alors d'être le vecteur privilégié du roman et les genres populaires qui ont fait la gloire du roman-feuilleton deviennent autonomes dans le cadre de collections populaires spécialisées : roman sentimental, roman policier, science-fiction...

Cette littérature, dont l'émergence au XIXe siècle a été liée à un nouveau support, la presse quotidienne, et à un nouveau public, celui des alphabétisés de fraîche date, a longtemps été reléguée en France dans les bibliothèques populaires et n'a que depuis peu acquis droit de cité dans nos modernes bibliothèques de lecture publique. Pourtant, comme toute littérature, elle a laissé surnager au milieu d'un océan de médiocrité quelques auteurs et quelques titres absolument remarquables, qu'on lit et qu'on relit avec un plaisir sans cesse renouvelé, alors même que tant d'écrivains glorieux de l'époque - songeons à Octave Feuillet, Georges Ohnet, Paul Bourget,... - sont ensevelis dans un juste oubli.

Il faut savoir gré à la collection Que sais-je ? d'avoir accueilli ce percutant petit essai qui vient compléter ceux déjà consacrés à d'autres genres para-littéraires, dont certains dérivent tout droit du roman-feuilleton : la science-fiction (n° 1426), le roman policier (n° 1623), la littérature d'enfance et de jeunesse (n° 1881, hélas complètement raté), le roman d'espionnage (n° 2025), le roman noir français (n° 2145), la bande dessinée (n° 2212), en attendant le roman fantastique, annoncé pour bientôt. Le petit livre de Lise Queffélec intéressera tous les bibliothécaires de lecture publique. De lecture agréable, on le recommandera aussi aux amateurs de sociologie.

  1. (retour)↑  On trouvera nombre d'entre eux dans l'excellente collection Bouquins. chez Robert Laffont Cf le catalogue de cette collection
  2. (retour)↑  En particulier Flaubert et Zola, lequel ne dédaignait pas finances obligent de faire paraitre ses œuvres en feuilleton
  3. (retour)↑  On notera que cette seconde vague du roman-feuilleton n'a pas donné des auteurs de la même envergure que ceux de l'époque romantique. notamment dans ce genre larmoyant du roman social Seuls ont survécu le rénovateur du roman historique. Michel Zévaco. et les grands du roman policier. Gaston Leroux et Maurice Leblanc