Lecture publique : face aux défis de notre temps

Jean-Marc Bordier

Dans le cadre du développement de la lecture publique à Poitiers, et répondant à un projet politique de la collectivité porteuse, la bibliothèque municipale classée dépasse de plus en plus le cadre traditionnel des missions propres aux bibliothèques municipales en s'ouvrant non seulement à d'autres activités mais aussi à d'autres partenaires. Ces nouvelles interventions posent des problèmes de financement, de dynamique des personnels et de représentation des usagers dans les instances de décision. Une plus grande responsabilisation de tous ces partenaires - financeurs, personnels et usagers - aiderait à mieux insérer la lecture publique dans une société évolutive.

Within the framework of public libraries in Poitiers, and in answer to a political project of the local communities, the Major public library extends beyond the traditional limits of the missions specific to public libraries through new activities and other partners. These new missions raise problems : financing, staff evolution and users representation within decisional institutions. Increasing the committments and liabilities of all partners (sponsors, staff and users) would help to merge public libraries within an evolutional society.

La réflexion d'un élu se fonde avant tout sur son expérience.

L'expérience de Poitiers

Parlons d'abord Poitiers, 80 000 habitants, 115 000 pour l'agglomération, ville universitaire, chef-lieu de région.

En 1977, à notre arrivée en fonction, la bibliothèque municipale classée de Poitiers desservait 8198 lecteurs avec, au centre ville, sur deux sites proches mais séparés, une section Etudes avec un riche fonds ancien et une section Lecture publique, plus une annexe dans un quartier nouveau et un bibliobus.

Dans le cadre de notre conception d'un nouvel urbanisme faisant pleinement vivre l'ensemble des quartiers, le développement de la lecture publique s'est traduit en termes de réseau, afin que chacun puisse trouver le livre à proximité de son habitat.

Ce développement s'opère en trois phases. Entre 1980 et 1982, la Ville ouvre deux annexes de quartier (dont une en relais d'une action associative) et acquiert un second bibliobus. Le nombre de lecteurs, en 1983, est de 12 411.

Dans un second temps (1989-1990), deux importantes annexes de quartier (dont une nouvelle) d'environ 400 m2 sont construites. Enfin, depuis deux ans, nous avons commencé les études approfondies pour une médiathèque en centre ville, à la fois équipement phare et tête du réseau, qui devrait être achevée en 1993. L'informatisation de l'ensemble en est au choix du concepteur.

Outre la dimension d'aménagement urbain, la bibliothèque municipale est, d'une part, mise en phase avec les autres entreprises culturelles, d'autre part associée à des opérations de solidarité : les deux dernières annexes font partie de programmes Développement social des quartiers et la Ville, sur convention avec l'Etat en 1982, s'est engagée dans une action de lecture à la Maison d'arrêt, désormais pérennisée par convention avec une association, l'Administration pénitentiaire, le Conseil général et la Ville de Châtellerault.

La définition de la médiathèque centrale s'intègre dans une ambition globale de faire de Poitiers un chef-lieu de l'intelligence créative. A ce titre et vu notre assiette fiscale réduite, nous sollicitons l'inscription de cet objectif dans le cadre des Grands projets de province et nous recherchons une collaboration institutionnalisée avec la future Bibliothèque de France, selon un axe spécifique qui pourrait être l'époque romane, les études d'urbanisme, le consumérisme, ou les rapports Nord-Sud, secteurs sur lesquels préexistent localement des expériences, des outils et des équipes.

Les vocations de la lecture publique

Cette description d'un développement et d'une ambition traduit déjà l'ensemble des vocations qui sont à mes yeux celles d'un service de lecture publique, étendu bien sûr aux autres médias de notre temps.

Au-delà de son rôle fondamental de mise en contact de la population avec le patrimoine, les acquis de la connaissance, l'information générale et la création de notre temps dans tous leurs vecteurs imprimés, audiovisuels et télématiques, un tel service peut et doit remplir un ensemble de fonctions qui en font un outil majeur de l'action culturelle dans ses aspects éducation, loisirs, animation globale, solidarité et dynamique créative.

La lecture publique a ainsi une fonction d'urbanisme, puisque la présence d'un équipement de ce genre, qu'il soit une annexe de quartier ou une médiathèque centrale, joue un rôle structurant fort dans son environnement urbain, par son pouvoir d'attraction et de valorisation. Il ne peut donc être conçu en dehors des flux de population et des modes de vie, une corrélation forte devant s'instituer avec les autres secteurs d'activité, commercial, culturel, socio-éducatif, scolaire, administratif...

En conséquence, ces équipements sont aussi un outil d'action globale qui, à partir de ses vocations propres, relaie d'autres modes d'intervention dans tous les domaines: plastique (artothèque), musical, théâtral, architectural, etc. Le rôle d'un élu est ici de favoriser les interfaces entre tous les partenaires de la vie culturelle, musées, conservatoire, école des beaux-arts, établissement d'action culturelle, vie associative, monde scolaire. Cette perspective dynamique implique de la part des personnels une ouverture d'esprit et un désir d'agir hors de la sphère spécifique. Ce qui bien sûr ne peut s'obtenir par la contrainte administrative et suppose une motivation réciproque des intervenants.

Motivation tout aussi indispensable quand on aborde le rôle merveilleux que peut jouer le livre - ou le jeu, puisque, à Poitiers, la ludothèque est associée à la bibliothèque - dans la lutte contre les inégalités et les exclusions, et pour la réinsertion. Merveilleux d'abord bien sûr par les autres horizons qu'il ouvre aux vies plates, blessées ou bloquées. Merveilleux aussi car il est souvent le Sésame entre les intervenants et les personnes en difficulté, permettant la communication là où elle semblait improbable ou impossible.

Ainsi des actions menées par les bibliothécaires en maison d'arrêt ou dans les permanences de protection maternelle et infantile aux côtés des travailleurs sociaux. Et, dans le cadre même des bibliothèques de quartier, ces foules d'enfants désœuvrés qui y réfugient l'ennui de leurs mercredis, provoquant l'agacement des mentalités fonctionnaires, mais riche terrain d'intervention pour qui veut et sait aller à leur rencontre ou leur offrir l'émotion inspirante d'un conte.

La bibliothèque apparaît d'ailleurs comme un outil indispensable d'éducation lorsque des collaborations fortes s'y nouent avec les enseignants pour mettre les enfants en contact avec le livre dans un espace plus attrayant car ludique et non scolaire comme le restent malgré tout les BCD 1.

Dans une ville universitaire comme la nôtre, la médiathèque municipale se situe nécessairement dans une complémentarité, et si possible une complicité avec la bibliothèque universitaire pour favoriser le goût de la recherche et la curiosité de l'intelligence.

Si, de plus, elle possède un patrimoine remarquable, au-delà de sa conservation optimale, elle recherchera les meilleures conditions de son exploitation et en valorisera les richesses par l'utilisation de nouvelles techniques de communication telles que le vidéodisque.

Enfin, la lecture publique se doit d'être au centre d'une réflexion et d'une coopération de tous les partenaires, y compris privés, de la circulation du livre et des moyens audiovisuels de la connaissance.

L'ensemble de ces missions, qui s'organisent autour du rôle traditionnel d'un service de lecture publique pour en faire un instrument majeur de l'action culturelle sur un territoire, correspond donc à un projet politique de la collectivité porteuse.

Financement-Pouvoir : des situations bâtardes

Cette notion de projet implique en soi un certain nombre de problèmes mal résolus dans le contexte actuel et, en tout premier lieu, celui de la compétence des pouvoirs.

On bute en effet sur l'incohérence française du découpage territorial et de la répartition des compétences entre les divers échelons de collectivités. Il va de soi qu'une médiathèque de Ville-centre et son réseau concernent un espace de population dépassant les limites strictes de la commune. Plus son rôle sera fort dans ses différentes missions et plus elle exercera une attraction sur des publics éloignés et parfois même sur une région. Se posent alors deux types de problèmes : le financement et la représentation des usagers dans les instances de décision.

L'autofinancement n'intervenant que pour une part minime, la médiathèque est portée par le seul financement de la commune siège, avec parfois des aides spécifiques de l'Etat. Au-delà de l'injustice fiscale entre les bénéficiaires, il en résulte une inadéquation entre l'apport financier que peut consentir la collectivité porteuse et les besoins induits par des publics plus vastes. Porté par des capacités fiscales plus larges, le service serait évidemment plus ample et, il faut l'espérer, plus performant.

Tout aussi grave me paraît être le fonctionnement de l'instance de décision. Une bibliothèque ou médiathèque municipale, comme son nom l'indique, est un équipement communal et à ce titre géré par la hiérarchie verticale de la ville: maire ou adjoint délégué, secrétaire général, chef du service culturel, enfin conservateur qui fait l'interface entre son personnel et les usagers d'une part, ses supérieurs et l'instance politique d'autre part. Ceci est parfois tempéré par un organe de concertation, du type Commission extra-municipale lecture publique, Association d'usagers, plus rarement Conseil intérieur. Il existe bien statutairement un Comité consultatif, mais la complexité de la désignation de ses membres en rend la constitution fort aléatoire.

Le problème ici est triple : représentation de tous les usagers, participation de tous les financeurs et surtout dynamique de l'établissement.

En ce qui concerne la représentation des usagers, on prend certes comme postulat que le maire et son conseil étant élus par la population, ils en représentent les intérêts et les électeurs peuvent toujours par leurs votes, tous les six ans, manifester leur mécontentement. Mais, d'une part, il est bien rare que ce soit, parmi tous les secteurs municipaux, la lecture publique qui détermine les votes et, d'autre part, seuls sont concernés les usagers de la commune, tous les autres par définition n'ayant pas voix au chapitre. Or, on l'a vu, les missions de l'équipement dépassent la plupart du temps le strict territoire communal.

Quant à la participation des financeurs, même si l'on démontre au Conseil général ou au Conseil régional que la dimension et la vocation de l'équipement exigeraient un financement important de leur part, on voit mal comment ils pourraient se sentir concernés par un organisme dans la gestion duquel ils n'auraient aucune influence.

Partager le pouvoir

Tout ceci se reflète dans la dynamique de l'établissement. L'ensemble des missions ci-dessus évoquées ne peuvent être assurées que si le maire et son équipe en prennent conscience et les reprennent à leur compte, même si elles sortent du champ communal. C'est souvent d'ailleurs le cas, d'une part grâce au travail de persuasion du personnel, d'autre part pour des motivations de prestige et de leadership de la commune.

Mais il serait évidemment plus sain que la dynamique des missions de l'équipement soit soutenue de l'intérieur par l'ensemble des bénéficiaires et des parties prenantes à travers leurs représentants dans un conseil d'administration. Ce qui suppose bien entendu un tout autre statut : Etablissement public, Syndicat intercommunal à vocation unique, Association, etc. La formule reste à étudier et à trouver et, surtout, cela supposerait que les élus et la hiérarchie communale acceptent de partager leur pouvoir, ce qui n'est guère dans les mœurs !

En ce qui concerne les bibliothèques municipales classées, dont la formule fait actuellement l'objet d'une réévaluation à travers le rapport Béghain, il y a conjugaison des deux principales parties prenantes, la Commune et l'Etat, dans des rapports de pouvoir quelque peu ambigus, puisque l'administration de l'équipement reste du strict ressort municipal, sous la tutelle de l'Etat matérialisée par la mise à disposition d'ùn ou de plusieurs conservateurs qui assument de fait la direction du service.

A priori, la haute qualité de ces fonctionnaires qui sont tous passés par l'ENSB 2, voire par l'Ecole des chartes, fait que cela ne pose pas de problème. A y regarder de plus près, les choses ne sont pas aussi simples, ni la situation toujours très saine. De facto, le conservateur d'Etat se retrouve porteur du projet municipal et donc de toutes ses missions, même si sa mise à disposition au départ n'en faisait pas vraiment l'objet. En effet, il est en principe là pour veiller aux intérêts de l'Etat, c'est-à-dire essentiellement à la bonne conservation et exploitation du patrimoine, propriété de l'Etat.

Chacun comprendra qu'un conservateur puisse être une personne de grande qualité scientifique et administrative, être aussi un zélateur de la lecture publique, mais qu'il ne sera pas forcément motivé par exemple par les missions de solidarité et de lutte contre les exclusions qu'assigneraient les élus à l'établissement qu'il dirige.

Bien sûr on fera valoir qu'en principe le maire a toujours la possibilité de ne pas donner son agrément à la personne dont l'Etat lui propose la nomination. Mais le système est fort pervers. D'une part le curriculum d'un conservateur n'est pas forcément explicite sur ses capacités réelles à assumer l'ensemble du champ d'action qui lui est proposé, d'autre part l'entretien entre le maire et l'intéressé n'est pas toujours révélateur de ses motivations. Enfin, s'il arrive que le maire refuse son agrément, il peut s'écouler des mois, voire plus d'une année avant que se manifeste une autre candidature valable et l'on peut difficilement admettre de laisser vacant pour un tel laps de temps un poste si stratégique, d'où souvent une acceptation aussi hâtive que myope. Et si le conservateur s'avère ne pas être à la hauteur du projet municipal, il sera extrêmement difficile de le faire remplacer.

On sent ici combien le triangle actuel projet politique-statut municipal-conservateur d'Etat recèle d'ambiguïté qui, dans le meilleur des cas, s'efface devant la qualité des hommes, mais, dans les pires, conduit à des situations bloquées préjudiciables avant tout au service public.

Si l'on analyse bien les rapports de force, on s'aperçoit en effet que le pouvoir réel n'appartient guère à celui qui prétend le détenir, c'est-à-dire le maire. La légitimité professionnelle donne en effet au conservateur la possibilité d'ôter tout crédit aux aspects du projet politique qui ne le brancheraient pas, et cela sans conséquence véritable sur sa carrière puisqu'il appartient à un corps extérieur à la hiérarchie municipale, dont la solidarité jouerait en sa faveur en cas de conflit avec la municipalité. Mais le maire peut alors être tenté de reprendre son pouvoir en orientant l'effort communal vers d'autres sphères d'activités dirigées par des personnes plus dépendantes ou plus en phase avec ses objectifs. Dans tous les cas de figure, c'est le service qui est amoindri et des catégories de publics réels ou potentiels qui sont perdantes.

Le problème est d'ailleurs aggravé par le fait que les conservateurs d'Etat peuvent trouver ailleurs, et en particulier dans le cadre universitaire, des situations plus indépendantes et parfois même matériellement plus confortables. Toujours est-il que les candidats valables ne se bousculent pas pour prendre la tête des grandes bibliothèques municipales.

Rien n'interdit d'ailleurs au maire de recruter son chef de service hors du corps des conservateurs d'Etat. Mais, outre le fait que rares sont les collectivités qui peuvent se permettre de dédaigner un emploi d'Etat, n'est-il pas risqué de déroger ainsi à l'usage et de se placer dans une situation de moindre légitimité vis-à-vis de la corporation, d'un ministère encore pourvoyeur de certains moyens, et de l'Inspection générale ?

Comme dans bien d'autres sphères de la vie territoriale, et particulièrement dans le secteur culturel, on trouve dans la lecture publique une situation bâtarde issue des strates successives de l'histoire des collectivités locales. Certes, la combinaison complexe des pouvoirs politiques et professionnels engendre une auto-régulation qui permet au système de relativement bien fonctionner, mais souvent selon des formes de neutralisation plutôt que de dynamisation. Aussi ce système peut-il apparaître comme mal adapté aux nécessités de notre temps, où les défis de société exigent des structures évolutives mobilisant l'ensemble des partenaires concernés autour des projets clairement énoncés donc évaluables in fine.

Expérimenter de nouvelles formules

Bien entendu il n'est pas question ici de prôner la démunicipalisation systématique du service de lecture publique. Mais il serait extrêmement intéressant que, chaque fois que la situation et les hommes s'y prêtent, de nouvelles formules soient expérimentées dans le sens de la responsabilisation de tous les partenaires - financeurs, personnels, usagers - et de leur présence dans les organes de gestion et d'orientation. Défini en commun dans ses objectifs et ses moyens, cadré dans l'espace et le temps, donc évaluable, le projet serait mis en oeuvre par un véritable chef d'établissement.

Ainsi, à l'heure où se multiplient les antennes universitaires, faut-il chaque fois monter des annexes de bibliothèques universitaires et ne pourrait-on pas concevoir dans une communauté urbaine un établissement qui réunirait les tâches des communes concernées, de l'Université, de l'hôpital, de la Maison d'arrêt, et, pourquoi pas, de certaines entreprises ?

Comme on l'a vu, les interventions de la lecture publique dépassent de plus en plus le cadre professionnel traditionnel. Les personnels, souvent très motivés, y sont-ils vraiment préparés ? Là comme ailleurs, il est indispensable d'élargir la formation initiale et de proposer des sessions de formation continue fréquentes et variées pour toutes les catégories de personnel afin de rendre pleinement performantes leurs interventions et de les adapter à une société rapidement évolutive.

L'enjeu est d'insérer la lecture publique dans l'esprit d'innovation qui caractérise notre temps et d'éviter qu'elle soit à terme dépassée, donc supplantée par l'initiative privée, avec tous les dangers d'inégalité de service et de développement pour l'ensemble des populations concernées.

janvier 1990