L'iFLA : lieu d'expression de l'identité des bibliothécaires
Frédéric Saby
L'IFLA, organisme créé en 1927, regroupe actuellement les associations de bibliothécaires de plus de 120 pays. Lieu d'expression de l'identité professionnelle, appelée à défendre les intérêts des bibliothécaires pendant la Seconde Guerre mondiale, l'IFLA est de plus en plus perçue comme un mythe. Le faste de la réunion annuelle, appelée conseil, puis conférence générale - alias congrès dans le langage courant -, ne cesse de croître et attire des professionnels toujours plus nombreux.
Created in 1927, IFLA regroups now the librarians' associations of more than 120 countries. Expression of professionnal identity, IFLA, which had to defend the wellfare of librarians during World War II, is more and more perceived as a myth. The ostentation of the annual meeting, first called Council and then General Conference (otherwise Congress) grows constantly and attracts professionnals always more numerous.
1 900 participants au congrès de l'IFLA à Tokyo en 1986 ; plus de 2 100 à Brighton en 1987 ; 2 300 inscrits officiels à Paris en 1989, auxquels s'ajoutent les organisateurs et bibliothécaires bénévoles (200), ainsi que les exposants (200) : on atteint alors 2 700 personnes, ce qui porte la participation aux réceptions officielles à un chiffre voisin de 3 500 (en comptant les accompagnants et les invités extérieurs). C'est cette participation toujours très élevée qui a été à l'origine de cette étude : comment est-il possible, en effet, qu'un congrès annuel attire autant de professionnels ?
Si le chiffre de participation du dernier congrès est supérieur à celui des années précédentes, c'est sans doute, essentiellement, à cause du caractère exceptionnel que le Comité d'organisation a donné à la réunion d'août 1989, aidé en cela par le prestige de la ville de Paris. Ce chiffre est néanmoins voisin de celui des années antérieures et ne peut que provoquer l'étonnement, parce que le congrès de l'IFLA - qui n'est que la partie visible de toute l'activité de la Fédération - a lieu, répétons-le, chaque année, et toujours dans une région du monde différente.
La seule curiosité intellectuelle des bibliothécaires de tous les pays représentés au sein de la Fédération (plus de 120 en 1989) pour les questions bibliothéconomiques débattues dans les séances du congrès paraît une explication un peu courte. C'est pour cette raison que nous avons établi une autre hypothèse pour expliquer l'intérêt manifesté par les bibliothécaires pour cette instance internationale.
Dans quelle mesure la Fédération peut-elle être le lieu d'expression de l'identité de la profession de bibliothécaire ? Autrement dit, n'est-ce pas pour des raisons avant tout sociologiques que les bibliothécaires se rendent chaque année plus nombreux au congrès de l'IFLA, comme à un rituel consacrant une reconnaissance internationale de leur activité, de leur « profession » 1 ?
Notre approche, avant tout historique 2, joue sur le parallélisme entre la structuration en profession de l'activité de bibliothécaire - notamment, au tournant des XIXe et XXe siècles, par la création des premières grandes associations professionnelles (American library association en 1876, Library association (Grande-Bretagne) en 1877, Association des bibliothécaires français en 1906) - et l'évolution de l'IFLA. Il faut ainsi inscrire dans le temps la création de l'IFLA (1927) et son développement, pour saisir à quel point ils entrent dans la logique d'expression de l'identité de la profession.
Nous articulerons notre propos autour de deux axes : le premier est une analyse de la période ancienne (de 1926-27 à l'immédiate après-guerre) au cours de laquelle la Fédération, grâce à une série d'événements dont la charge symbolique était très forte, a pu créer une image de mythe qui allait servir de référence en matière d'identité, à l'époque (à partir des années 1950) où, justement, celle-ci commençait à être battue en brèche. Cette référence s'est faite notamment grâce à une manifestation qui, progressivement, prenait des allures de rite : le congrès. C'est le deuxième axe de notre réflexion.
Le mythe et sa formation
Dans un petit ouvrage de synthèse sur la notion d'identité 3, Alex Mucchieli estime que « l'identification culturelle d'une collectivité peut se faire par rapport à ses mythes, aux phases de son histoire et à ses héros ».
Il s'agit, en fait, d'analyser comment l'IFLA s'est définie comme lieu d'expression de l'identité de la profession, avec un succès qui trouve peut-être son origine dans la reconnaissance du mythe de la Fédération, avec ses deux aspects essentiels, historique et symbolique.
Historique, parce que la création de l'IFLA remonte justement à l'époque des grands rêves de bibliothéconomie mondiale du premier tiers du XXe siècle (avec, notamment, les travaux d'Otlet et Lafontaine pour l'Institut international de bibliographie). Tout se passe, en définitive, comme si l'on était en présence d'une recherche de « l'âge d'or », d'autant que les vingt-cinq premières années d'existence de la Fédération, comme nous le verrons plus loin, sont jalonnées d'événements propres à créer un mythe générateur d'identité.
Dès la fondation de la Fédération, les conditions de la cristallisation d'une identité professionnelle autour de l'IFLA sont réunies. C'est même là un but essentiel, avoué et explicite, des fondateurs, dès le lancement de l'idée d'une fédération internationale, en 1926. Cette année-là, en effet, se tient à Prague, du 28 juin au 3 juillet, le Congrès international des bibliothécaires et des amis du livre, dont les travaux s'inscrivent dans la lignée des tentatives de coopération bibliographique internationale qui avaient précédé la guerre de 1914 et avaient trouvé un embryon d'aboutissement dans la fondation de l'Institut bibliographique international. D'autre part, la reprise des relations diplomatiques internationales et l'espoir d'un vaste mouvement de collaboration entre les différents pays que souleva, après la guerre de 1914, la fondation de la Société des Nations, qui trouva un relais, pour les travaux intellectuels, dans la création, en son sein, de l'Institut international de coopération intellectuelle, assurèrent des conditions générales très favorables, dans les années 1920, à la relance de ces travaux.
Au congrès de Prague est évoquée, pour la première fois, la création d'un « Comité international » représentant les diverses associations nationales de bibliothécaires. La proposition est présentée, à la séance du 29 juin 1926, par Gabriel Henriot, au nom de l'Association des bibliothécaires français.
D'emblée apparaît la volonté de faire de ce Comité un organe de représentation des professionnels, ayant pour origine leurs associations, dont on sait à quel point elles fondent une identité professionnelle. Après avoir insisté sur « l'étendue et la variété de la documentation internationale contemporaine qui nécessitent une collaboration constante entre les savants des divers pays », Gabriel Henriot affirme que le Comité dont il propose la création aurait « une autorité plus grande que nos associations nationales, pour plaider la cause si méconnue des bibliothécaires modernes. Ses membres seraient des professionnels mandatés par leurs pairs et aptes à se dire les représentants officiels de notre corporation. »
Le caractère de « représentants officiels de la corporation » que Gabriel Henriot souhaite donner au nouveau Comité consacre un rôle de cristallisation de l'identité internationale du « corps » (le mot est d'Henriot) : finalement, le Comité tiendrait, à l'échelle internationale, la place que tiennent les associations nationales dans l'identité de la profession. En fait, « plaider la cause » est une autre manière de dire « affirmer une identité », qui commence à évoluer (c'est le sens de « la cause si méconnue des bibliothécaires modernes ») en raison de « l'étendue et de la variété de la documentation internationale contemporaine ».
La résolution adoptée par le congrès à la suite de la proposition d'Henriot confirme cette idée : il s'agit « d'assurer, enfin, à notre corporation la place qui lui est due dans le grand mouvement de corporation intellectuelle internationale ». Cet « enfin », placé en incise entre virgules, jailli comme un cri du cœur ou un soupir de soulagement, semble exprimer le risque, déjà perçu en 1926, d'une perte, qui, alors, n'était peut-être encore que du domaine du possible, de l'identité du corps : soulagement de voir, « enfin », la création d'un lieu où pourra s'exprimer l'identité des bibliothécaires...
Solidarité professionnelle
Après cette période de fondation éminemment favorable, s'ouvre une époque troublée, qui voit, progressivement, la construction du mythe de l'IFLA. Cette construction se fait essentiellement dans la tragédie, lieu par excellence d'expression d'une identité commune ou d'un destin commun. C'est à elle, véritablement, que l'IFLA se trouve confrontée dès sa première décennie d'existence. Et cette succession d'événements douloureux a fortement contribué à faire de la Fédération un lieu d'identité professionnelle auquel on sera naturellement amené à faire référence comme à un mythe, dès lors que cette identité sera battue en brèche.
- 1933: l'aide en faveur des bibliothécaires allemands réfugiés Le 30 janvier 1933, Adolf Hitler est élu chancelier du Reich en Allemagne. Dès avant la fin de l'année 1933 se crée, à l'instigation de l'IFLA et du Comité international pour le placement des intellectuels émigrés, dont le siège est à Genève, un mouvement en faveur du placement, dans les bibliothèques étrangères, des bibliothécaires allemands réfugiés.
Le Dr Sevensma, secrétaire général de l'IFLA, insiste sur le rôle essentiel de la solidarité professionnelle dans une telle situation, c'est-à-dire qu'il en appelle ouvertement au sentiment de corps et à l'expression d'une identité professionnelle pour venir en aide aux bibliothécaires allemands. Et c'est l'IFLA qui sert de relais à cette expression.
- 1936-1937: l'aide aux bibliothécaires espagnols pendant la guerre civile
Les archives de la Fédération conservent une lettre adressée au secrétariat général de l'IFLA par un jeune Espagnol dont la soeur, bibliothécaire, a disparu au printemps 1936 dans l'attaque de La Coruna. Il sollicite l'aide de la Fédération pour retrouver sa soeur et la faire passer en France.
Il est remarquable que l'IFLA, qui avait moins de dix ans d'existence, soit connue de cet Espagnol parce que sa soeur était bibliothécaire. Il est également remarquable que ce soit à la Fédération qu'il s'adresse pour ce type d'intervention, qui va bien au-delà d'une simple localisation de personne, puisqu'il s'agit d'aider l'intéressée à se réfugier sur le territoire français.
Tout se passe donc comme si l'IFLA, dès cette époque, était perçue comme l'organe permettant la défense des intérêts des bibliothécaires, au plus haut niveau et dans toutes les circonstances, y compris en marge des activités professionnelles.
- 1940-1945
En avril 1940 est fondé, à Genève, le Comité consultatif de la Croix-Rouge pour la lecture des prisonniers et internés de guerre, au sein duquel l'IFLA occupe une place cardinale puisqu'en est nommé secrétaire A.C. Breycha-Vauthier, secrétaire-adjoint de la Fédération 4.
Cet organisme eut pour rôle, dans le cadre de la Convention de Genève de 1929, dont une partie était consacrée aux « secours intellectuels » en faveur des prisonniers, de collecter et d'expédier dans les camps de prisonniers de guerre, des millions d'ouvrages. L'IFLA mit sa compétence technique entièrement au service de la communauté, allant même jusqu'à organiser un véritable « prêt interbibliothèques » de guerre ! Un prisonnier qui ne disposait pas d'un ouvrage dans la bibliothèque du camp adressait une demande écrite et nominative à Genève, au secrétariat du Comité consultatif - mais comment le distinguer du secrétariat de la Fédération puisque tous deux étaient aux mains d'une seule et même personne. L'IFLA se chargeait alors de la recherche bibliographique et, après avoir localisé et obtenu l'ouvrage, l'expédiait dans le camp où il était demandé.
Ce sont finalement douze millions d'ouvrages qui furent collectés et expédiés dans les camps. Cette intense activité fut l'occasion, pour la Fédération, d'asseoir une légitimité, nécessaire pour un si jeune organisme - dix ans à peine séparent le premier congrès, à Rome et Venise, en 1929, de l'ouverture du conflit - dans le sillage d'une prestigieuse organisation internationale : la Croix-Rouge.
Cette assise de légitimité, nouée elle aussi dans la tragédie de la guerre, eut assurément pour effet de renforcer, aux yeux de la profession .qui ne pouvait que se reconnaître dans ce type d'action humanitaire, le rôle de la Fédération comme lieu d'expression de l'identité professionnelle des bibliothécaires.
- Les autres éléments créateurs du mythe, après la guerre
A la fin de la guerre, l'IFLA servit de relais aux bibliothécaires allemands déchus de leur nationalité. Ils s'adressaient au secrétariat de la Fédération pour qu'il effectuât, dans une publication officielle allemande, le Deutscher Reichanzeiger, les recherches nécessaires pour retrouver le texte les destituant de la nationalité allemande. Déclarés apatrides dans leur pays d'accueil, ils pouvaient ainsi jouir des prérogatives attachées à ce statut.
Ce qu'il faut surtout retenir de cet épisode c'est, encore une fois, le fait que des professionnels s'adressent directement au secrétariat général de la Fédération pour des doléances en marge de leur activité de bibliothécaire, un peu comme si l'IFLA cristallisait à ce point leur identité qu'elle soit considérée comme le passage obligé pour tous les actes de leur existence.
A la même époque, l'IFLA aida à la reconstruction des bibliothèques - notamment françaises -détruites pendant la guerre. Elle mena le même type d'action, quelques années plus tard, après le tremblement de terre de 1953 qui endommagea gravement un certain nombre de bibliothèques en Grèce. Le secrétaire-adjoint de la Fédération, A.C. Breycha-Vauthier, adressa une lettre au président de l'Association des bibliothécaires de Grèce, pour lui proposer de mettre à son service des équipes d'étudiants, placées sous la direction de jeunes bibliothécaires : « Il s'ensuit non seulement un travail pratique, mais ceci crée des liens internationaux utiles de tous les points de vue pour l'avenir ». Il est clair que Breycha-Vauthier pose le principe d'une participation d'étudiants encadrés par de jeunes bibliothécaires en termes de solidarité professionnelle : il s'agit typiquement de l'action destinée à concrétiser une identité professionnelle qu'on espère retrouver et voir s'exprimer par la suite.
C'est donc un mythe de la Fédération qui s'est progressivement mis en place, dans ces vingt-cinq premières années d'existence, grâce à une série d'événements dont la charge symbolique était très forte. On comprend, ainsi, comment, après la guerre, et surtout à partir des années 1960, les conditions étaient réunies pour que l'identité des bibliothécaires s'exprime au sein de l'IFLA qui était la seule organisation internationale couvrant l'ensemble des bibliothèques et dont l'image permettait, en outre, de faire référence à « l'âge d'or » des bibliothèques et de la bibliothéconomie : c'est là un élément important, dès lors que l'identité de la profession, au tournant des années 1950-60, commençait à être battue en brèche.
Le rite et son développement
Les causes de la référence au mythe résident essentiellement dans l'évolution de la profession. Le développement des systèmes automatisés d'information - pour ne citer qu'eux - a introduit, dès après la fin de la Seconde Guerre mondiale, mais surtout dans les années 1950 et 60, un bouleversement dans l'exercice de l'activité de bibliothécaire. Celle-ci voit peu à peu se dresser devant elle le métier de documentaliste et ces moments, ainsi que nous le verrons plus bas, sont souvent vécus comme un déchirement.
A cette transformation qui porte en elle les germes d'une crise d'identité, s'ajoute une évolution dont l'IFLA allait bénéficier: l'internationalisation ou la mondialisation de la profession. En témoignent la construction de réseaux et réservoirs bibliographiques comme l'OCLC, dont l'activité remonte à la fin des années 1950, le contrôle bibliographique universel, l'interconnexion des systèmes de prêt...
Notre propos est de mettre en parallèle ces changements et l'évolution de la Fédération, étudiée au travers de son « bras séculier » qu'est le congrès.
- L'évolution de la fréquentation 5 Des années 1930 à la fin des années 1950, la progression est insensible, avec une participation toujours inférieure à 100 personnes. En revanche, dès 1960, la courbe accuse, dans son allure générale, un très net redressement, pour jaillir vers des hauteurs impressionnantes. A la fin des années 1970 et au début des années 1980, les 1000 participants annuels sont dépassés (cf. fig. 1).
- L'évolution du nombre de demi-journées de travail pendant le congrès 6
Nous prenons en compte soit les demi-journées de travail des sections (hors séances plénières) dès lors que la distinction entre les deux catégories est faite (c'est-à-dire après la guerre), soit les « séances » (sans autre précision), dès lors qu'il s'agit de la seule catégorie de demi-journées de travail retenue par les rédacteurs des actes (avant la guerre). Ici encore, si l'on retient l'allure générale du graphique (cf. fig. 2), on remarque une courbe « horizontale » des années 1930 aux années 1950 puis un très net redressement après 1960: l'évolution est donc parallèle à celle de la fréquentation.
- L'évolution du faste et de la dénomination officielle de la réunion
L'étude porte ici sur la présence de chefs d'Etat ou membres de gouvernement aux séances plénières du congrès, ainsi que sur le déroulement des réceptions officielles pendant la durée de la manifestation. La charnière chronologique des années 1960 semble moins nette ici, parce que, sauf à la réunion de 1927 à Edimbourg où les bibliothécaires se sont retrouvés entre eux exclusivement, chaque année, à partir de 1928, la présence d'un membre de gouvernement est relevée. De même, diverses réceptions sont offertes par le ministre de tutelle des bibliothèques, par le Comité d'organisation, par la municipalité, par l'Association nationale de bibliothécaires, etc. Diverses visites, aux confins des activités professionnelles et du tourisme, sont organisées dès 1929.
En fait, c'est plutôt à la fin des années 1970 qu'on note une évolution significative de cet aspect du congrès. En 1979, à Copenhague, la première séance plénière est intitulée dans le programme « cérémonie d'ouverture », montrant par là le faste dont les organisateurs veulent l'entourer et qu'ils veulent faire rejaillir sur le congrès tout entier. La reine du Danemark assiste à cette cérémonie, accompagnée des autorités danoises. Le Royal life guard interprète de la musique danoise.
Cette évolution est confirmée en 1980 à Manille. L'expression « cérémonie d'ouverture » est reprise : elle est systématique, désormais, pour désigner la première séance plénière. Le président Marcos et son épouse assistent à la cérémonie et prononcent tous deux un discours. Le Presidential security command band joue.
En 1981, à Leipzig, une partition de Bach est interprétée par le Collegium Musicum Radio DDR Sender. En 1983, à Münich, le Convivium Musicum München donne un concert de musique de chambre. En 1985, à Chicago, des chants populaires traditionnels sont interprétés par le Chicago children's choir. En 1986, à Tokyo, un concert de musique traditionnelle (gagaku) est donné par le Music department of the Imperial household, en présence du prince héritier et de son épouse.
Manifestations symboliques
Cette charnière de la fin des années 1970 est entièrement confirmée par celle de l'intitulé de la manifestation. En effet, si, actuellement, la réunion annuelle de l'IFLA est connue, au moins dans le langage courant des bibliothécaires francophones, sous la désignation « congrès », loin s'en faut qu'il en eût toujours été de même. Des origines aux années 1970, seule l'expression « conseil » était utilisée. Le conseil avait lieu chaque année, avec la faible participation numérique que nous avons déjà notée. Les actes étaient publiés chaque année sous le titre Actes du conseil de la FIAB 7, avec apparition, pour l'année 1964, d'un titre parallèle anglais : Proceedings of the council.
Pendant cette période, les seuls « congrès » au sens propre, c'est-à-dire désignés comme tels dans les documents, sont les grands congrès que l'article 7 des statuts de 1929 prévoyait tous les cinq ans. Le premier « congrès international » est celui de 1929 (Rome et Venise). Le deuxième, respectant donc la périodicité quinquennale, est celui de Madrid en 1935. Le troisième était prévu à Francfort en 1940. Mais la guerre n'a évidemment pas permis sa tenue. Avec la reprise des activités normales après le conflit mondial (vers 1947), un troisième congrès fut prévu à Washington mais n'eut pas lieu. Le troisième congrès est celui de Bruxelles en 1955. Il fut également le dernier sous cette forme. On entre ensuite, comme nous l'avons vu plus haut, dans la période de fort gonflement des effectifs des participants : tout se passe comme si le grand congrès quinquennal était devenu inutile, puisque chaque année se réunissait un « conseil » qui finissait par avoir l'ampleur de l'ancien grand congrès. Cette évolution se trouve consacrée, à la fin des années 1970, par les aspects somptueux que nous venons d'étudier, eux-mêmes sous-tendus par le changement de l'intitulé de la réunion.
En 1977, pour le cinquantième anniversaire de la fondation de la Fédération, se tient à Bruxelles un congrès, désigné comme tel officiellement. En 1978, la réunion est officiellement désignée par le terme de council/conseil. Mais le mot congrès revient à plusieurs reprises dans le texte des interventions et, notamment, dans les allocutions d'ouverture. En 1979, le terme congrès est désormais couramment employé dans les allocutions.
En 1980, la modification des statuts de la Fédération (1976-1977) entre dans les faits. Le « conseil », qui avait lieu chaque année depuis 1927, est désormais biennal et se tient les années impaires : il n'y a donc pas de conseil en 1980 et la réunion de cette année-là prend pour la première fois le titre officiel general conference/ conférence générale. Le langage courant conserve le mot congrès.
Finalement, les modifications progressives de l'intitulé de la réunion annuelle consacrent l'évolution de son aspect somptueux, qui renforce fortement le caractère symbolique de cette manifestation : elle prend ainsi toutes les formes du rite et joue pleinement son rôle au sein du mythe créateur d'identité. Nous avons déjà vu le volet historique du mythe ; le congrès en constitue le volet symbolique.
Crise d'identité
La charnière de 1960, que nous avons mise en évidence avec l'étude de la participation au congrès, recoupe exactement, dans le temps, la crise d'identité de la profession. En effet,.en 1961, c'est-à-dire exactement au moment où la courbe de fréquentation du congrès commence à s'orienter nettement vers une très forte hausse, le sociologue américain William Goode publie un article intitulé The librarian, from occupation to profession, jalon majeur de la sociologie contemporaine des professions 8. William Goode montre que, non seulement les bibliothécaires ne sont pas constitués en profession (avec le degré d'organisation et d'identité de groupe que cela suppose), mais que, bien plus, de son point de vue, il y a fort à penser qu'ils ne le seront jamais.
Nous n'entendons naturellement pas dire que c'est William Goode qui, par son étude sociologique, a poussé les bibliothécaires à participer en nombre de plus en plus important au congrès de l'IFLA, mais simplement montrer que cet article est révélateur d'une crise d'identité professionnelle dont les prémices se font jour dès la fin de la Seconde Guerre mondiale, et qui devient vive dans les années 1960. Or, exactement à la même époque, la fréquentation du congrès augmente fortement. Tout se passe comme si les bibliothécaires trouvaient une réponse à la crise évoquée par Goode dans la fréquentation de l'IFLA.
Cette situation, rendue plus vive par la crise d'identité, est toutefois en germe, au sein de la Fédération, depuis les origines. Très rapidement, le congrès devint autre chose qu'une simple réunion de bibliothécaires débattant de questions purement techniques. Bien plus, il fut perçu comme tel par les participants qui voulurent, dès les origines, en donner une image particulière, y compris à l'extérieur. C'est ainsi que le court article de dix lignes en une colonne que le Times de Londres consacre au premier congrès de 1929 retient essentiellement les visites à caractère touristique et fastueux que les congressistes ont été amenés à faire. Marcel Godet, en 1929, parle de « l'atmosphère de confraternité » du congrès 9. En 1964, sir Franck Francis, président de la Fédération, parle, dans son discours d'ouverture de la réunion de Rome, de « la joie commune d'être tous ensemble ». Ces deux dernières expressions dénotent bien cet état d'esprit si particulier qui préside aux réunions d'une même profession, au sens le plus fort du terme.
Le congrès est donc progressivement devenu un rite, avec sa périodicité régulière, son cérémonial, ses aspects somptueux ; un rite qui célèbre chaque année le rassemblement des membres de la profession de bibliothécaire - ou, du moins, d'une partie de ses membres - autour d'une entité commune, l'IFLA, pourvue d'une dimension historique et d'une dimension mythique qui consacrent son rôle d'identification culturelle. On comprend donc pourquoi les bibliothécaires, dès lors que leur identité commençait à être mise à mal, dans les années 1950 et 60, eurent la réaction de se tourner vers l'IFLA qui était, de surcroît, la seule organisation répondant au nouvel aspect international de la profession.
Ce lien, viscéral presque, entre la profession et la Fédération, trouve une illustration dans deux moments particuliers, dont on a cherché une explication dans les paragraphes précédents. Le premier se situe en 1954-55, c'est-à-dire précisément à l'époque où l'on commence à beaucoup parler de la place des bibliothécaires par rapport aux documentalistes (le noeud de la crise est en partie ici). On prépare, en 1954, le grand congrès qui doit se tenir à Bruxelles l'année suivante. Le secrétariat général de l'IFLA s'est accordé, dans une réunion préliminaire tenue à Vienne, avec l'Association internationale des bibliothèques musicales et la Fédération internationale de documentation pour que ces deux organismes aient un congrès commun avec l'IFLA, en 1955, à Bruxelles. La réaction ne se fait pas attendre, du côté des bibliothécaires, et elle est le fait de l'Association des bibliothécaires français, en la personne de son président, qui adresse, en janvier 1954, au président de l'IFLA, une lettre dont l'extrait suivant est particulièrement significatif :
« La lecture des Actes de la réunion de Vienne nous avait (...) causé quelque suppose. Dans quelle condition, par qui le titre du congrès fut-il modifié "au cours de la session" ? Il n'échappe à personne qu'entre "les tâches et responsabilités des bibliothèques et des bibliothécaires..." et "les tâches et responsabilités des bibliothèques et centres de documentation..." (avec ablation du mot «bibliothécaire»), la différence est extrêmement sensible... Il est indiscutable que la concomitance de réunions de documentalistes, dont l'ordre du jour et le calendrier sont généralement organisés de façon à donner limpression que les bibliothèques sont subordonnées aux organismes de documentation, fait certainement planer une équivoque sur l'identité des travaux propres à celles-ci. »
«... Nous avons la conviction que l'ordre du jour définitif attestera de façon indiscutable la prééminence des bibliothèques dans ce congrès, que nos justes réclamations seront prises en considération et que votre réponse ne décevra pas les espoirs que l'ABF a toujours mis dans la Fédération internationale et dans la personne de son Président...»
Les termes de cette lettre ne laissent aucune place au doute. La question posée est particulièrement intéressante parce qu'elle est au centre de la crise d'identité des bibliothécaires dans les années 1950, et plus encore dans les décennies qui suivirent : la nécessité de faire face à de nouvelles formes, de nouveaux accès à l'information. Le spectre que le président de l'ABF voit, avec terreur sans doute, se dessiner lorsqu'il évoque la documentation et les documentalistes est bien celui de la perte de son identité de bibliothécaire : c'est lui qui emploie l'expression. Et dans le paragraphe final de sa lettre, le président de l'ABF, dans un ultime cri de désespoir, de détresse peut-être, lance un dernier appel à l'IFLA et à son président, exactement comme s'ils constituaient l'unique voie de salut possible pour l'identité mise à mal des bibliothécaires.
Cette réaction, finalement, n'est guère étonnante, parce qu'il est probable que l'IFLA, au milieu des années 1950, pouvait déjà faire figure d'organisation internationale à l'autorité bien assise, dont la fondation remontait à l'âge d'or de la bibliothéconomie internationale, et qui avait eu l'occasion de forger, peu à peu, une image mythique, au cours d'une histoire jalonnée d'événements dont la charge symbolique était très forte.
Le deuxième moment qui illustre le lien entre la profession et la Fédération se situe en août 1989, pendant la séance inaugurale du congrès de Paris. Le professeur René Rémond, président du Comité d'orientation du congrès, dès le début de son discours, a demandé aux congressistes leur indulgence envers lui qui a été un élément clé de l'organisation du congrès, alors qu'il n'est pas bibliothécaire, qu'il « n'appartient pas à la corporation ». Lui-même, en harmonie avec la salle qui l'écoutait, semblait prendre à son compte les liens entre l'IFLA et la profession : tout se passait véritablement comme si la Fédération trouvait de cette manière sa consécration de lieu d'expression de l'identité professionnelle des bibliothécaires.