Le monde d'Alde Manuce

imprimeurs, hommes d'affaires et intellectuels, dans la Venise de la Renaissance

par Louis Desgraves

Martin Lowry

Traduit de l'anglais par Sheila Moorey et François Dupuigrenet-Desrousilles
Paris : Promodis, 1989. - 356 p. : ill. ; 24 cm
ISBN 2-903181-66-7

Il aura fallu attendre plus de dix ans pour que soit traduite en français cette étude de Martin Lowry, essentielle, cependant, à la connaissance du monde du livre vénitien à l'époque d'Alde Manuce. Ce livre est, en effet, bien plus qu'une biographie du grand typographe vénitien, artisan d'une alliance durable entre le nouvel art de l'imprimerie et la Renaissance humaniste. Il fut notamment rendu célèbre par ses prouesses techniques telles que l'invention des caractères italiques ou le « livre de poche », par ses éditions de classiques grecs et par le Songe de Polyphile, un des plus grands livres illustrés de la Renaissance. Après la publication, en 1825, des Annales de l'imprimerie des Alde, par Antoine-Augustin Renouard, une longue suite de travaux a été consacrée aux éditions aldines, à telle particularité de tel exemplaire rarissime. Mais la personnalité d'Alde Manuce, son rôle d'« industriel du livre » demeuraient mal connus et encore entourés d'un halo légendaire.

Un humaniste vagabond

Connaissant parfaitement la société, les institutions culturelles et la vie politique de Venise, Martin Lowry fait revivre la réalité du monde d'Alde Manuce en sept chapitres solidement documentés qui se lisent avec un intérêt toujours soutenu. L'auteur remplit avec succès son programme ainsi défini dans son introduction : « Je fus amené à me demander si les historiens des idées et les philologues n'avaient pas tendance, tout comme les bibliographes, à s'enfermer dans un monde de vérités éternelles et à négliger, peut-être parce qu'ils la trouvaient triviale, cette étude détaillée de la vie d'une entreprise d'édition de la fin du XVe siècle qui seule pouvait rendre compte du succès d'Alde Manuce ».

Après un premier chapitre consacré aux hommes d'affaires et aux intellectuels au moment où Alde Manuce s'installe à Venise, l'auteur retrace la carrière de cet « humaniste vagabond » que fut Alde Manuce avant que, conquis par le nouveau procédé de reproduction des ouvrages, il ne se fixe donc à Venise. Né à Bassiano, près de Rome, un an avant ou après 1450, élève de Bussi à Rome, il étudie le grec à Ferrare avec Battista Guarini, s'installe à Venise en 1489 ou 1490, mais ne commence ses premières productions qu'en 1494 ou 1495.

Manuce avait choisi la ville de Venise pour des raisons techniques et économiques, car cette place commerciale importante était susceptible de lui procurer les capitaux et les typographes dont il avait besoin. L'imprimeur Andrea Torresani s'associa avec Alde Manuce, car son programme visant à éduquer l'Europe entière par l'étude de la philosophie et de la littérature grecques n'était pas dépourvu d'intérêt commercial. En effet, le rôle de l'hellénisme dans l'élaboration du programme d'édition d'Alde Manuce fut à la fois déterminant et complexe.

Un personnage hors du commun

On ne peut effectuer ici une synthèse des difficultés rencontrées ni de ses succès. Les pages consacrées au choix des auteurs et aux méthodes d'édition de l'imprimeur vénitien sont particulièrement éclairantes et neuves, de même que celle analysant l'expansion européenne des ouvrages sortis de ses presses.

La réussite économique et culturelle d'Alde Manuce se mesure à son rayonnement. Il a toujours été considéré comme un personnage hors du commun par les érudits, les écrivains et les bibliophiles. Mais cette réputation, quasi légendaire, est nuancée par Lowry : la réputation d'impeccable érudition d'Alde Manuce et de ses collaborateurs est désormais remise en question ; ses caractères cursifs latins et grecs, plus décoratifs que lisibles, sont maintenant critiqués. Si le nombre de titres publiés et l'importance de leur diffusion sont impressionnants, il n'est toutefois pas possible d'affirmer qu'il créa les célèbres in-8° pour faire baisser le prix des livres et atteindre un public plus vaste.

Et, en réalité, ce sont ses faiblesses mêmes, son élitisme, son goût de l'expérience pour l'expérience, sa méconnaissance des manuscrits les plus importants qui nous le rendent plus proche que le tableau idyllique qui fut toujours brossé de son œuvre. Ainsi, au fil des pages, s'esquisse une physionomie nouvelle, mais combien attachante d'un éditeur qui sut s'adresser à l'élite intellectuelle de l'Europe. Une importante bibliographie (p. 315-336) et un index des noms propres (p. 337-355) complètent ce tableau précis et haut en couleurs de ce que fut, réellement, le monde d'Alde Manuce.