La diffusion du livre en Espagne, 1868-1914

les libraires

par Jean-Pierre Brèthes

Jean-François Botrel

Madrid : Casa de Velasquez, 1988. - 292 p. : ill ; 24 cm. - (Bibliothèque de la Casa de Velasquez ; 5) Thèse : Lettres : Besançon : 1981
ISBN 84-86839-04-1 . 125 F.

On sait depuis longtemps qu'il y a livre et livre, de même qu'il y a libraire et libraire. Du circuit populaire au circuit élitaire, la diffusion des objets imprimés, qui est commerce sans doute, mais aussi communication, renvoie à « la formation des goûts, des mentalités et au-delà, des sociétés ». C'est autour de ce problème bibliologique que se centre la thèse de Jean-François Botrel qui cherche à éclairer l'histoire culturelle de l'Espagne de 1868 à 1914. On trouvera ici la deuxième partie de cette thèse, consacrée aux libraires'. L'étude porte successivement sur la librairie ambulante et/ou clandestine, puis sur la librairie d'occasion, enfin sur la librairie de détail qui vend du neuf.

Le livre sur les routes

Malgré son nombre réduit de pages (une vingtaine), la partie qui traite de la librairie ambulante et clandestine nous a fort intéressé. Jean-François Botrel dénombre les colpoteurs et porte-balles, parfois aveugles, qui parcourent les campagnes andalouses ou castillanes avec leurs feuilles volantes, calendriers, almanachs, romances, coplas et historias. En ville, outre ces vendeurs ambulants, on trouve les crieurs de journaux (souvent enfants et adolescents), les démarcheurs à domicile, les kiosques ou points de vente fixe dans la rue qui concurrencent illicitement la librairie, ainsi que les bibliothèques de gare et tout un négoce clandestin, en particulier de livres scolaires ou religieux. L'auteur remarque que l'insuffisance de la librairie rendait alors nécessaires tous ces réseaux divers dont la caractéristique était la proximité de la clientèle.

L'ancien et l'occasion

Pour étudier les librairies d'occasion, Jean-François Botrel disposait de sources peu nombreuses, permettant peu de recoupements et empêchant toute généralisation. Il a pu néanmoins les dénombrer : il y a environ une librairie d'occasion pour deux ou trois librairies de détail. C'est avant tout un petit commerce, à faible rentabilité, instable (aussi bien dans le temps que dans l'implantation), exigeant peu de moyens financiers, peu de qualifications et donnant peu de bénéfices. Le plus souvent, il est le fait de petites gens, parfois même d'analphabètes. Certains cependant, ont très bien réussi et se sont fait remarquer tant par leurs capacités financières (Pedro Vindel) que par leurs recherches bibliographiques et l'excellence de leurs catalogues (Antonio Palau). Dans la période qui nous occupe, le marché du livre d'occasion se décompose en deux temps : jusque vers 1890, le livre d'occasion ancien ou récent conserve son caractère fonctionnel et le prix reste assez bas. Les livres anciens sont en très grand nombre et donc dépréciés, parfois même détruits. Après 1890, raréfiés, ils deviennent objet pour bibliophiles et collectionneurs, et donc objet de spéculation pour le libraire d'ancien. Le libraire d'occasion moderne, lui, assure une communication légèrement différée dans le temps, en l'absence de « structures généralisées et efficaces de prêt de livres ».

Librairies fragiles

En ce qui concerne la librairie de détail et la diffusion du livre neuf, ce qui ressort avant tout, c'est l'archaïsme du réseau de distribution, nettement inférieur à son homologue français ou allemand, et qui va même se desserrer entre 1863 et 1913. Il est d'ailleurs très inégalement réparti sur le territoire espagnol avec de véritables déserts (l'Espagne rurale et traditionnelle). Les librairies sont en moyenne de petites entreprises, faiblement spécialisées, peu dynamiques, instables et fragiles, pauvrement approvisionnées du fait du système des achats à compte ferme : le crédit est rarement pratiqué, la marge bénéficiaire est réduite et les stocks stagnent. Les libraires et leurs employés ont en général un niveau culturel assez bas. Il faut dire que l'absence d'une bibliographie nationale avant 1901 ne facilite ni la connaissance ni la diffusion du livre qui reste « une marchandise peu accessible physiquement, d'un usage relativement exceptionnel ou encore réservé majoritairement à une élite sociale ».

Néanmoins les librairies jouent dans les villes un rôle social et culturel puisqu'elles servent de lieux de réunion (tertulias).

La fine analyse de Jean-François Botrel laisse percevoir la lenteur des mutations de la société espagnole entre 1868 et 1914 et montre combien la bibliologie peut éclairer l'histoire sociale et culturelle. Si la production éditoriale passe de 500 titres en 1870 à 2000 en 1905 (contre 13000 en France), si le réseau de librairies est insuffisant, ce n'est que le reflet de l'Espagne de la Restauration et du retard qu'elle a pris à la fin du siècle. On peut espérer que cet ouvrage incitera quelque chercheur français à se lancer sur des pistes voisines. En tout cas, il est remarquablement complété par une bibliographie détaillée, un glossaire, un index fourni et des illustrations bien choisies..