Des livres libres
usages des espaces en libre accès
Bilan d'une recherche sur les éventuelles conséquences des choix stratégiques de mise en espace d'un fonds en libre accès et sur les comportements des usagers (adultes) de 4 bibliothèques municipales. Six types de modalité de lecture ont été mis en évidence. Ils sont représentés dans chaque établissement, sans qu'il soit possible d'établir un lien entre les différentes stratégies spatiales choisies et les comportements les plus fréquents. Les usagers ne semblent avoir que très rarement une perception globale de la bibliothèque et donc de la classification adoptée. Il paraît cependant souhaitable d'étudier, dans chaque cas, l'importance respective des différents types de comportement - variable en fonction de la composition socioprofessionnelle du public - et d'accorder plus d'attention au détail de l'aménagement.
The strategic choices made in setting an open access collection into space may induce possible consequences on the adult users' behavior. Here are the results of a study conducted in four municipal libraries. Six types of reading method are appearing; although all of them are represented in each library, there is no possible link between the space strategies and the common behaviors. Users seldom approach the library - and therefore the classification used - as a whole. Yet in each case it seems necessary to assess the different kinds of behavior (which differ according to the socio-professional distribution of the public) and to pay more attention to the equipment.
La mis en espace des fonds soulève aujourd'hui de nombreuses discussions. Devant la diversité des points de vue adoptés par les professionnels, il semblait bon de se tourner vers le principal intéressé, l'usager. Les résultats, quelque peu inattendus, de cette recherche devraient permettre aux professionnels de mieux ajuster leur stratégie : il n'y a pas de solution unique qui satisfasse tous les lecteurs, mais il est possible de répondre de manière spécifique aux besoins spécifiques.
Dans le domaine des bibliothèques publiques municipales, la pratique du libre accès des usagers aux collections, qui s'est répandue progressivement en France depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, correspond à une conception du rôle de l'institution qui met l'accent sur la fonction de communication plutôt que sur celle de conservation. Il s'agit d'étendre et de diversifier la pratique de la lecture.
« L'objectif prioritaire n'est pas la conservation des collections, mais leur diffusion et la conquête d'un public étendu et varié. (...) Il convient dans ce cas de simplifier au maximum l'accès aux collections, d'éviter toute barrière entre les livres et le public afin que chacun, quelles que soient son origine socioprofessionnelle et sa formation scolaire préalable, se sente parfaitement à l'aise dans la bibliothèque. Voilà pourquoi s'impose, dans ces services de lecture publique, l'accès direct aux collections. Celles-ci sont présentées dans de vastes salles, claires et accueillantes, où chacun peut flâner, ouvrir un livre, puis un autre, demander sans hésitation des informations au personnel et discuter à l'occasion avec d'autres lecteurs. (...) Le lecteur pourra élargir le champ de ses curiosités et, par là-même, sa culture personnelle : l'amateur de livres d'histoire empruntera à l'occasion un roman ou une bande dessinée et complétera ses connaissances par la lecture d'ouvrages d'art et d'archéologie ; le lecteur de romans faciles viendra à s'intéresser à des domaines divers, pour peu que l'on sache proposer les livres de façon vivante, en exposant régulièrement des choix de livres sur des thèmes variés 1. »
L'essentiel de la problématique, qui a été à l'origine de cette recherche 2, se trouve ici énoncé.
Libre accès pour tout un chacun
Passer de l'accès indirect au libre accès comporterait une simplification du rapport de l'usager aux livres, et ceci à l'avantage de toutes les couches sociales. Sachant qu'il existe des habitudes de lecture plus ou moins figées, le libre accès aurait la capacité de les modifier dans le sens d'un enrichissement. Le contact avec la diversité du fonds de la bibliothèque produirait une diversification des pratiques de lecture.
Une telle hypothèse repose sur un raisonnement qui paraît difficilement contestable. Lorsque l'accès aux collections est indirect, c'est-à-dire lorsque l'usager doit affronter la « barrière » d'un fichier ou d'un catalogue, il faut venir en bibliothèque avec une idée assez précise de ce que l'on veut. Si une telle condition reflète probablement la pratique des chercheurs, elle ne saurait correspondre aux attentes du grand public, motivé le plus souvent par un désir imprécis de lecture-détente. L'opportunité d'un contact direct avec l'ensemble d'un fonds, au hasard des cheminements entre les rayons, conforterait la démarche d'un usager non spécialisé, tout en mettant à sa portée une richesse de choix qui est une invitation à diversifier sa consommation.
Et pourtant, on l'a vu, Annie Béthery fait allusion à un usager qui aurait ses habitudes : « amateur de livres d'histoire » ou « lecteur de romans faciles ». L'usager grand public ne vient peut-être pas en bibliothèque avec des références précises concernant un certain nombre de documents qui seuls l'intéressent ; il y arrive cependant avec des orientations, des préférences, des goûts qui lui sont spécifiques. Peut-on alors supposer que le libre accès peut n'avoir que des effets bénéfiques pour tout le monde ?
Une demande multiforme
A y regarder de plus près, le texte précédemment cité est en quelque sorte symptomatique, en ce qu'il est habité par deux images très différentes de l'usager. D'une part, ce dernier est « tout un chacun »: « afin que chacun (...) se sente parfaitement à l'aise (...) » ; « chacun peut flâner, ouvrir un livre, puis un autre (...) ». D'autre part, l'usager apparaît caractérisé par des habitudes spécifiques de lecture. La première image correspond peut-être à celle, générique et homogène, de l'utilisateur de la bibliothèque municipale conçue comme un service public : le citoyen. La deuxième laisse deviner, sans la problématiser en tant que telle, l'hétérogénéité d'une demande multiforme et diversifiée.
Tout un chacun n'est pas amateur de livres d'histoire. Tout un chacun n'est pas lecteur de romans faciles. Il y a ces deux types de lecteurs, et sans doute bien d'autres. Le libre accès convient-il à tous ? Ou plutôt : quel libre accès, pour que tout un chacun y trouve son compte ? Pour répondre à ce genre de questions, il ne suffit probablement pas de souhaiter que les salles soient « vastes, claires et accueillantes ». Car l'agencement d'un fonds donné, dans un espace donné, implique un ensemble complexe de décisions de localisation, qui sont étrangères à la logique de la classification Dewey utilisée dans la plupart des bibliothèques municipales.
Portrait en creux
Dans l'étalement spatial d'un fonds soumis au libre accès, l'aspect tridimensionnel joue à plein, en imposant un ensemble de décisions de localisation, qui sont totalement étrangères à la structure de la classification elle-même : proche/ lointain, haut/bas, gauche/droite, centre/périphérie, devant/derrière, etc. Autant de relations créées à la fois par l'espace et par la dynamique des corps qui vont le parcourir, relations vis-à-vis desquelles la grille conceptuelle de la classification ne fournit aucune règle d'engendrement.
Par la mise en espace d'un fonds auquel les usagers auront un accès direct, la loi de succession qui structure une classification comme la Dewey sera inéluctablement transformée, décomposée, bouleversée. Le libre accès transforme d'une part la relation de l'usager à la classification, et rajoute d'autre part une nouvelle dimension, celle des phénomènes engendrés par la mise en espace. La classification ne disparaît pas pour autant, car le fonds est toujours organisé en termes de catégories, qui devront être visualisées d'une façon ou d'une autre. Peut-on alors considérer, comme le suggère Annie Béthery, qu'il s'agit d'une simplification ?
Y a-t-il de bonnes et de mauvaises modalités de mise en espace ? Autrement dit: peut-on maîtriser les effets de l'entrelacement des deux dimensions - celle de la classification et celle de la mise en espace - avec les bouleversements que la seconde risque de provoquer dans la linéarité de la première ? De fait, des mises en espace ont été effectuées et de nombreux fonds de bibliothèques municipales ont été mis en libre accès. Comme le font les supermarchés avec l'ensemble des produits qu'ils mettent à disposition des consommateurs, l'étalement spatial d'un fonds en libre accès n'est rien d'autre qu'une mise en espace de l'offre, c'est-à-dire, une énonciation de l'offre. Comme tout acte d'énonciation, l'étalement spatial du fonds d'une bibliothèque en libre accès contient une image du destinataire de cet acte, suppose des hypothèses sur l'utilisateur, sur ses intérêts et ses attentes. C'est cette image et ces hypothèses qui sont d'abord explorées ici : l'usager tel qu'il se dessine en creux, en quelque sorte, dans la spatialisation d'une bibliothèque.
Quatre espaces en libre accès
Quatre bibliothèques municipales ont été étudiées, qui seront dorénavant désignées par des lettres : deux bibliothèques en région parisienne (A et B), une bibliothèque à Paris (M) et une bibliothèque en province (N). L'analyse a porté exclusivement sur la salle de prêt adultes en libre accès. Quelques remarques sur ces quatre mises en espace, très différentes les unes des autres 3.
La stratégie spatiale de la bibliothèque B peut se résumer ainsi : transparence et contact. A l'entrée, une zone importante consacrée aux initiatives des bibliothécaires (livres groupés par thèmes ; propositions : « Les bibliothécaires ontlu... et ils ont apprécié » ;livres pour les adolescents ; sélection de romans policiers) interpelle directement le visiteur (fig. 1). Cette zone doit obligatoirement être traversée par quelqu'un qui veut avoir accès au fonds. A droite d'une sorte d'allée centrale qui dynamise l'ensemble de l'espace, les romans ; à gauche et au fond de la salle, le documentaire. « Fiction » et « réel » sont donc bien séparés. Depuis le début de cette allée centrale, la quasi-totalité des grands panneaux qui annoncent les catégories de la Dewey sont visibles : « sociologie », « politique », « économie », « sciences », « vie pratique », « histoire », « géographie », etc. L'agencement alphabétique des romans est marqué par de grands cubes, sur lesquels les lettres sont inscrites. Pour le visiteur qui, après avoir traversé la zone structurée par l'offre spécifique des bibliothécaires, se trouve dans le point marqué « X » sur le plan, l'univers des livres s'offre au regard d'un seul coup.
Le contraste est saisissant avec la bibliothèque A, qui est un véritable labyrinthe (fig. 2). La stratégie spatiale de A peut être exprimée comme distance et opacité. Alors que, dans B, les zones correspondant aux différentes catégories de la classification sont séparées, elles s'interpénètrent dans A : dans un espace donné où le visiteur est entouré par des rayons, on pourra trouver d'un côté des romans, de l'autre la géographie. De par la hauteur des rayons, le visiteur qui se trouve à un point donné de la salle, n'aperçoit que les panneaux situés dans son contexte immédiat. Dans le « sas » d'entrée, les initiatives des bibliothécaires se réduisent à l'exhibition de quelques nouveautés.
Les stratégies spatiales des bibliothèques M et N peuvent être toutes deux exprimées en trois mots : distance, transparence, segmentation. Dans M, le fonds adultes s'étale en deux niveaux, consacrés l'un aux romans, l'autre aux documentaires (fig. 3 et 4). Ces deux univers sont donc complètement déconnectés. De par la disposition des rayons, chaque zone consacrée à une catégorie de la classification constitue un lieu relativement clos et isolé des autres. L'ensemble des panneaux indicateurs des catégories est visible depuis l'entrée. Un seul rayon, très marginalisé, est consacré aux nouveautés : pas de recherche de contact avec l'usager. Alors que, dans B et dans A, les fichiers sont peu visibles et se trouvent au milieu de la salle, dans M, ils sont fortement mis en valeur au rez-de-chaussée, de chaque côté de l'entrée.
La bibliothèque N se caractérise elle aussi par une segmentation comparable des zones thématiques, même si les romans et les documentaires se trouvent au même niveau (fig. 5). Sa spécificité consiste dans le fait que la salle adultes (seule représentée dans notre plan) est « noyée » dans un espace beaucoup plus vaste, consacré à de multiples activités: opérations techniques de la bibliothèque (prêt, retour des livres, inscriptions), espaces jeunes, kiosques d'information, vidéothèque, kiosque de périodiques, etc. En descendant l'escalier qui mène au fonds adultes, deux panneaux fléchés instaurent la division de l'espace en deux secteurs : vers la droite la fiction, vers la gauche le documentaire. Si l'on trace, dans l'espace de gauche consacré au documentaire, un parcours circulaire dans le sens des aiguilles d'une montre et en partant des « généralités », on retrouve l'ordre séquentiel de la Dewey. Aucune initiative des bibliothécaires n'est présente dans l'espace : il n'y a même pas de rayon consacré aux nouveautés.
Comportements en bibliothèque
L'objectif était de comprendre comment la mise en espace du fonds adultes en libre accès pouvait affecter le comportement des usagers et, en somme, leur façon de se servir de la bibliothèque. Notre espoir était d'aboutir à des critères permettant d'identifier des structurations de l'espace plus performantes que d'autres, compte tenu des caractéristiques du public, de ses intérêts, ses attentes, ses motivations, ses comportements en bibliothèque. Il s'agissait donc d'approfondir les questions soulevées par le libre accès et d'éclaircir l'ensemble des décisions d'étalement spatial, décisions qui ont été prises de fait à chaque fois qu'un fonds a été mis en libre accès et pour lesquelles la problématique traditionnelle, focalisée sur la classification, ne fournissait pas de critères.
Ces objectifs expliquent le choix des établissements étudiés : quatre bibliothèques, quatre structurations différentes de l'espace de la salle adultes en libre accès, quatre façons de concevoir le rapport au public et la nature du service rendu, quatre variations dans le traitement de la signalétique 4. Par l'analyse comparative de ces quatre cas, nous espérions pouvoir isoler des modalités de structuration de l'espace, d'étalement des catégories et de marquage des lieux par la signalétique, pouvant induire des comportements spécifiques de la part des usagers, facilitant ou, au contraire, rendant plus difficile, la démarche d'exploration et de recherche des visiteurs.
Observations systématiques
C'est ainsi que, simultanément au tracé des plans et à la localisation des éléments permettant de caractériser la mise en espace du fonds, le comportement des usagers dans chacune des quatre bibliothèques a été longuement observé 5. L'observateur traçait sur le plan de la salle le parcours de la personne observée, et cette dernière était brièvement interrogée à la sortie, afin de connaître les raisons de sa visite et les livres éventuellement empruntés. Le tracé du parcours sur le plan se faisait selon un codage qui permettait d'enregistrer, d'une part les comportements progressifs d'un secteur à un autre de la bibliothèque, et d'autre part les conduites déployées par l'usager dans les contextes d'appropriation immédiate : arrêts, parcours des rayons avec le regard, observation des étiquettes sur les tranches des rayons, prise d'un document, feuilletage, etc.
Cette démarche d'observation systématique du comportement des usagers dans un lieu public se voulait proche de celle que nous avions nous-mêmes adoptée, il y a quelques années, à propos des stratégies de visite d'une exposition thématique organisée par la Bibliothèque publique d'information (BPI), du Centre Georges Pompidou. A cette occasion, et avant toute prise de contact avec les visiteurs sous la forme d'entretiens non directifs, nous avions réussi à établir, par la seule observation des comportements, une typologie de stratégies de visite. Par la suite, les entretiens avec des visiteurs appartenant à chacun des types identifiés nous avaient permis de cerner ce que les visiteurs déployant une même stratégie de visite avaient en commun 6.
Or, dans le cas des bibliothèques, la phase d'observations systématiques n'a pas donné les résultats que nous attendions. La nature de la difficulté était très claire. Nos observations nous amenaient, par exemple, à considérer comme très proches les comportements de deux usagers donnés ; interrogés à la sortie, nous constations que leurs habitudes de lecture et la motivation de leur visite à la bibliothèque étaient tout à fait différentes. Inversement, des comportements qui apparaissaient à l'observation comme très différents correspondaient à des usagers qui pouvaient être considérés comme comparables, en termes de motivation de la visite, type de livres empruntés, secteurs de la bibliothèque habituellement visités, etc.
Il était donc évident que la seule observation des comportements - même attentive et systématisée - ne permettait pas d'aboutir à une typologie de modalités d'utilisation des lieux. Comment expliquer cet échec ?
Un simple cadre
Cette différence d'efficacité dans l'application d'une même démarche méthodologique s'explique, à notre avis, par la différence de nature entre les espaces vis-à-vis desquels les individus observés agissaient dans un cas et dans l'autre. Une exposition est un lieu par définition transitoire : la mise en espace dure ce que dure l'exposition. On visite cette dernière une fois, parfois deux. Une bibliothèque est un lieu qui reste identique dans sa structuration pendant longtemps, et dans lequel on vient régulièrement. La conséquence en est que, lorsqu'on visite une exposition, on n'a pas une connaissance préalable des lieux, on n'est pas familier avec la disposition spécifique des éléments qui la composent. On verra toute l'importance de la familiarité avec l'espace de la bibliothèque que l'on fréquente habituellement.
Dans la mesure où la mise en espace est spécifique à une exposition donnée, on peut dire que cette structuration spatiale fait partie de l'ensemble signifiant qui est proposé à la « consommation » des visiteurs. Autrement dit, dans le cas d'une exposition, le visiteur « consomme » aussi les lieux. Dans le cas d'une bibliothèque, l'espace est un simple cadre, qui reste toujours le même, qui n'est pas porteur d'un message à la fois global et spécifique qui serait pertinent au moment où on visite les lieux.
Il s'ensuit qu'une exposition possède l'unité d'un objet culturel, une cohérence globale qui embrasse à la fois les éléments qui la composent et l'espace où ceux-ci se déploient. Une bibliothèque, en revanche, n'a d'autre unité que celle d'un dépôt. Son sens est entièrement construit par le visiteur : par les documents qu'il est venu chercher, ou encore par le rapport aux documents qui caractérise son mode d'utilisation de la bibliothèque.
De façon implicite ou explicite, donc, le visiteur d'une exposition instaure, par son comportement, un rapport à l'ensemble qui lui est proposé. La description de la structuration signifiante de cet ensemble fournit le cadre d'observation des comportements de visite. Dans ces conditions, qui étaient celles de la recherche que nous avions menée au Centre Pompidou, les comportements des visiteurs deviennent « lisibles » : les différentes stratégies d'appropriation se dessinent sur le fond d'une même structuration spatiale dont les propriétés servent de repères.
Ce que nous sommes en train de dire, c'est qu'une exposition a, en quelque sorte, les caractéristiques d'une mise en scène, alors qu'une bibliothèque ne possède pas un tel statut. Ce constat est l'un des résultats intéressants de cette recherche, dans la mesure où un certain nombre de réflexions, à propos de la mise en libre accès des fonds des bibliothèques municipales, laissaient peut-être entendre qu'il pouvait y avoir des effets globaux de mise en scène susceptibles d'affecter les pratiques d'utilisation des services par les usagers. Il semble que ce n'est pas le cas. Pour essayer de comprendre pourquoi, il faut explorer l'univers de discours des usagers eux-mêmes. Cette exploration permettra de mieux saisir ce que sont les pratiques d'utilisation d'une bibliothèque municipale.
Typologie des modalités de lecture
Quarante entretiens semi-directifs ont été réalisés auprès d'un nombre égal d'usagers des quatre établissements étudiés, soit dix (cinq hommes et cinq femmes) par bibliothèque 7. L'analyse de ces entretiens a permis de construire une typologie des modalités de lecture, à savoir des pratiques qui caractérisent l'habitus-programme avec lequel l'usager vient en bibliothèque.
L'habitus-programme est une configuration complexe de comportements, qui se structure dans la durée et qui prend forme au cours de la fréquentation répétée de la bibliothèque. Il détermine à la fois :
- la motivation à fréquenter la bibliothèque (à savoir les raisons pour lesquelles l'individu cherche à lire) ;
- l'objectif de la visite (documents recherchés) ;
- les zones de la bibliothèque qu'il visitera en conséquence. Six modalités de lecture ont été ainsi identifiées.
La lecture thématique
La lecture thématique est celle d'usagers qui sont focalisés sur un sujet déterminé. Ils y tiennent, et depuis longtemps. Autrement dit, il ne s'agit pas chez eux d'un intérêt transitoire, provoqué par une mode. Ils expriment une volonté d'explorer à fond le thème qui les intéresse, mais cette volonté est en même temps, en quelque sorte, une volonté d'enfermement. Plus qu'une indifférence à d'autres sujets, il y a chez ces usagers un refus (implicite) d'aborder d'autres thèmes, peut-être une certaine peur face à la complexité de l'univers du savoir. Le thème qui les intéresse est toujours formulé d'une manière isolée, il n'est pas pensé par rapport à un domaine thématique ou disciplinaire plus large.
Obligation légitime
Ces usagers ont, vis-à-vis de l'univers des livres, une attitude hiérarchisante et quelque peu moraliste. Plutôt qu'un plaisir associé à la détente, la lecture est pour eux une tâche difficile, une sorte d'obligation. Certains domaines sont valorisés comme faisant partie de la culture légitime (comme l'histoire, par exemple). Il est clair que cette légitimation est l'oeuvre des médias : la plupart des thèmes autour desquels s'organise ce type de lecture sont largement médiatisés (par exemple les techniques de relaxation, les grandes villes étrangères, la Résistance, l'origine de l'homme, le sol français, les voyages, etc.). La lecture thématique implique en même temps une forte dévalorisation de l'univers de la fiction : les oeuvres de fiction ne servent ni à s'instruire ni à s'informer. D'où l'insistance sur la catégorie du « vécu ».
Les usagers pratiquant cette modalité de lecture rappellent les visiteurs baptisés les « fourmis » dans la recherche sur les stratégies de visite des expositions de la BPI ; ils sont également apparentés aux téléspectateurs identifiés comme bénéficiaires dans une étude sur la vulgarisation scientifique à la télévision 8. Leur capital culturel étant comparativement bas, ils ont une conscience de l'importance de la lecture : la focalisation thématique est une stratégie qui, par appauvrissement de l'offre, leur permet de maîtriser leur rapport à l'univers du savoir.
Perception ponctuelle et sélective
Ce qui est essentiel dans cette modalité de lecture, c'est que le thème dominant correspond à un lieu bien délimité dans l'espace de la bibliothèque. Les titres qui seront empruntés sont en général identifiés sur place, en bibliothèque, par exploration des rayons qui correspondent au thème. Ainsi, on empruntera, à l'occasion d'une visite, un volume que l'on avait repéré au cours de la visite précédente.
La lecture thématique est associée à une perception ponctuelle et fortement sélective de l'espace de la salle en libre accès. Le contexte d'appropriation immédiate, qui correspond au thème dominant, est une sorte de point focal : cette zone « thématique » est bien connue et dans ce contexte familier, l'usager explore surtout le dos des livres. La signalisation « fine » (étiquettes sur la tranche des rayons) est peu ou pas du tout utilisée. Le reste de la bibliothèque est mal connu, voire totalement inconnu. Ces usagers ont été considérablement désorientés et gênés lorsque nous leur avons fait visiter, en cours d'entretien, des zones de la bibliothèque étrangères à leur intérêt thématique: le plus souvent ils étaient incapables de dire où se trouvait tel ou tel domaine n'ayant pas de rapport avec leur thème dominant.
L'absence d'une perception globale de la bibliothèque entraîne chez ces usagers l'absence d'une quelconque perception de la classification dans son ensemble. Ce sont, en tout cas, les usagers qui ont le répertoire de catégories spontanées le plus pauvre.
La lecture problématique
Cette modalité de lecture s'organise autour d'un problème, qui ne correspond pas à un domaine ou à une discipline déterminée, mais qui est au croisement de plusieurs champs du savoir.
Ethique et méthode
A la différence des « thèmes » dont nous venons de parler, le « problème » en question n'a pas de localisation précise dans l'espace de la bibliothèque. On peut en citer quelques exemples : « les jeunes et la crise » ; « qu'est-ce que la littérature ? » ; « l'objet théâtral » ; « le renouveau philosophique à travers les sciences humaines », etc.
La reconstitution et le suivi du « problème » présupposent de la part du lecteur une activité et un effort beaucoup plus importants que dans la lecture thématique. La conséquence en est que la lecture n'a ici, ni le statut d'une obligation associée au désir de consommer de la culture légitime (comme chez les thématiques), ni le statut d'une activité simplement distrayante (comme nous le verrons plus loin dans le cas de la lecture romanesque par genre). Le problème qui motive la lecture n'est pas un centre d'intérêt transitoire, mais quelque chose qui engendre une sorte d'éthique et une certaine méthode. Celles-ci s'expriment dans une formule qui revient souvent dans le discours de ces usagers : « Je fais une étude ».
Un tel investissement exclut que d'autres domaines ou d'autres thèmes soient abordés de la même manière. Certains de ces lecteurs ont d'autres intérêts les amenant à lire, mais ces autres lectures seront alors décrites comme lectures de « détente », ayant un statut tout à fait différent de la lecture problématique.
Nostalgie
En vérité, le libre accès n'arrange pas les affaires du lecteur problématique. En effet, son problème n'ayant pas de localisation précise par rapport aux catégories de la Dewey, il se sent plutôt obligé de détourner la classification pour retrouver les documents qui l'intéressent. D'où une nostalgie des bibliothèques « à l'ancienne », associées à un imaginaire de silence, de lieux sombres et feutrés, où les livres ne sont pas à la portée immédiate de n'importe qui. On pourrait aller jusqu'à dire que, pour ces lecteurs, la complexité des démarches d'emprunt fonctionne en quelque sorte comme « garantie » du désir du livre : celui qui est rebuté par ces démarches n'aime pas vraiment les livres.
Aux yeux de ces usagers, le libre accès favorise la dispersion des utilisateurs. Il traduit même une espèce de « démagogie de la lecture » : la bibliothèque en libre accès est le supermarché de la consommation gratuite du livre. Cette facilité de contact, produite à la fois par la gratuité et par le libre accès, est ressentie comme contraire au lien que l'on doit nouer avec les livres.
Le rapport de ces lecteurs à la bibliothèque municipale revient en fait à l'utiliser malgré le libre accès. Parmi les usagers interviewés, les problématiques sont les seuls à consulter systématiquement les fichiers ou les catalogues papier. Le choix des livres est fait avant la visite à la bibliothèque : il résulte, dans la plupart des cas, de la lecture de la presse ou des médias spécialisés. Ayant choisi les livres qu'ils cherchent à emprunter, ces usagers vont directement à la zone où ils pensent les trouver, sans s'arrêter ni prêter attention à d'autres lieux de la bibliothèque. Pour localiser les documents, ils utilisent tous les niveaux de signalisation.
Un double rapport à la classification
La définition de sa problématique oblige ce lecteur à une pratique de localisation des documents, qui suppose une certaine familiarité avec la classification : il est obligé de passer par elle pour identifier les livres susceptibles d'aborder son « problème ».
En fait, ces lecteurs connaissent bien la Dewey. Cependant, la classification n'a pour eux de sens - ou d'utilité - que dans l'univers des livres en général, c'est-à-dire dans un univers de livres qui est indifférent au problème dans lequel ils ont investi leur désir de lecture. Dans l'univers problématique qui est le leur, la classification n'a, en revanche, aucune importance. Ce qui se traduit par une sorte de double rapport à la classification qui n'est paradoxal qu'en apparence.
Ces lecteurs, en effet, ont tous des bibliothèques personnelles d'importance variable - ils achètent les livres concernant leur problème, lorsqu'ils les considèrent « importants ». Or, tandis que dans le contexte de la bibliothèque municipale ces usagers opèrent au travers de la classification (en consultant les fichiers ou les catalogues) et en reconnaissent l'importance pratique, en ce qui concerne leur bibliothèque personnelle, soit ils revendiquent l'absence de toute classification, soit ils décrivent un classement totalement subjectif, où les livres se regroupent par des affinités « problématiques », qui ne correspondent à aucune classification. L'investissement personnel dans le « problème » se traduit par le refus d'y projeter une classification par définition indifférente à sa spécificité, et donne lieu, dans l'espace privé, à un agencement qui se structure en reproduisant les arborescences de la perception subjective.
La lecture éclectique
Cette modalité peut être opposée aussi bien à l'éthique méthodologique propre à la lecture problématique, qu'à la lecture-obligation des thématiques. Dans leur éclectisme, ces usagers revendiquent une lecture-plaisir, une lecture-divertissement.
Les pratiquants de la lecture éclectique se définissent eux-mêmes comme des autodidactes. Leurs intérêts ne sont pas hiérarchisés : dans leur curiosité, le théâtre et le bricolage s'équivalent. En même temps, il n'y a pas chez eux de « moralité » de la lecture ni de sentiment d'obligation à l'égard de domaines considérés comme « légitimes ».
Une curiosité sans complexe
Un sujet d'intérêt mène à un autre : la technique d'orientation de ces lecteurs dans l'univers du livre relève du tissage. Ils effectuent des renvois permanents d'un domaine à un autre. En règle générale les intérêts ne se substituent pas, ils s'accumulent : il y a peu de sujets d'intérêt qui soient abandonnés. Les intérêts ne portent jamais sur des thèmes généraux ou sur des domaines envisagés dans leur ensemble ; ils se rapportent à des sujets exprimés à chaque fois de façon précise (« les problèmes de la décolonisation » ou bien « la pêche au gros » par exemple).
La motivation essentielle de la lecture, c'est la curiosité. Une curiosité mêlée de fascination face à la diversité de la connaissance, laquelle justifie pleinement à leurs yeux la lecture effleurage. En outre, la connaissance n'est pas chez ces lecteurs une catégorie restrictive : ils n'opposent pas « fiction » et « documentaire » et passent librement de l'une à l'autre, au gré de leur recherche.
Bibliothèque versus librairie
Usagers plutôt jeunes et issus d'un milieu socioprofessionnel bas, leur curiosité n'est pas sans rapport avec la conscience d'un manque de capital culturel. Dans ce contexte, la bibliothèque municipale est une institution fortement valorisée en tant qu'instrument d'accès, sans contrainte ni hiérarchie, à la culture. Pour ces lecteurs (à la différence des problématiques), la diversité des sujets proposés est plus importante que la richesse du fonds dans chaque domaine particulier.
Les deux caractéristiques fondamentales de la bibliothèque municipale sont donc la totale liberté de l'usager face à l'offre qui lui est faite, et la gratuité du service. D'où une image plutôt négative de la librairie, qui matérialise le rapport livre-argent et rappelle un imaginaire négatif de commercialisation de la culture.
Les facteurs générateurs de choix sont multiples : la lecture des médias non spécialisés (articles de presse, films à la télévision, émissions de radio) ; le bouche à oreille entre amis, et surtout la promenade en bibliothèque. Cette dernière permet de découvrir des sujets auxquels on n'avait pas pensé, et d'identifier des ouvrages correspondant à des projets de lecture non encore mis en pratique. Enfin, un livre emprunté peut donner l'idée d'un autre livre.
Les catégories spontanées, qui apparaissent dans le discours des éclectiques, sont les plus abondantes et les plus détaillées. Elles appartiennent à des niveaux de généralité très différents : aussi bien « histoire des peuples » que « psychanalyse » ou « comment acheter moins cher ».
Maîtrise de l'espace
Il n'est pas surprenant de constater que cette modalité de lecture, comparativement aux autres, est celle qui est associée à la connaissance la plus complète de l'espace de la salle en libre accès. Promenade; balade, errance, tourisme : le vocabulaire sur la déambulation est particulièrement prégnant dans le discours des éclectiques, de même que l'idée de prise: on se balade et on « prend ».
Ces usagers consultent rarement les fichiers ou les catalogues. La maîtrise de la visite résulte de leur familiarité avec l'ensemble de l'espace de la bibliothèque, ce qui ne les empêche pas de s'adresser au personnel s'ils pensent avoir besoin de renseignements. La technique qu'ils appliquent au cours de la visite est le balayage visuel des rayons. Ce sont les lecteurs dont le programme de visite peut être le plus facilement bouleversé : la recherche d'un sujet peut être différée par la rencontre inopinée d'un autre sujet. En même temps, les repérages faits en cours de visites sont mémorisés et peuvent donner lieu à une recherche au cours de la visite suivante.
La lecture romanesque par auteur
Les usagers pratiquant cette modalité revendiquent une certaine culture littéraire, autour de laquelle ils construisent leur discours sur la lecture.
Un certain rapport à la littérature
Ils expriment, tout d'abord, des points de vue précis sur le roman en tant que genre, qu'ils circonscrivent comme étant un domaine particulier de la littérature. A la différence d'autres usagers, ils distinguent bien les romans de la littérature en général. La conscience de la complexité de cette dernière est facilitée par le fait que leur mode d'entrée est l'auteur : en suivant le fil des noms, ils accèdent à une perception plus précise de la diversité des genres (roman, poésie, théâtre, correspondance, écrits autobiographiques, etc.). Ces usagers possèdent une meilleure connaissance de l'histoire de la littérature : le terme « roman » n'est jamais utilisé seul, mais associé, soit à l'auteur, soit à une période historique ou à une école, soit à un pays ou à une région du monde.
Le roman est perçu comme comportant une « explication du monde », un projet de « compréhension de l'homme ». D'où une certaine tendance à épuiser l'oeuvre d'un auteur, et un intérêt pour les styles d'écriture. Dans ce contexte, la lecture d'un roman ne se réduit pas à la simple motivation qui serait de « se distraire ». Cette modalité de lecture peut être mise en parallèle, on le voit, à celle que nous avons appelée problématique : ces usagers sont, pourrait-on dire, les « problématiques de la littérature ». Ils ressentent donc le besoin de différencier leur pratique de lecture d'autres pratiques qui sont à leurs yeux dévalorisantes. Ils vont ainsi évacuer certains genres, auteurs ou collections : les « romans à l'eau de rose », les « romans historiques », le roman « commercial ».
Les auteurs en bibliothèque
Si la bibliothèque municipale amène à établir un premier contact avec un auteur connu mais pas encore lu, elle n'est pas un lieu permettant la connaissance exhaustive d'un auteur, car la plupart du temps son « œuvre » n'y est pas complète.
La nature fragmentaire et fortement sélective du rapport à la bibliothèque apparaît ici d'une façon particulièrement nette. En effet, ces usagers fréquentent et connaissent une zone de la bibliothèque qui est complètement différente des autres : pas de catégories indiquées ni de panneaux détaillant des sous-catégories, mais seulement des lettres, l'alphabet. Or, ces lecteurs sont décidément hostiles à cet univers qui se borne au seul agencement alphabétique des auteurs et qui, en standardisant le champ de la littérature, produit une sorte d'égalisation artificielle des livres. A leurs yeux, le classement alphabétique implique une négation de l'histoire littéraire, des époques, des écoles, des pays : c'est un agencement aveugle.
Les lecteurs « romanesques par auteur » viennent en bibliothèque avec une liste de livres. La visite n'altère guère ce choix, si ce n'est qu'elle peut permettre de constater que les oeuvres recherchées ne sont pas disponibles, ou ne font pas partie du fonds. Parfois, cette situation de « manque » amène certains usagers à se rabattre sur des zones non littéraires de la bibliothèque. Ce qui est intéressant, c'est que leur stratégie est alors complètement différente de celle appliquée à la littérature : ils cherchent intuitivement, un peu au hasard, en suivant le dos des livres, dans certains lieux qui correspondent à des thèmes qui ont une fonction de compensation (BD, cuisine, histoire, cinéma, danse, peinture, selon les cas). Cette différence dans le mode de « traitement » du littéraire et du non-littéraire s'exprime aussi, le plus souvent, dans la bibliothèque personnelle: chez eux, ces lecteurs agencent d'un côté la littérature, de l'autre « le reste ».
La lecture romanesque par genre
Par rapport à l'univers de la littérature, cette modalité est l'opposé exact de la lecture romanesque par auteur. Les pratiquants de la lecture par genre construisent leurs propos autour de l'idée de distraction : on lit des romans pour s'évader, pour se détendre. Le plaisir ainsi obtenu a une dimension quantitative ; certains de ces usagers parlent même de « boulimie de lecture ».
Le choix des livres à lire est encadré par la notion de genre : on ne cherche pas l'écriture d'un auteur, on lit des livres d'un certain type. Et lorsqu'on suit un auteur, c'est parce que son nom est la garantie de retrouver un roman qui appartient au type recherché. S'ils répondent aux exigences du genre, deux livres s'équivalent. Mais ils doivent pouvoir se lire « d'un trait ». Le plaisir de lire étant associé à la quantité, il l'est aussi à la vitesse. Le style n'est défini que négativement, par rapport à la facilité de la lecture : « pas trop difficile », « pas trop compliqué ». Ces usagers peuvent être comparés à ceux qui pratiquent, dans le domaine du documentaire, la lecture thématique : ce sont des « thématiques du roman ». Ils ont un même souci d'apprendre quelque chose en lisant, sans souci des formes. La « pure fiction » n'a pas pour eux de valeur propre, et si la lecture de romans est une activité de détente, elle ne doit pas être pour autant une « perte de temps ».
Les usagers qui pratiquent cette modalité de lecture sont de forts consommateurs des médias. Or, la notion de genre est très prégnante dans le discours médiatique sur le livre. Dans leurs propos, ces lecteurs reproduisent toute une panoplie de catégories spontanées organisant les « genres », où l'on reconnaît des rubriques chères à la presse écrite et à la télévision : science-fiction, polars, sagas romanesques, biographies, grands classiques, histoires vécues, romans historiques, romans pseudo-historiques, romans philosophiques, romans d'aventure, romans d'espionnage, romans fantastiques, romans à tendance sociale, politique-fiction, beaux livres, livres de collection...
Dans la bibliothèque municipale, ces usagers ont des difficultés importantes d'orientation, dans la mesure où le classement par ordre alphabétique est totalement indifférent aux genres. L'enfermement dans la zone qui est pertinente en fonction du « programme » avec lequel on vient en bibliothèque est, dans le cas de ces usagers, flagrant: les espaces autres que celui des romans leur sont totalement inconnus.
La lecture du « frais »
La motivation de lecture est ici entièrement focalisée sur la notion de nouveauté. Cette notion embrasse aussi bien la fiction que le documentaire : ces lecteurs passent sans cesse d'un domaine à l'autre, à condition qu'il s'agisse de livres qui viennent de sortir. Cela permet d'une part de connaître l'actualité, d'être « à jour », et d'autre part d'en parler avec ses relations.
Il n'y a pas de choix véritable avant la visite. On a en tête des titres et des auteurs dont on a « entendu parler » (essentiellement dans les médias) : ces indications, sous la forme de souvenirs qui s'activent au fil de la visite, orientent les « prises ». La visite peut se limiter à la zone d'exhibition des nouveautés, lorsque celle-ci est relativement importante (comme dans B). Lorsque l'offre de nouveautés est jugée insuffisante, des tactiques destinées à « dénicher » les livres récents peuvent apparaître : on fouille dans les chariots de retour de livres, on balaie les rayons à la recherche d'ouvrages récents, en se fiant à l'apparence du dos des livres.
Ce sont ces usagers qui manifestent la plus grande ignorance de l'ensemble de la bibliothèque, dans la mesure où leurs visites n'ont jamais été orientées en fonction de thèmes ou de problèmes. Ils ne se sentent pas du tout concernés par la classification, qu'ils jugent difficile sans avoir fait l'effort de la comprendre.
Politique des espaces
Ces deux premiers volets de la recherche avaient pour but de cerner l'interface mise en espace du fonds en libre accès (=offre) comportement des usagers (= demande).
Une première difficulté est apparue précisément lorsque nous avons abordé l'interface. La méthode d'observation systématique des stratégies comportementales des visiteurs dans un espace public, qui avait fait ses preuves dans d'autres circonstances, s'est avérée ici impuissante : un comportement de visite donné, observable un jour donné, n'actualise pas nécessairement les composantes essentielles de l'habitus-programme de l'individu. Et ceci pour au moins trois raisons :
- l'usager peut venir en bibliothèque, occasionnellement, avec un programme inhabituel, résultat d'un besoin précis d'information, par exemple, qui n'est pas représentatif de ses pratiques régulières de lecture ;
- l'usager peut venir en bibliothèque avec plusieurs programmes : des livres pour lui et des livres pour son conjoint, par exemple ; ces combinaisons rendent le comportement indéchiffrable à l'observation ;
- des comportements « latéraux » peuvent s'activer en bibliothèque, autour de l'habitus-programme dominant. Sans désorganiser le programme principal, ces comportement le cachent en quelque sorte.
L'habitus-programme se construit et se déploie dans le temps. Pour le cerner, il aurait fallu étaler nos observations dans le temps, en identifiant toute une série de visites du même individu. Du point de vue pratique, cette méthodologie aurait soulevé des difficultés insurmontables.
Le principal résultat négatif de cette recherche réside dans le fait qu'il n'y a aucune relation décelable entre les modalités de lecture que nous avons identifiées, et les variations dans la mise en espace du fonds, représentées par les quatre bibliothèques étudiées. Il est important de comprendre le sens précis de cette absence de relation.
Sans pouvoir faire aucune affirmation statistique sur le poids relatif de ces modalités de lecture pour l'ensemble des usagers qui fréquentent chacune des quatre bibliothèques, toutes les données qualitatives dont nous disposons semblent indiquer que, s'il y avait une association entre telle ou telle modalité de lecture et telle ou telle bibliothèque, il serait bien difficile de prendre la mise en espace de ces bibliothèques comme variable explicative. La variable indépendante serait très probablement la composition socioprofessionnelle de leur public, car les modalités de lecture ne sont pas sans rapport avec le capital culturel des usagers qui les pratiquent.
Qu'il n'y ait pas de relation entre la typologie de modalités de lecture et les variations dans les mises en espace du fonds des bibliothèques étudiées signifie, tout d'abord, qué les six modalités sont présentes dans les quatres établissements. Cette absence de relation se traduit, deuxièmement, par le fait que chaque modalité, telle que nous l'avons repérée, reste stable et cohérente d'une bibliothèque à l'autre, autrement dit, que la logique interne de chaque stratégie de lecture ne semble pas affectée par le fait que l'individu qui la pratique a affaire, dans ces différentes bibliothèques, à des mises en espace très différentes 9.
En somme, deux usagers, de deux bibliothèques différentes, qui pratiquent une même modalité de lecture, se ressemblent beaucoup plus entre eux que deux usagers d'une même bibliothèque pratiquant deux modalités de lecture différentes. L'habitus-programme est donc dominant dans la détermination de la stratégie d'appropriation des lieux, par rapport à la mise en espace, ce qui revient à dire que des variations dans la mise en espace du fonds n'affectent pas d'une façon sensible l'habitus-programme.
Comment expliquer le peu de pertinence de la mise en espace du fond adultes en libre accès, à l'égard des stratégies d'appropriation qui découlent de la pratique de lecture des usagers ?
Atrophie de la visée d'ensemble
Il est clair, tout d'abord, qu'à l'exception des lecteurs éclectiques, l'ensemble d'une bibliothèque n'existe pas en tant que tel dans la perception et la représentation que se font des lieux les usagers. Le rapport à la bibliothèque, qui découle de l'habitus-programme, comporte un lien qui est fragmentaire et partial. Ce constat demande, à son tour, une explication. Il nous semble que celle-ci se trouve dans les caractéristiques de l'apprentissage d'un espace comme celui d'une salle de prêt adultes en libre accès.
Le seul moment où la perception globale des lieux est pertinente, c'est au début de la fréquentation de la bibliothèque : ayant l'intention d'utiliser plus ou moins régulièrement les services de cette dernière, le nouveau « client » cherche à s'en faire une vue d'ensemble, car il a besoin de repérer les zones qui seront significatives pour lui en fonction de l'habitus-programme qui est le sien. Or, cet apprentissage initial se fait très rapidement.
Une preuve indirecte en est le fait que les modalités de lecture ne varient pas, dans leurs caractéristiques, entre des usagers de longue date (plusieurs années) et des usagers récents (quelques semaines). Elles ne varient pas non plus entre des usagers réguliers (une fois par semaine) et des usagers moins réguliers (une fois par mois ou moins). Ces constats semblent indiquer que l'apprentissage est relativement facile, et sa cristallisation, sous la forme d'une stratégie comportementale impliquant une perception extrêmement sélective des lieux, très rapide. Il n'y a pas de raison pour qu'une perception globale de l'ensemble de l'espace se structure de manière stable chez l'usager. Aussitôt que la familiarité avec la bibliothèque est acquise, l'habitus-programme est activé, à chaque visite, sur un fragment de l'espace, et cette perception fragmentaire se renforce au fur et à mesure de la fréquentation. La perception initiale de l'ensemble, qui avait été transitoirement nécessaire pour le repérage des zones pertinentes, s'atrophie.
Cette atrophie de la visée d'ensemble concerne aussi bien la configuration de l'espace, que la classification et la signalisation. En effet, tout ce dont l'usager a besoin au moment de l'apprentissage initial, c'est d'une localisation des secteurs que son habitus-programme définit comme significatifs. A cet égard, il semble bien que toutes les signalisations indiquant les grandes catégories de la classification aient une efficacité comparable, et qu'elles soient utilisées sur un plan de repérage général.
Le manque de relation décelable entre la mise en espace du fonds en libre accès d'une bibliothèque et les stratégies d'appropriation de ses usagers, peut s'expliquer par les conditions d'apprentissage et d'utilisation de cet espace. L'apprentissage est alors dominé par un habitus-programme qui appauvrit radicalement et très rapidement la perception des lieux ; la fréquentation répétée ne fait que renforcer cet appauvrissement. Un lecteur thématique appliquera par exemple sa stratégie en très peu de temps et avec un succès comparable, aussi bien dans un espace transparent comme celui de la bibliothèque B, que dans l'espace « labyrinthique » de la bibliothèque A 10.
Importance des aménagements de détail
Les problèmes liés à la mise en espace du fonds restent pourtant centraux, à condition de changer le niveau de la réflexion. Il faut d'abord insister sur la diversité des modalités de lecture qui se fait jour lorsqu'on analyse la demande. Cette diversité, toutes les institutions qui proposent des services (culturels ou autres) au grand public s'y trouvent confrontées. La problématique de l'agencement spatial du fonds a été souvent abordée sans tenir véritablement compte de cette diversité, comme s'il était possible de trouver un type de mise en espace qui serait le plus adéquat pour tout le monde. Or, il n'en est rien : une mise en espace déterminée, sera toujours plus « propice » à l'épanouissement de certaines modalités de lecture et source de gêne pour d'autres, même si, en définitive, tout le monde arrive à s'en accommoder.
Il ne faut pas que la « souplesse » dont témoignent les modalités d'appropriation des usagers se traduise par un blocage de la réflexion sur les problèmes de classement des livres dans l'espace. Cette réflexion doit se poursuivre, et à plusieurs niveaux.
Agencement global de l'espace
Quelques critères stratégiques peuvent être dégagés au niveau le plus général, niveau où l'on peut parler d'opacité et distance à propos de la bibliothèque A, de transparence et contact à propos de la bibliothèque B.
La structure « labyrinthique » de la bibliothèque A apparaît comme un cas extrême, Elle est fondée sur une hypothèse qui ne tient pas compte, précisément, de la diversité de la demande et ne convient véritablement qu'à une seule modalité de lecture sur six, à savoir les éclectiques. Les lecteurs thématiques, les problématiques. et les romanesques par genre y sont plus gênés que dans les autres bibliothèques, et la « satisfaction » des lecteurs du « frais » dépend d'un facteur complètement étranger à l'agencement spatial, à savoir la proposition de nouveautés dans le « sas » d'entrée.
A l'autre bout de notre panoplie de variations spatiales, se trouve la bibliothèque M : sa rigidité, et la forte ségrégation entre les zones correspondant aux catégories de la classification, la rendent parfaitement adéquate aux seuls lecteurs thématiques. Cette structuration n'est pas pertinente pour les romanesques par auteur, focalisés dans la zone alphabétique des romans, tandis que le bonheur des lecteurs du « frais » découle de l'existence, en marge de la mise en espace générale, d'un rayon de nouveautés. Les problématiques et les éclectiques y seront plutôt gênés.
Les cas « extrêmes » - interpénétration « labyrinthique » (bibliothèque A) et ségrégation entre les catégories de la classification par la mise en place de zones « closes » (bibliothèque M) - sont, semble-t-il, à éviter. Ils illustrent des paris à la fois forts et globaux, qui ne tiennent pas compte de l'hétérogénéité de la demande.
Cela dit, les décisions de mise en espace à ce niveau global ne peuvent pas être analysées sans tenir compte de la composition socioprofessionnelle de la population qui fréquente la bibliothèque, dans la mesure où les modalités de lecture sont associées à des variations dans le capital culturel des usagers qui les pratiquent. La réflexion sur la structuration globale de l'espace doit donc se nourrir d'une analyse attentive de l'hétérogénéité de la demande, à l'intérieur de laquelle le poids relatif des différentes stratégies de lecture dépend de la composition socioprofessionnelle du public.
Fadeurs « locaux »
La gestion de l'espace concerne aussi des éléments qui affectent des zones particulières de l'espace de la salle de prêt, sans affecter la structuration globale. Or, il semblerait que cette « politique du détail » ne reçoive pas, de la part des bibliothécaires, l'attention qu'elle mérite. La preuve en a été donnée de façon indirecte, ou plutôt involontaire.
Dans les quatre bibliothèques, nous avons travaillé avec des plans de la salle de prêt adultes en libre accès, fournis par les conservateurs. Dans les quatre cas, ce plan était censé représenter l'agencement spatial de cette salle dans son état présent. Or, dans trois cas sur quatre, la disposition des éléments dans l'espace (rayons, tables, chaises, etc.) ne correspondait pas tout à fait à ce qui était indiqué sur le plan : parfois, des modifications importantes (disparition d'un rayon entier ou d'un coin de lecture, par exemple) étaient intervenues depuis le tracé du plan, sans qu'elles nous aient été, à aucun moment, signalées. Cet épisode tendrait à indiquer que les altérations « microscopiques » de l'espace de la salle de prêt, qui semblent ne pas toucher à la structure d'ensemble, ne sont pas considérées comme stratégiques.
Pourtant, une meilleure adéquation aux habitus-programmes associés à certaines modalités de lecture relève d'une gestion du détail plutôt que de l'agencement global de l'espace : c'est très clairement le cas des romanesques par genre et des lecteurs du « frais ». Sans aller jusqu'au « pastillage » des dos de livres, permettant de repérer les genres ou les ouvrages récents, la « satisfaction » de ces deux types de lecteurs dépend de la prise d'initiatives « thématiques » localisées, en marge de l'agencement global de l'espace.
Le cas des lecteurs éclectiques mérite une attention particulière, car c'est la seule modalité de lecture véritablement globale. Elle suppose une connaissance de l'ensemble de l'espace, qui se traduit par une stratégie comportementale de « tissage » entre les différentes zones du classement, et transgresse sans souci la frontière entre la fiction et le documentaire. Parmi nos éclectiques, on trouve des usagers jeunes, à capital culturel relativement bas, très différents des lecteurs thématiques : ces derniers ont aussi un capital culturel bas, mais ils sont plus âgés et font preuve d'une attitude à notre avis plus « conservatrice » à l'égard de la culture. Nous avons probablement affaire ici à deux modes de relation à l'univers des livres, l'un plus traditionnel, l'autre plus moderne. La stratégie de lecture éclectique devrait, semble-t-il, être encouragée, en particulier dans les bibliothèques implantées dans des zones où les lecteurs populaires sont majoritaires. Ceci pourrait amener à assouplir l'opposition entre le documentaire et la fiction (opposition assez forte ou très forte dans trois des quatre bibliothèques que nous avons étudiées), en mettant en place quelques interpénétrations, et en évitant les cloisonnements excessifs entre les zones correspondant aux différentes catégories de la classification.
Et la classification ?
Il semble clair que sa matérialisation dans l'espace en libre accès, sous la forme d'une signalétique, pose dans l'ensemble moins de problèmes que ne le laissent supposer les innombrables discussions et analyses que cette question a provoquées. Un niveau global de signalétique - panneaux indiquant la localisation des grandes catégories de la classification - est naturellement indispensable, mais les quatre systèmes que nous avons eu l'occasion d'étudier sont également efficaces. La signalisation n'est vraiment pertinente qu'au moment de l'apprentissage des lieux ; celui-ci est rapide et simple et ne nécessite pas un dispositif particulièrement sophistiqué.
Quant à la signalisation fine sur les tranches des rayons, elle est utile essentiellement à une modalité de lecture sur six : celle des problématiques qui, comme nous l'avons vu, consacrent tous leurs efforts à utiliser le libre accès comme s'il s'agissait d'une bibliothèque traditionnelle. Dans les contextes d'appropriation immédiate, la plupart des usagers que nous avons rencontrés utilisaient la séquence visuelle des tranches des livres eux-mêmes, comme une signalisation « fine » aussi efficace.
Nous sommes tentés de conclure, à ce propos, que le rapport des usagers à la classification implique tout simplement la nécessité d'un système de repérage par rapport auquel une stratégie puisse se constituer. La classification garantit l'existence d'une convention régulière et l'absence d'arbitraire. Autrement dit: une classification est indispensable, ne serait-ce que comme élément contre lequel organiser une stratégie. Elle ne nécessite cependant pas de perfectionnements particuliers, et l'on peut soupçonner que n'importe quelle classification, pourvu qu'elle soit stable et régulière, ferait l'affaire.
Cela dit, la stratégie des « centres d'intérêt » comme alternative à la classification Dewey pour le classement des livres dans l'espace, dont on a beaucoup parlé, est à notre avis à déconseiller : elle semble satisfaire essentiellement les lecteurs thématiques et les lecteurs romanesques par genre, et sacrifie à la nature médiatique - et par conséquent changeante - des regroupements qu'elle comporte. En revanche, un tel classement par « centres d'intérêt » risquerait de perturber sérieusement les problématiques et d'appauvrir la richesse de l'exploration éclectique, tout en laissant indifférents les autres.
Les questions soulevées par la mise en espace des bibliothèques municipales sont, on le voit, loin d'être sans intérêt. Elles semblent avoir été abordées jusqu'ici de manière trop globalisante. La politique des espaces doit entrer, à notre avis, dans une nouvelle phase de réflexion, fondée sur une analyse plus fine et détaillée, à la fois de la diversité des modes d'appropriation du public en fonction de sa composition socioprofessionnelle, et de la pertinence des « détails » de l'agencement spatial. Ce tournant parait d'autant plus important que l'évolution socioculturelle s'accélère, et que rien n'indique, ni que les modalités de lecture que nous avons identifiées soient les seules qui organisent actuellement la demande, ni que d'autres ne puissent émerger dans les années qui viennent.
février 1989