Les bibliothèques

In : Diogène

par Philippe Hoch
Paris : Gallimard, 1988, n° 141, p. 3-58

Au moment où est annoncée, en France, la construction prochaine de ce qui devrait être la bibliothèque du XXIe siècle, la revue Diogène publie un dossier consacré, pour l'essentiel, aux bibliothèques du passé et plus particulièrement à l'une d'entre elles, réputée entre toutes, l'Alexandrine ; objet, décidément, de bien des travaux récents, au premier rang desquels il convient d'évoquer l'intéressant livre de Canfora.

Dans son étude sur « La Bibliothèque et le Musée d'Alexandrie à l'époque des Ptolémées » (l'Alexandrine ne constituant qu'un élément, central, il est vrai, du Mouseion, véritable « centre de recherche » avant la lettre), Mostafa EI-Abbadi met en lumière le rôle original, aux conséquences inestimables, joué non seulement par les collections immenses qui avaient été réunies, mais aussi par ceux qui surent œuvrer afin d'en rendre l'exploitation aussi fructueuse que possible. L'utilisation optimale, dirons-nous, des connaissances thésaurisées, de l'héritage préservé de génération en génération, supposait une attitude résolument active à l'égard de ce patrimoine. Si, aux yeux des savants du Mouseion, « l'accumulation des livres » était nécessaire, elle ne leur apparaissait cependant en aucune façon comme suffisante. Il semblait indispensable à ces chercheurs qu'on en dressât l'inventaire et, bien plus, qu'on en établît un véritable catalogue ; « tâche immense pour laquelle les services d'un érudit au savoir encyclopédique étaient requis». Callimaque fut, comme on sait, pressenti pour cette mission. Les Tables de Callimaque « consistaient essentiellement, écrit Mostafa EI-Abbadi, en un répertoire des noms d'auteurs qui(...) s'étaient illustrés dans un domaine particulier de la connaissance, rangés probablement dans chaque spécialité par ordre alphabétique, avec une courte notice biographique pour chacun d'entre eux et un compte rendu sommaire de leurs écrits ».

Callimaque ouvrit ainsi la voie à toute une lignée de bibliothécaires alexandrins, dont M. EI-Abbadi se plaît à souligner les mérites autant que les dettes contractées par la postérité à leur égard. La philologie, et plus exactement la critique des textes, fut l'un des champs que les « gardes » de l'Alexandrine cultivèrent avec un zèle particulier. « La présence de plusieurs copies d'un même ouvrage dans la bibliothèque posait aux érudits le problème de choisir la meilleure lecture parmi toutes les variantes offertes. Ce choix exigeait de nombreuses recherches, non seulement sur la langue et la diction du poète, mais encore sur l'histoire et la culture à laquelle appartenait le texte ». Zénodote d'Ephèse et Aristarque s'illustrèrent, au prix, parfois, de la polémique, dans cette discipline. Mostafa EL-Abbadi évoque bien d'autres figures encore, qui marquèrent de leur empreinte et de leur savoir l'histoire de la bibliothèque et du Mouseion. De cette galerie de portraits, où transpire l'admiration de l'auteur vouée à ces antiques savants, retenons Eratosthène qui, riche d'un « savoir encyclopédique » digne des « grands humanistes de la Renaissance occidentale », ne se contenta point de travaux philologiques, mais mesura, avec une précision remarquable, la circonférence de la terre. Evoquons encore, pour finir, Aristophane de Byzance, lequel, au rapport de Vitruve - et pour maintenir vivace une idée largement répandue sur le métier « lisait assidûment jour après jour les livres de la bibliothèque avec une ardeur et une diligence non pareilles ».

Alors que l'Alexandrine est appelée, par la volonté de l'Egypte, à renaître de ses cendres, Jean Bingen, sous le titre de « Souvenir et projet », s'interroge sur la mission qui, hier, fut celle du Mouseion et sur celle qui, demain, pourrait être assignée à la nouvelle bibliothèque d'Alexandrie. II serait heureux et conforme à tout un passé prestigieux, que cette dernière se caractérisât à nouveau par l'universalité de la culture et que son dessein ne fût autre, en définitive, que « l'ouverture morale et intellectuelle de toute l'humanité ». Moins attaché que Mostafa EI-Abbadi à l'œuvre scientifique accomplie par les « gardes » des collections eux-mêmes, Jean Bingen s'emploie longuement à mettre en lumière l'activité de recherche déployée par les « pensionnaires » dans le cadre du Mouseion, conçu, nous rappelle l'auteur, par un disciple d'Aristote, Démétrius de Phalère. Ce dernier, sur le modèle athénien, voulut qu'un juste culte fût rendu aux Muses, que les hôtes du Musée s'appliquassent au travail en commun, que la bibliothèque se trouvât au centre de leur vie intellectuelle ; que le Mouseion, enfin, « devînt le havre où quelques-uns des savants grecs les plus représentatifs de leur époque, philosophes ou scientifiques, généralement les deux à la fois et poètes en plus, pussent jouir d'une carrière décente ». Jean Bingen souligne opportunément le rôle joué par les Ptolémée, l'évergétisme dont ils firent bénéficier savants et artistes et, de manière plus générale, l'importance de l'or dans l'œuvre culturelle du Mouseion.

Attirer à Alexandrie l'élite du monde méditerranéen et la pourvoir en livres constituait « une tâche d'autant plus aisée qu'il n'y avait pas de commune mesure entre les moyens dont Aristote disposait à Athènes et les ressources des premiers Ptolémée, qui ont éclaboussé leur temps de leur richesse ». L'enjeu de la nouvelle Alexandrine est tel, assurément, qu'il faut souhaiter qu'une pareille munificence contribue à faire de cet établissement un nouveau foyer de culture vivante sur les bords de la Méditerranée.

Que l'histoire, parfois, se répète ou, en l'occurence, balbutie, c'est ce dont ne paraît point douter Gilles Lapouge, à qui le thème des « Livres en flamme » inspire un beau texte. placé en ouverture du dossier de Diogène. C'est d'abord l'universalité et la pérénité ou, si l'on veut, le continuel renouvellement des ennemis du livre, de ses destructeurs, qui frappent l'auteur. Ils sont de tous les temps et sévissent sous tous les cieux. « Les flammes d'Alexandrie n'ont jamais cessé de rugir. Après vingt siècles, elles nous éblouissent encore, comme si le Mouseion avait été la seule bibliothèque massacrée. On croirait que Jules César, Théophile d'Antioche ou Omar (les trois pyromanes, le païen, le chrétien et le musulman) n'ont pas eu de prédécesseurs et point d'imitateurs. Or, la race des incendiaires est nombreuse comme les vagues de la mer. Elle est monotone, elle est indestructible, elle vaut celle des fourmis. Elle naît en même temps que les premières tablettes de Babylone. En 1988, elle poursuit sa besogne ». Le ton est donné. Gilles Lapouge offre là d'excellentes pages sur le livre, la mémoire, l'histoire et la mort. Les « gardiens du coffre » pourront utilement les méditer.