La lettre et le texte

trente années de recherche sur l'histoire du livre

par Louis Desgraves

Jeanne Veyrin-Forrer

Paris : École normale supérieure de jeunes filles, 1987. - 486 p. ; 24 cm. - (Collection de l'École normale supérieure de jeunes filles, n° 34)
ISBN 2-85929-027-3

Au terme d'une longue carrière à la Réserve du département des imprimés de la Bibliothèque nationale, les amis de Jeanne Veyrin-Forrer lui ont offert un recueil de ses principaux articles, rendant, ainsi, un hommage mérité à ses qualités professionnelles, aux services rendus aux chercheurs, à l'enseignement dispensé depuis 1966 à la 4e section de l'École pratique des hautes études, ainsi qu'à sa compétence reconnue en France et à l'étranger dans le domaine qui est le sien, l'histoire du livre et de la typographie.

La Tabula gratulatoria témoigne, mieux qu'un long commentaire, de l'estime en laquelle sont tenues et la personne et l'œuvre. Lui rendant un amical hommage, Henri-Jean Martin rappelle comment Jeanne Veyrin-Forrer, « chargée d'abord du rayon des livres de peintres contemporains [...] a découvert sa vocation historienne très précisément lorsqu'elle a accepté de rédiger l'article Augereau d'après les notes de Philippe Renouard ». S'étant initiée aux arcanes de la bibliographie matérielle anglo-saxonne dont elle apprécie les méthodes d'analyse précises et concrètes, elle prit la direction du Grand Renouard, dont les quatre volumes publiés entre 1964 et 1987 constituent une source précieuse de renseignements pour l'histoire intellectuelle du XVIe siècle.

Sur les 37 articles formant la bibliographie de Jeanne Veyrin-Forrer, dix-neuf ont été retenus dans ce volume, après avoir été, pour les plus anciens d'entre eux, remis à jour par leur auteur. Ils ont été répartis en quatre parties correspondant aux directions de recherche : Graveurs et fondeurs, Imprimeurs et ateliers, De la fabrication des livres à la bibliographie matérielle, Collections et collectionneurs. Il n'est pas possible d'analyser ici chacun de ces articles, malgré l'intérêt qu'ils présentent pour la sûreté de l'information, la méthode suivie et les conclusions dégagées. On n'en retiendra donc qu'un dans chacune des parties de l'ouvrage, sans méconnaître l'arbitraire de ce choix.

Carrière d'un graveur

Antoine Augereau, graveur de lettres, imprimeur et libraire, est l'objet d'une monographie retraçant sa carrière de typographe et d'éditeur et celle, plus particulièrement féconde, de graveur de lettres dont l'histoire est liée de près aux origines du caractère d'imprimerie connu sous le nom de Garamond. Originaire du Poitou, où il naquit dans la dernière décennie du XVe siècle, il fit son apprentissage à Poitiers ou à Paris. Des informations sont fournies sur son activité de graveur par Guillaume Il Le Bé qui, dressant vers 1608 l'inventaire de la fonderie héritée de son père, cite, parmi les matrices séparées, « un vieu Cicero Romain Augereau », attestant qu'Antoine Augereau avait, depuis longtemps déjà, gravé l'alphabet correspondant à ce corps. Dans un mémoire rédigé à la fin de sa vie, en 1643, Guillaume Le Bé indique que les lettres romaines de bas de casse utilisées à Venise par Alde Manuce furent imitées par les Français à partir de 1480 environ ; il cite Antoine Augereau parmi les promoteurs de cette innovation et signale qu'en 1510 Claude Garamond était son apprenti. Augereau travaille aussi chez l'imprimeur André Bocard. Son nom, en qualité d'imprimeur, apparaît alors pour la première fois en 1532 sur la première partie d'une traduction d'Aristote par Sepulveda, publiée par Jean Il Petit. Augereau publie ensuite, sous son propre nom, un libelle de Sepulveda contre Erasme et un recueil d'oraisons funèbres d'Andrea Navagero. Sous le nom de Fiscus et l'adresse fictive de Louvain, il édite, le 11 avril 1532, cinq nouveaux colloques d'Erasme. L'année suivante, en 1533, désireux de faire une carrière d'éditeur indépendant, Augereau s'installe rue Saint-Jacques ; éditant, entre autres, le Miroir de l'âme pécheresse de Marguerite de Navarre ainsi que d'autres ouvrages jugés hérétiques, il est poursuivi et condamné au bûcher.

Le récit de la carrière d'Augereau mérite d'être lu in exienso ; il est complété par quatre appendices : La Briefve doctrine, premier traité d'ensemble sur les signes auxiliaires de la langue française ; une étude sur la production, les caractères, la page imprimée et les lettrines d'Augereau ; une note sur Gallot du Pré, héritier d'Augereau ; enfin, la liste des 45 impressions d'André Bocard utilisant les caractères d'Antoine Augereau.

Impression et livre

L'étude de l'atelier de la Sorbonne (1470-1473) et des origines de l'imprimerie française permet à Jeanne Veyrin-Forrer de nous donner une synthèse très documentée sur les premières impressions parisiennes, tout en retraçant les activités du Savoyard Guillaume Fichet et du Rhénan Jean Heynlin, dit de Lapide. Recrutant des imprimeurs, Gering, Friburger et Krantz, ils publient, en deux ans et demi, vingt-deux ouvrages dont deux n'ont jamais été retrouvés. Cette entreprise d'inspiration universitaire tenait du mécénat une partie de son support financier ; elle est étroitement liée au courant humaniste qui se développe alors à Paris, comme le montre la pénétrante analyse de la production de ce premier atelier parisien.

Sous le titre « Fabriquer un livre au XVIe siècle », Jeanne Veyrin-Forrer reprend ici sa contribution publiée dans le premier tome de l'Histoire de l'édition française. Cet article constitue un véritable manuel, précis et éclairé par des schémas et des illustrations, de la fabrication du livre au XVIe siècle et une introduction indispensable au bon usage de la bibliographie matérielle. Il passe en revue toutes les étapes de la longue élaboration d'un ouvrage. Il commence par le matériel et les hommes - presses et caractères ; coûts : papier, encre et main-d'œuvre ; imprimeur : investissement ; imprimeur associé, imprimeur commandité ; tirages, adresses, marques, encadrements. Il traite ensuite de la fabrication - copie, composition, imposition, format, ordre de la composition, corrections avant impression, épreuves, distribution des caractères, rendement, impression, remise en vente. L'organisation du travail n'est pas oubliée - contrats et rythmes de publication, contrats notariés, division du travail d'impression, travail continu et discontinu.

En s'appuyant sur son expérience personnelle, Jeanne Veyrin-Forrer consacre un long article aux Réserves de livres empruntés, examinant tous les problèmes qui se posent aux bibliothécaires pour la constitution d'une réserve, les conditions de conservation, la mise en valeur et la communication des documents ainsi réunis.

Ces quelques exemples sont loin de montrer toute la richesse des articles réunis dans ce volume présenté avec soin et enrichi de nombreuses illustrations. On regrettera seulement l'absence d'un index des noms de personnes, des lieux et œuvres cités, qui aurait facilité la recherche. Cet ouvrage, fruit d'une carrière entièrement consacrée au livre, fruit de recherches et d'études menées avec un souci constant de l'exactitude et de la précision, nourri de lectures étendues comme de documents inédits, témoigne du travail de pionnier, en bien des domaines, entrepris par Jeanne Veyrin-Forrer. Reste à souhaiter que son exemple suscitera des vocations d'historiens du livre et de la typographie et donnera aux bibliothécaires chargés de la gestion de fonds anciens et précieux le goût de la recherche ; c'est là le moyen privilégié pour acquérir une compétence reconnue des spécialistes et des chercheurs et contribuer, ainsi, à une connaissance toujours plus approfondie de notre patrimoine intellectuel.