Bibliothèques publiques et industries culturelles

éléments d'analyse économique

François Rouet

Les industries dites « culturelles » se caractérisent par la reproductibilité, la faible fonctionnalité et l'unicité (non-substituabilité) de leurs produits : livres, presse, phonogrammes, cinéma, vidéogrammes. Les contraintes éditoriales auxquelles sont soumis ces produits les rendent en outre particulièrement fragiles. Ces industries ne sont que depuis peu l'objet, en tant que telles, d'un soutien des pouvoirs publics. Étudiant les politiques culturelles de plusieurs pays européens, l'auteur montre que ce soutien reste sectoriel et très ponctuel : aides aux produits (sous forme de subventions ou, de plus en plus souvent, d'avances remboursables), aide à la vente et plus rarement aide à la promotion et à la distribution. Offrant, sur un mode non marchand, un ensemble très varié de biens, les médiathèques jouent un rôle complexe dans l'économie des filières culturelles ; l'analyse économique de ce rôle peut modifier les approches bibliothéconomiques traditionnelles.

Cultural industries have typical features ; if their products, which are not functional, can be reproduced, they cannot be substituted : books, press, phonograms, films, videograms. Besides, they are subject to publishing requirements, therefore particularly fragile. Those industries are now being supported as such by the authorities. Through the study of several European cultural policies, the author shows that such a support remains sector-based and limited : support to products, to sale and sometimes to promotion and distribution. Media centers play a special part in economics of the cultural channels, as they offer a wide panel of goods. Analysing such a role from an economic point of view may alter the traditional approach to library.

Dans leur longue marche pour devenir des médiathèques, les bibliothèques publiques ont étendu, au-delà du livre et des périodiques, vers les phonogrammes et les vidéogrammes, la fonction qui leur est spécifique : assurer une offre publique de ces biens à usage généralement privatif - pour reprendre le jargon des économistes. Ce faisant, les bibliothèques entretiennent un rapport étroit avec ces secteurs que l'on a pris l'habitude de classer parmi les « industries culturelles » et qui sont ceux de l'édition de livres, de disques et de vidéo-cassettes, rapport qui comporte deux caractéristiques.

La première est la place spécifique qu'occupent les bibliothèques dans la confrontation permanente d'une offre et d'une demande - paradigme fondamental des économistes. Cette place, qui n'a jamais été étudiée, mériterait de l'être. En effet, l'opposition brutale entre achat de livres et fréquentation des bibliothèques a disparu face à la corrélation positive des deux pratiques qu'attestent systématiquement toutes les enquêtes : s'y est plutôt substituée une sorte de consensus « mou » sur la complémentarité des bibliothèques et des autres modes d'approvisionnement en livres, consensus qui baigne dans un contexte favorable, où voisinent le souhait de renforcer les liens. entre les métiers du livre, l'intérêt pour les formes de collaboration qui ont pu s'instaurer ici ou là, voire la perspective d'une formation en partie commune aux différents professionnels. Un tel consensus mérite certainement d'être réinterrogé, en particulier d'un point de vue économique.

Cette relation entre les bibliothèques et les industries culturelles tient également à la nature publique de l'offre des bibliothèques. Les pouvoirs publics et particulièrement les collectivités locales, leur consacrent, en effet, un financement important. Mais, si le soutien qu'ils apportent aux bibliothèques publiques occupe une place de choix dans leurs budgets, il n'en est pas moins essentiel dans le jeu des rapports - directs ou non - qu'ils entretiennent avec les industries culturelles, car le financement public des bibliothèques s'analyse comme une forme de soutien à ces industries, par le biais de l'achat de leurs produits.

Cette deuxième perspective s'inscrit dans une démarche qui s'attache à comprendre les rapports qui s'instaurent entre l'acteur « pouvoirs publics » et les autres acteurs de la vie culturelle - avec, en premier lieu, les différentes branches culturelles - ainsi qu'à analyser, d'un point de vue économique, les budgets culturels et les modalités de l'action publique. Cette démarche, relativement récente pour la culture, relève de l'économie publique appliquée, ou plutôt empirique, et s'inscrit dans une réflexion plus large sur les rapports entre l'État et l'économie.

Quelle place tient donc le financement des bibliothèques dans les rapports pouvoirs publics - branches culturelles ?

Avant d'apporter des éléments de réponse, il est peut-être utile de revenir sur les caractéristiques des trois branches éditoriales - livres, disques, vidéocassettes - et de leurs productions, telles que l'on s'accorde maintenant à les discerner.

Ces industries dites culturelles

Le livre, le disque, les vidéocassettes sont les produits de ce que l'on a pris l'habitude de dénommer des « industries culturelles ». Le terme s'est moins imposé par référence à la problématique de son inventeur Adorno, que parce qu'il exprimait bien la contradiction apparente entre logique économique et démarche artistique et la forte dynamique interne qui les anime (1).

Intuitions et effet de mode ne peuvent suffir à bâtir une conceptualisation opératoire, mais indiquent dans quelle direction elle peut être recherchée, à savoir dans la mise en évidence de spécificités artistiques ou culturelles et dans le rapport avec les grandes tendances et les principaux ressorts du mode de production-consommation dominant : industrialisation fondée sur la reproductibilité, importance de la distribution de masse et, derrière le « système des objets », montée d'une économie des services.

Ceci conduit à définir un idéal-type plus qu'à borner précisément les limites d'une catégorie parfaitement homogène, idéal-type qu'on caractérisera en quatre traits : reproductibilité, faible fonctionnalité, appartenance à une économie de prototype et existence d'une fonction éditoriale.

La proximité - plus ou moins grande - de ce schéma fait que l'on peut discerner une similarité dans la démarche d'éditer des livres, des disques, des journaux, de produire des films, ou encore d'établir une programmation radiophonique télévisuelle. Malgré tout, des différences évidentes sautent aux yeux: les produits sont pour les uns des biens, pour les autres des services; les modes de réponse du marché ne se ressemblent pas plus que les procédures d'adaptation des produits à ces réponses : le public réagit en continu à la presse, instantanément à la radio-télévision, alors qu'il met beaucoup plus de temps à s'emparer d'un livre, d'un disque ou d'un film; les coûts de production et l'ampleur de la production varient beaucoup; enfin, la logique publicitaire est fortement présente dans la presse et l'audiovisuel, mais absente ailleurs.

La reproductibilité

Elle caractérise une économie industrielle. S'il s'agit bien d'une duplicabilité sans limite pour un bien comme le livre ou le disque, il s'agit plutôt, pour les services (réception de la radio ou de la télévision), de la possibilité d'étendre le nombre de bénéficiaires, ce qui peut leur prêter une apparence de bien collectif.

La reproduction des biens ou l'extension des bénéficiaires d'un service ne sont bien sûr jamais absolument sans limite, ne serait-ce que pour des raisons techniques : les matrices s'usent, les zones de réception ne s'étendent pas au-delà de ce que permet la puissance des émetteurs... Mais l'important est que la reproductibilité soit suffisamment forte, et qu'il soit possible de consentir des investissements élevés pour la mise au point des produits et des services, tout en obtenant des coûts moyens suffisamment bas pour toucher une clientèle de masse.

Cette reproductibilité rend possible l'industrialisation des filières correspondantes, mais ne l'impose aucunement : pendant longtemps, malgré des potentialités technico-économiques de type industriel, ces branches en sont parfois restées à des modes de fonctionnement artisanaux avant que l'industrialisation ne se diffuse, par « poussées » successives, dans les « segments » de filières les plus réceptifs : fabrication matérielle, distribution physique, etc. Ce mouvement est largement venu de l'aval, c'est-à-dire de la distribution, ce qui n'a rien d'étonnant, puisque le mode de fonctionnement dominant de nos économies est fondé sur la production et la consommation de masse.

Signalons enfin que la reproductibilité connaît aussi des formes affaiblies : c'est le cas des « multiples » (lithographies, estampes...), des reproductions d'oeuvres ou d'objets d'art, contrôlées pour des raisons économiques, de manière à concilier l'intérêt de la série et la valeur fondée sur la rareté et la référence à l'unique.

La fonctionnalité

Faible, en ce qui concerne les produits des industries culturelles, elle présente deux aspects. D'une part, elle n'existe pas hors de leur contenu, hormis quand elle relève du hasard, du glissement, voire du détournement par la dérision.

Par ailleurs, l'usage même de ces contenus est extrêmement ouvert et s'inscrit dans un espace dont les dimensions sont multiples : l'analyse économique du nouveau consommateur, les approches sociologiques et psychologiques des pratiques, des usages, des comportements tentent de comprendre les stratégies et les tactiques à l'oeuvre, sans pouvoir les épuiser. Dans ce domaine, les tentatives d'explication et de classement en termes de fonctionnalité bredouillent entre la culture et les loisirs, la formation et l'information, l'enrichissement et le divertissement.

Cette seconde acception concerne un champ plus large que la première - qui renvoyait aux seuls contenus - dans la mesure où la consommation est en général désormais reconnue pour ce qu'elle est, c'est-à-dire non pas une simple consomption mais une véritable production d'usage. Les produits culturels répondent bien à ces deux acceptions, avec un faible degré de fonctionnalité qui peut varier suivant l'usage assigné a priori au contenu : le roman et l'ouvrage pratique apparaissent ainsi comme deux cas extrêmes, même si des processus analogues de production de sens et d'usage sont à l'oeuvre dans leur utilisation.

L'unicité

Le caractère unique des produits culturels, leur nature de prototype touchent de près à la caractéristique précédente de faible fonctionnalité. La diversité irréductible des produits se lit en effet dans les contenus; elle rend surtout inévitable la complexité dans les parcours de l'offre et le raffinement dans l'appréciation qu'on en a pour saisir les spécificités au travers des différences.

L'unicité n'exclut pas totalement la substituabilité pour les choix instantanés, mais, pour reprendre les formulations de la théorie du nouveau consommateur, il ne peut s'agir que d'une indifférence relative et momentanée, due à l'incertitude qui pèse sur les contenus et à une utilisation différente de leurs caractéristiques au niveau de la production.

Il y a ainsi des directions de substituabilité limitée variant au fil des modes, des thèmes, des écoles et des styles qui permettent, l'espace d'un instant, d'une décision, de rendre unidimensionnel l'espace des choix (2).

Fonction éditoriale

La présence d'une fonction éditoriale semble enfin la caractéristique essentielle permettant de saisir l'originalité des industries culturelles : elle n'a d'ailleurs de spécificité qu'au regard des caractéristiques précédentes de fonctionnalité faible et d'unicité.

Dans chaque secteur, des individus assument une fonction éditoriale en prenant le risque de concevoir des produits et de les mettre sur le marché. C'est une fonction bien particulière qui suppose, quand on l'exerce, d'être à la fois tourné, dans la durée, vers les capacités créatrices, pour savoir lesquelles utiliser, lesquelles conforter, voire lesquelles susciter, mais aussi vers les attentes du public, ou plutôt des publics, leurs goûts et leurs souhaits, pour sentir quels produits peuvent y répondre. Pour résumer la situation particulière de ceux qui jouent ce rôle d'éditeur - au sens générique du terme - on peut évoquer la double face de Janus: l'une serait tournée vers les potentialités de création de nouveaux produits en amont, l'autre vers les attentes des publics en aval.

A ce stade, on pourrait facilement objecter que la recherche de nouveaux produits capables de satisfaire la clientèle à partir des technologies existantes est, somme toute, chose fort commune à tout secteur de l'économie. Mais ce serait oublier que les produits culturels, comme nous l'avons vu, ne possèdent qu'une fonctionnalité faible et que l'on est dans une économie de prototypes, où tout nouveau produit a des perspectives de succès tout à fait aléatoires, même si l'on a cherché à appliquer des « recettes » ayant précédemment réussi, ou à exploiter un filon.

Ainsi, la contradiction qui traverse les industries culturelles - et parfois les entreprises elles-mêmes - diffère et dépasse de beaucoup l'opposition qui peut exister ailleurs entre « hommes de la production » et « hommes du marketing ». D'un côté, une logique forte pousse à essayer de diversifier des productions, à lancer de nombreux produits, en espérant que des succès permettront de compenser des pertes sur les produits déficitaires; de l'autre, une tendance, également forte, et qui s'appuie sur la rationalité économique dominante, va dans le sens d'une rationalisation de la production et d'une normalisation des produits et des lignes de produits (collections, etc.).

Cette dernière tendance prend appui sur l'importance et le coût de la promotion et de la distribution, en aval de l'édition, pour des produits dont la valorisation est par définition aléatoire : or, c'est dans l'exercice de ces tâches que les normes de la distribution de masse tendent à s'imposer avec force.

Il y a bien entre ces deux logiques une vraie contradiction qui, comme l'avait perçu Adorno, est constitutive de l'industrie culturelle. Et la spécificité du fonctionnement de ces industries tient en grande partie à la manière dont est assumée cette contradiction.

Il s'agit bien de l'assumer, car elle ne peut être que marginalement évitée : ainsi la production dite d'« auteur » (le cinéma d'« auteur », et - à l'extrême - l'édition à compte d'auteur) s'inscrit-elle totalement dans la première logique, avec le souci essentiel de transmettre l'oeuvre, l'expression des créateurs; inversement, certains produits peuvent être le fruit d'une élaboration sophistiquée à partir des attentes d'un public bien identifié, mis sur fichier, éventuellement à l'aide de tests : ce sont de purs produits du marketing, ce qui ne retire rien, par ailleurs, à leur qualité.

Pour véritablement l'assumer, il est nécessaire de maintenir des équilibres, par nature instables, entre l'exploitation des thèmes les moins risqués et la recherche de contenus novateurs qui constituent de véritables investissements. Cet équilibre peut passer par un certain partage des rôles entre les grandes firmes, mieux aptes à exploiter les valeurs sûres, et les petites unités, plus à l'aise dans la recherche et l'innovation, comme cela semble en partie se vérifier dans l'édition de livres et de disques. Mais il passe surtout, semble-t-il, par une véritable indépendance de la fonction éditoriale, qui aurait vocation à rester le centre de gravité des filières, tant par rapport aux capacités créatrices que par rapport aux procédures de distribution en aval.

C'est certainement à l'aune de sa capacité à maintenir cet équilibre que l'on peut mesurer à la fois la santé d'une industrie culturelle et la pertinence du soutien qu'elle peut recevoir des pouvoir publics.

Le soutien des pouvoirs publics

Les pouvoirs publics n'ont longtemps connu que deux interlocuteurs au sein de la vie culturelle : les créateurs, qu'il convenait de soutenir et de promouvoir, et le public, qu'il fallait sensibiliser et former aux modes d'expression culturels.

Lorsque l'on a commencé à mesurer la place prise par les industries culturelles comme interface déterminant entre créateurs et publics, l'action publique pour la culture s'en est trouvée fortement interrogée. Mais ce questionnement, qui a davantage fait de bruit qu'il n'a permis de véritable avancée de la réflexion, a masqué le fait qu'un « corpus » de mesures à l'égard de ces industries s'était peu à peu constitué.

Un travail d'enquête réalisé dans le cadre du Conseil de l'Europe (3) et qui vient de donner lieu à la publication d'un ouvrage (4) a permis de faire l'inventaire de ce corpus. L'investigation a montré que le soutien public aux industries culturelles que sont le livre, les phonogrammes, la presse, le cinéma et les vidéogrammes, ne constitue pas, dans chaque pays, un véritable système doté d'une cohérence d'ensemble.

Il existe en effet rarement des mesures « intersectorielles », comme la taxe sur les médias en Autriche qui finance le soutien aux autres secteurs culturels, ou encore la taxe sur les recettes publicitaires de la télévision qui, en France, alimentait l'aide aux quotidiens à faibles ressources publicitaires. Un soutien « plurisectoriel », qui s'adresse à des branches différentes avec les mêmes modalités, n'est guère plus fréquent puisqu'on le trouve seulement en France, au travers de l'IFCIC * et, de manière similaire, au Québec, avec la SODICC **.

La dimension européenne n'apparaît guère que dans certains pays - Belgique francophone et Italie - qui prennent en compte le caractère communautaire des films pour apporter un soutien national à la programmation.

Et quant à l'aide européenne proprement dite, elle relève moins de réalités que de projets - parfois assez avancés -, tels le Fonds d'aide européen aux industries de programmes, créé sur une initiative française, ou l'aide aux traductions de grands auteurs européens au sein de la CEE. Comment un soutien européen pourra-t-il relayer ou « fédérer » des procédures d'aide nationales qui auront à la fois tendance à se rapprocher, et à réaffirmer leur originalité ? La question n'a pas encore été véritablement abordée.

Une aide sectorielle...

Dans la plupart des pays d'Europe, le « système » de soutien aux industries culturelles est donc plutôt un ensemble d'aides sectorielles en évolution, à la résultante de trois mouvements :
- un « glissement » des formes traditionnelles du soutien à la création vers le soutien à la production proprement dite; ainsi, l'aide au traducteur littéraire sous forme de bourse peut désormais avoir pour alternative une aide à l'éditeur pour couvrir les frais de traduction;
- l'adaptation de l'incidence des règles générales applicables à toutes les entreprises, que ce soit le taux de TVA ou le régime de fixation du prix du livre;
- l'émergence d'une volonté d'action spécifique à l'égard des industries culturelles, adaptée à leurs caractéristiques, avec des modalités renouvelées d'intervention.

Apprécié globalement, cet ensemble se caractérise actuellement par trois orientations principales, dont la première est de s'attacher principalement à soutenir l'amont des filières, c'est-à-dire le stade de la « production » proprement dite durant laquelle un livre ou un disque sont édités, un film produit... A l'opposé, les formes de soutien davantage destinées à l'aval des filières - distribution ou commercialisation - sont relativement rares. Le soutien au livre en donne, dans chaque pays, un exemple frappant : les aides à l'édition sont de loin les plus nombreuses; celles à la distribution et à la vente sont beaucoup plus rares.

La seconde orientation est de privilégier l'aide à un produit déterminé pour qu'il soit édité, distribué ou vendu, avec ce que cela suppose d'appréciation des conditions économiques, coûts de mise au point, frais fixes à la traduction, au sous-titrage, risque de faible diffusion... A contrario, il s'est moins développé de formes d'aide visant à soutenir une entreprise en tant que telle, indépendemment de ses productions particulières, ou une branche tout entière.

Si la distinction aide au produit/ aide à l'entreprise n'est pas toujours très significative dans la presse quotidienne, l'aide aux éditeurs de livres, dans les quelques pays où elle existe, prend toujours la forme spécifique d'une aide à l'accès au financement bancaire. C'est le cas en Autriche, en France, en Italie, en Irlande et en Suède. L'aide aux librairies est, quant à elle, beaucoup moins importante que celle attribuée aux salles de cinéma - la filière cinéma serait-elle plus intégrée que celle du livre ?

La dernière orientation est, enfin, d'accorder une place encore prépondérante aux formes d'aide directe, qui nécessitent une dépense : la subvention, principalement, qui n'est pas, a priori, le mode de soutien le plus adéquat à une entreprise privée; ce qui n'empêche pas les autres aides directes, moins « à fonds perdus » que la subvention, comme les prêts, les garanties de prêt, les avances remboursables ou garanties en cas de perte, tout comme les formes indirectes, qui passent par la voie réglementaire, fiscales ou parafiscales, de tendre aussi à se développer.

... à la création

On voit bien que le soutien aux industries culturelles reste proche de l'aide à la création dont il n'est, dans certains cas, qu'un prolongement : ainsi le soutien à un auteur par le biais de l'édition de son livre ou, en Belgique francophone, l'aide au producteur pour l'adaptation-amélioration de scénarios, qui peut prolonger l'aide à l'écriture de scénarios.

Cependant, sous l'effet des mouvements indiqués précédemment, de la prise de conscience des spécificités des industries culturelles et des formes de soutien à apporter à des entreprises largement privées, et aussi du resserrement des contraintes budgétaires dans un contexte de réexamen du rôle de l'Etat, les systèmes de soutien en vigueur tendent à s'éloigner de la subvention pour aller vers des formes d'aides directes ou indirectes, avec contrepartie. Simultanément, les pouvoirs publics envisagent plus fréquemment de soutenir les entreprises, ou les secteurs industriels, tandis que l'aide apportée tend à « descendre » quelque peu « la filière » pour s'intéresser aux conditions de distribution et de vente, passablement délaissées jusque-là.

L'édition de livre, branche ancienne devenue peu à peu industrie culturelle, est assez représentative des orientations dominantes et des évolutions récentes de l'ensemble du soutien public aux industries culturelles : l'aide à l'édition de certains ouvrages garde une place majeure proche de l'aide aux auteurs et traducteurs ; mais, à côté des subventions, se développent les prêts et avances remboursables. Cette forme d'aide au produit est parfois si développée et systématique qu'elle constitue une véritable aide aux éditeurs de littérature : en Suède, par exemple, elle touche près de la moitié de la production romanesque, soit 700 à 900 titres.

Les aides à la promotion et à la distribution sont moins nombreuses et surtout plus disparates : soutien à des entreprises ou des formes performantes de distribution, à des manifestations promotionnelles (foires, salons...), appui à la diffusion à l'étranger par une aide à la traduction, voire à l'édition à l'étranger, d'ouvrages écrits dans des langues minoritaires (Finlande, Norvège, Pays-Bas, Suède); ce soutien existe également en France et en Belgique francophone.

L'aide à la vente n'est pas négligeable, compte tenu des achats publics directs, des aides aux bibliothèques et parfois de mesures destinées à faire baisser le prix de certaines catégories d'ouvrages. Dans des pays à aire linguistique réduite comme la Norvège, peser sur le prix de vente est parfois l'objectif principal, vers lequel converge l'ensemble des mesures en vigueur. Les livres de fiction sont, dans ce pays, systématiquement achetés sur deniers publics, en 100 exemplaires, pour être distribués dans cinq bibliothèques; le livre est exempté de la TVA (20 %) (5).

On n'oubliera pas non plus, du côté des mesures indirectes, la taxation préférentielle dont bénéficie le livre au titre de la TVA dans de nombreux pays, pas plus que le système de fixation du prix du livre, dérogatoire aux règles générales du commerce, fondé en général sur un accord interprofessionnel éditeurs/libraires, et entériné par les pouvoirs publics. Seules exceptions en Europe, la Belgique et la Suède.

La place des bibliothèques

Bien qu'importante, la place qui revient aux bibliothèques, dans le soutien public au secteur du livre, est difficile à évaluer. De ce point de vue, les bibliothèques sont significatives par leurs achats : l'aide qui leur est accordée est en effet souvent destinée pour tout ou en partie aux achats, et parfois en fonction de ceux-ci. Par ailleurs, les achats publics directs de livres vont souvent garnir les rayons des bibliothèques au point que, dans certains pays, les deux modalités d'aide au livre sont parfois difficiles à distinguer.

Important, le soutien public au travers des bibliothèques l'est donc d'abord par les volumes d'achat correspondants. Mais il est également déterminant par le fait qu'un réseau conséquent de bibliothèques, dotées d'un pouvoir d'achat suffisant, accroît a priori la quantité vendable de tout ouvrage de « qualité », permet d'augmenter son tirage initial, et, par là-même, redonne un ensemble de libertés à l'édition : pour serrer les prix ou, au contraire, améliorer la qualité, c'est l'édition même de certains ouvrages qui redevient alors possible. Cependant, si le marché devient ainsi « captif », au moins marginalement, l'économiste ne manquera pas de se demander s'il n'existe pas d'effets imprévus, notamment du côté des prix. En effet, ne court-on pas alors le risque de voir le marché se déplacer du public lui-même vers les bibliothécaires, un peu comme les responsables d'organismes subventionnés vendent en fait la « sur-qualité » de leurs productions aux dispensateurs de subventions (6) ?

Importante, la place des bibliothèques ainsi envisagée apparaît cependant singulièrement restreinte et réductrice au sens où elles deviennent des intermédiaires « transparents », n'intervenant que par les flux financiers qui les traversent. Il faut donc saisir leur rôle dans toute son « épaisseur » et, pour ce faire, revenir à notre second angle d'approche, qui consiste à analyser la place des bibliothèques publiques dans l'économie des filières culturelles concernées.

L'intervention des bibliothèques

Le produit des bibliothèques publiques est, en termes économiques, la mise à disposition pour la consultation et/ou l'emprunt d'un assortiment d'ouvrages et, plus largement, de produits édités (disques, cassettes, vidéo-cassettes...) : nous sommes donc dans une économie de prestation de services par opposition à la vente d'un bien. De plus, si la vente et l'achat de livres et autres productions des industries culturelles répondent à la demande sur le mode marchand, les services rendus par les bibliothèques contribuent à satisfaire la demande sur le mode « non-marchand », constituant plus précisément des services publics dont la tarification est inexistante ou minime.

Ce faisant, les services des bibliothèques publiques s'inscrivent - pour partie - dans une offre beaucoup plus large de prêt, de type public mais aussi collectif, puisqu'il s'agit à la fois de formes associatives de bibliothèques et de la circulation des ouvrages entre les individus, de la forme la plus structurée de bibliothèques tournantes jusqu'au simple prêt inter-personnel occasionnel.

Ces considérations, assez élémentaires d'un point de vue économique, ne signifient pas pour autant que ces offres et services, que leurs caractéristiques économiques peuvent rapprocher, sont équivalents quant à leur qualité, à l'usage qu'en font les lecteurs et à la satisfaction qu'elles leur procurent.

Le bien, le service...

L'approvisionnement en livres et autres produits disponibles dans les bibliothèques publiques peut se faire alternativement sur le mode de l'achat et celui de l'emprunt, parce que l'on est en présence de ce que l'on appelle - faute de mieux - des « biens semi-durables », non fongibles, c'est-à-dire non détruits par l'usage que l'on en fait; ils sont cependant difficilement assimilables aux biens durables, plus coûteux, renouvelables et amortissables (7).

Pour tous ces biens semi-durables, le partage de l'approvisionnement entre achat et emprunt (ou location) est non seulement possible, mais peut, surtout, évoluer. Nous l'avons vu pour le livre. Pour les vidéo-cassettes, l'évolution a lieu sous nos yeux : à l'aide d'une baisse sensible du niveau de prix, certains distributeurs tentent de promouvoir un marché d'achat et pas seulement de location ; en ce qui concerne les phonogrammes, l'emprunt non marchand, en discothèque, le prêt inter-personnel - permettant éventuellement la copie privée -, tiennent une place importante dans l'approvisionnement. Pour ceux-ci d'ailleurs, comme pour les vidéogrammes, l'évolution technologique pousse à long terme vers un glissement du bien au service, au travers de ce que sera le Réseau numérique à intégration de service (RNIS), suivant ainsi un mouvement bien plus général de dématérialisation.

L'analyse du domaine musical a montré que son fonctionnement économique a largement évolué, avec la capacité de « stocker » la musique, d'une économie de flux à une économie de stock (8). Une évolution s'est produite - qui se poursuit - dans le poids respectif des acteurs : primaient auparavant les producteurs de son immédiat; priment désormais, et de plus en plus, ceux qui sont capables de constituer, gérer et rentabiliser de toutes les manières possibles les stocks de musique enregistrée et les portefeuilles.

Ce mouvement s'inscrit dans le mouvement, plus large, du développement des capacités de mémorisation de son, de l'image et du texte, qui va de pair avec une souplesse accrue de la consultation : les fameuses « mémoires du futur ». Il va dans le sens d'une mise en avant du service : s'il y a bien, celui-ci n'en sera tout au plus que la matérialisation, la trace. Il s'agit là d'un retournement complet, par rapport au service uniquement constitué de la mise à disposition d'un bien existant préalablement.

Bien qu'élémentaire, la distinction bien/service, s'avère significative lorsqu'on oppose, comme on vient de le faire, prépondérance du bien/prépondérance du service. Dans la mise à disposition de collections de produits, édités pour le prêt et la consultation sur place, transparaît la prépondérance du bien; dans l'accès de type interactif à des informations stockées, il y a prépondérance du service. En fait, il y a toujours, de manière générique, production d'un service à partir d'un stock d'informations, mais, dans un cas, le service est auto-produit par l'utilisateur à partir des produits édités mis à sa disposition, dans l'autre, l'utilisateur le coproduit, au plus, dans le dialogue avec une base de données. C'est donc la frontière de la prestation fournie qui se déplace.

Telle qu'elle est envisagée, la fonction des bibliothèques publiques s'avère donc strictement ancrée sur le livre, mais il n'est peut-être pas sûr que les autres produits édités aient vocation à être offerts de manière similaire, dans des propositions aussi significatives, pour les filières correspondantes. Et, surtout, le modèle de la production de service informationnel au sens strict du terme, tel qu'il est décrit par Jean-Louis Peaucelle (9) par exemple, a toute chance de devenir dominant et donc d'imposer quelques-unes de ses logiques aux bibliothèques publiques pour la fourniture et la tarification de services plus élaborés que la seule mise à disposition (10).

...et l'offre

Pour en revenir à la place des bibliothèques publiques dans les filières culturelles, et particulièrement dans celle du livre, le fait qu'il s'agisse d'une économie de prototypes aux produits nombreux amène à distinguer dans l'offre des bibliothèques publiques, comme dans celle des librairies et autres points de vente, deux niveaux : l'offre d'un livre donné et l'offre d'un assortiment d'ouvrages.

Entre les deux existe un lien évident : l'offre d'un assortiment est l'offre d'un grand nombre d'ouvrages pris individuellement; toutefois, un assortiment est bien plus que la somme des ouvrages qui le composent. Comme en économie, lors du passage du niveau micro-économique au niveau macro-économique, il y a changement de dimension, saut qualitatif. L'offre d'un assortiment ne donne pas l'assurance qu'un titre particulier s'y trouve ou non, mais la probabilité qu'il y soit, une probabilité qui croît avec l'ampleur de l'assortiment.

Cette distinction entre les deux niveaux d'offre prend son sens face à la demande qui fait coexister demande explicite de certains titres ou de titres traitant d'un thème donné et propension à répondre à une offre, à prendre contact avec sa diversité. Au-delà de la singularité fondamentale de tout ouvrage, qui souvent « rigidifie » la demande, existent des directions de substituabilité « faible », et surtout des enchaînements de centres d'intérêt, à partir desquels le public tire parti d'un assortiment offert, en mobilisant son « capital culturel ». On retrouve ainsi la justification de l'obligation de la commande à l'unité inscrite dans la loi Lang du 10 août 1981, ainsi que de son objectif de maintien d'un réseau de points de vente à assortiment diversifié, conditions nécessaires pour satisfaire la demande dans ses deux dimensions.

Ces quelques considérations n'ont pas pour prétention de fonder une quelconque économie des bibliothèques, qui aurait vocation à dépasser la bibliothéconomie; elles visent simplement à montrer qu'une optique économique peut inciter à rééxaminer d'un oeil neuf certaines questions posées de longue date: multimédiatisation des bibliothèques, complémentarité et concurrence entre offre publique et offre privée, unité du livre...

Ce faisant, on prendra garde de ne pas tomber dans le travers de l'économie qui consiste à préférer le normatif à l'empirique et la sophistication de la modélisation à l'approfondissement des observations. Dans cet esprit, les perspectivés de recherches sur le livre devraient accorder une place privilégiée à l'observation et à la compréhension des manières dont s'élaborent, s'expriment et s'orientent concrètement offre et demande tant en bibliothèque qu'en librairie (11).

L'Europe du livre vit sous le signe de la différence : différence de taille des zones linguistiques et des niveaux de production, disparité du poids de l'offre publique de livres suivant les pays...

A l'heure où, d'ores et déjà, les stratégies des grands groupes éditoriaux dépassent largement le vieux continent, l'urgence est de cibler les thèmes pertinents sur lesquels peut se développer une véritable coopération dépassant la simple confrontation des particularités : le soutien coordonné aux industries de la culture peut en être un.

mars 1988

  1. (retour)↑  IFCIC : Institut pour le financement du cinéma et des industries culturelles
  2. (retour)↑  SODICC : Société de développement des industries de la culture et des communications