Grands espaces

L'Europe des décloisonnements

Denis Varloot

Réflexions sur la coopération européenne entre bibliothèques : si l'objectif final reste la coopération au niveau mondial, l'Europe présente cependant un cadre circonscrit, favorisant la mise en place d'actions rapides et concrètes. Cette construction pragmatique de l'Europe a d'ailleurs été retenue par le Hearing organisé à Luxembourg par la Commission des Communautés européennes (février 1987). Les bibliothèques, par leur apport scientifique et culturel, sont un élément important de la construction européenne, à la réalisation de laquelle elles ont un intérêt majeur. Elles auront à briser les cloisons administratives qui les séparent, à intégrer la notion de réseau dans leur action quotidienne et à oeuvrer pour mettre en place des lobbies en leur faveur.

Remarks about European cooperation between libraries : though the final objective remains the cooperation at the national scale, Europe offers a well-defined stage for quick and concrete actions. Such a pragmatic construction of Europe has already been adopted during the Hearing held by the European commission at Luxembourg in February 1987. Owing to their scientific and cultural contribution, libraries are a relevant component of the European development in which they are closely concerned. They will have to remove the administrative barriers existing between them, integrate the network concept into their daily life, and finally act for lobbies in their favour.

BBF. On parle beaucoup, à l'heure actuelle, d'un espace européen des bibliothèques ; lorsque vous étiez directeur de la DBMIST, vous vous êtes montré un des partisans les plus résolus de cette orientation. Cependant, au vu des options internationales qui ont été prises, plus particulièrement tournées vers l'Amérique, il semble qu'on pourrait retourner la question: pourquoi un espace seulement européen pour les bibliothèques ?

Une Europe... planétaire

Denis Varloot. La question ne se traite pas en termes de doctrine ; tout le monde affirme son attachement pour l'Europe, mais laquelle ? Celle des Douze, celle des 21, celle du Sud, celle du Nord ? Et quand on parle de l'Amérique, est-ce celle du Sud, les Etats-Unis, le Canada ? Si l'on gratte un peu, on retrouve bien des ambiguïtés derrière les positions affichées. La nécessité d'une organisation européenne n'est nullement antagoniste d'une coopération à l'échelle mondiale, bien au contraire.

En fait, la question, à mes yeux, n'aura pas tant été de « faire l'Europe des bibliothèques » (présenter une carte avec des organigrammes est un exercice auquel pourront se livrer bien des gens) que d'arriver à inscrire dans les esprits et dans les actes, la nécessité de déboucher rapidement sur des réalisations positives, sur des actions de coopération. Je dis bien des réalisations positives, concrètes et rapides ; toute mon attitude est contenue en ces trois adjectifs.

BBF. Ce qui, concrètement, implique ?

DV. Qu'il faut se montrer positifs, ne pas imaginer une Europe idéale bizarrement coupée du monde. Quitte à évoquer des réalités élémentaires, il faut dire et redire que l'information fonctionne à l'échelle mondiale, que le secteur des bibliothèques de recherche s'adresse à une communauté internationale de chercheurs (pour citer un exemple entre mille, l'histoire du livre en France compte parmi ses chefs de file un historien américain, Robert Darnton) et que toute notre politique d'information scientifique doit viser la planète entière ; il serait absurde d'envisager un réseau cantonné au seul périmètre européen coupé des Etats-Unis, coupé du Japon, coupé du reste du globe. Le globe est bien l'objectif final, mais on ne l'atteindra qu'en se montrant pragmatique, et c'est dans cette perspective qu'il faut jouer la carte européenne.

L'Europe offre un cadre d'action circonscrit, permettant de lancer des coopérations fructueuses, mais toute action en ce sens n'aura de chances d'aboutir qu'en arrimant de solides passerelles d'ouverture vers le reste du monde. Pour déboucher rapidement, il faudra savoir réutiliser ce qui existe et fonctionne heureusement ailleurs, en concentrant les efforts et les capacités sur ce qui constitue réellement une innovation ; c'est en ce sens que je défends résolument les accords de récupération de notices bibliographiques qui ont été passés pour nous permettre de rattraper notre retard et de nous attaquer aux catalogues en ligne... Bref, pour exprimer ma pensée de façon provocatrice, je dirai que la construction de l'Europe ne constitue pas une raison de redécouvrir l'Amérique !

BBF. Il a fallu pourtant moins de temps pour unifier les Etats-Unis que pour unifier certaines nations européennes...

DV. L'histoire témoigne, effectivement, de la difficulté d'une démarche européenne, mais il nous revient d'en tirer au plus tôt les enseignements: plutôt que de s'ériger à bureaux fermés, dans d'épineuses négociations autour de schémas globaux et peu réalistes, l'Europe peut démarrer de façon très simple, par des ententes à la base, par des accords bilatéraux entre deux pays, de manière à disposer très vite, sinon d'une trame, du moins d'un châssis sur lequel pourra se construire progressivement le réseau unifié des bibliothèques.

Nécessaire volonté d'unité

Un des autres acquis de l'histoire pourrait s'intituler la dynamique de la volonté d'unité. Certains pays, tels l'Allemagne ou l'Italie, n'ont réalisé leur unification qu'à une époque tardive, mais ils l'ont faite par eux-mêmes et, tout en respectant le plus souvent leurs particularismes régionaux, sont arrivés à les rassembler. Toute la question est de savoir si cette marche vers l'unité arrivera, dans une optique qui exclut l'unification linguistique, à triompher des particularismes culturels... Faire l'Europe est une opération de longue, très longue haleine. Il y a, chacun le sait, d'énormes disparités entre l'Europe du Nord et celle du Sud, et ces disparités sont ostensibles dans le monde des bibliothèques : le Deutsches Bibliotheksinstitut ou la British library se situent, pour des raisons historiques, à un niveau d'évolution éloigné de celui atteint par les bibliothèques grecques ou portugaises.

Là comme ailleurs, la France paraît se situer dans une position intermédiaire et on pourrait imaginer que ses efforts pour « rattraper » les Anglo-Saxons permettront un rapprochement entre ces deux pôles. Il lui faut donc se décloisonner, s'ouvrir aux courants de pensée, aux expériences des autres pays, abandonner cette approche hexagonale qui est trop souvent le péché mignon de nos initiatives : est-ce bien cohérent de créer une banque de données sur l'Espagne, HISPABIB 1, uniquement avec des établissements français, y compris la Casa de Velazquez, sans y associer des bibliothèques espagnoles ? Cela va s'arranger, mais on pourrait citer de nombreux exemples analogues. Il nous faut nous garder de ce réflexe et, pour cela, nous ouvrir aux autres gisements de savoir, aux autres cultures, donc aux autres langues et en particulier à l'anglais qui est maintenant la langue véhiculaire universelle, couramment parlée dans toute l'Europe du Nord, encore peu en Europe du Sud.

BBF. L'avenir serait-il donc anglophone ?

DV. Qu'on ne me fasse pas tenir un propos qui n'est point le mien : je considère bien sûr que nous devrions manier, plus que nous ne le faisons déjà, l'anglais comme langue véhiculaire, que les bibliothèques devraient être en première ligne de cette action, multipliant les laboratoires de langue, mais accueillant aussi toutes les formes de cultures étrangères ; il n'est aucunement question d'abandonner l'expression française.

Tout au contraire, l'unification européenne me semble passer par un développement du multilinguisme, par la reconnaissance de l'expression nationale de l'ensemble de ses composantes. Chaque oeuvre propage, par la langue dans laquelle elle est écrite, une forme de pensée et de conceptualisation spécifique. Si la traduction en anglais devait devenir l'étape obligatoire pour une diffusion à l'étranger, on pourrait parler, fort justement, de réduction, de mutilation d'une des dimensions de l'oeuvre.

L'accès international aux œuvres

Ce qui importe, c'est d'internationaliser non pas les oeuvres elles-mêmes mais les modes d'accès aux œuvres, via des bibliographies multilingues, des thésaurus, des mots-clés repérés, sinon normalisés, dans toutes nos langues, des résumés via les réseaux catalographiques et les messageries. Et j'ose affirmer que cette stratégie d'intervention sur les points d'accès, en quelque sorte « sur les marges » sera d'une part beaucoup plus efficace et beaucoup plus rapide, d'autre part beaucoup moins conflictuelle et beaucoup moins onéreuse. Il suffit d'observer les constats présentés par les industries de la langue : dès qu'on passe le seuil des textes émis dans un contexte extrêmement spécialisé, les expériences de traduction automatique s'enlisent dans les problèmes de sémantique et de polysémie, alors qu'elles seront très bientôt opérationnelles pour les résumés rédigés en fonction de normes précises.

La logique de mon propos m'entraîne à insister sur la nécessité de « travailler à la marge de la marge » : toute nation se doit de préserver son autonomie pour élaborer les moyens d'accès à ses œuvres, thésaurus et mots-clés ; mais ces derniers devront être codifiés en fichiers d'autorité, structurés de manière à permettre leur traduction automatique et, du même coup, leur diffusion rapide à travers le monde. Tel est le sens de l'opération RAMEAU 2 lancée par la DBMIST 3 et la Bibliothèque nationale, qui bénéficie du travail impressionnant effectué par la bibliothèque de l'Université Laval à Québec et qui devrait faire l'objet d'une coopération large au niveau des pays francophones. Il s'agit d'une refonte, d'une francisation de vedettes-matières originellement américaines. Ainsi les vedettes françaises possèdent leur équivalent anglais, si bien que des œuvres créées et indexées en France (ou dans tel autre pays francophone) pourront être signalées et connues de façon quasi immédiate dans le monde anglo-saxon, puis sans doute dans les autres zones linguistiques. C'est de cette disponibilité, de cet affichage, que pourra naître la demande pour une connaissance de la culture et du savoir français, partant de la langue française.

BBF. La « défense de la langue française » serait un combat inadéquat...

DV. Oui, si elle est conçue en termes de défense, de barrière, de maintien « pur et dur » de la langue française ; oui, si l'on refuse d'admettre qu'il n'y a pas un français mais des langues françaises, que le québecois ou le français d'Afrique francophone constituent, eux aussi, des langues à part entière. Une attitude protectionniste à ce niveau ne résoudra pas les problèmes de diffusion de la pensée scientifique et culturelle française.

Alternative

J'évoquais, il y a un instant, les particularismes culturels : ils ne sont le plus souvent que le travesti d'un orgueil mal placé. La France, tout comme la Grande-Bretagne, a du mal à accepter le fait qu'elle n'est plus un très grand pays, et transfère cette frustration sur le plan culturel et linguistique. Mais l'arbre ne doit pas cacher la forêt : il s'agit de choix culturels, scientifiques, techniques et économiques qui mettent en jeu toute l'orientation de la société.

Le dilemme qui se pose à la France s'est également posé dans d'autres pays d'Europe, ainsi qu'au Japon, qui l'a très longtemps résolu en pratiquant un protectionnisme très particulier mais très efficace : alors que nombre de ses publications scientifiques sont éditées uniquement en japonais sans aucun effort sérieux de diffusion vers l'extérieur, le Japon achète des brevets en masse, traduit à la chaîne les publications scientifiques étrangères, bref s'est comporté en véritable « trou noir » de l'information scientifique et technique.

Les résultats sont actuellement flagrants sur le plan économique, mais il n'est pas certain qu'à long terme cette politique soit payante, sur le terrain de l'industrie et sur celui de l'information, car le même réflexe conduit à de fâcheux cloisonnements au sein de la communauté scientifique japonaise. J'ai eu l'occasion, il y a quelques années, de visiter des bibliothèques d'université renommées ; on ne pouvait y consulter que les banques de données produites sur place, sans possibilité d'accès aux banques de données d'autres universités ou centres de recherche. Si cette situation de « chacun pour soi » doit perdurer, je pense qu'elle engendrera des effets négatifs. De même l'utilisation partagée d'un centre de calcul commun semblait rencontrer des obstacles insurmontables. Mais il est vrai que le Japon évolue très vite : « le changement c'est la vie, l'immobilisme c'est la mort », tel est le credo des Japonais !

L'autre terme de l'alternative, dans le sens de l'ouverture, a été choisi par plusieurs pays d'Europe du Nord, confrontés, bien avant nous, aux problèmes d'identité et d'autonomie. Il nous faut, je pense, méditer sur cette stratégie politico-culturelle : les Provinces-Unies ont atteint le summum de leur puissance politique, scientifique et éditoriale à une époque où le français était la langue véhiculaire dominante, publiant intensivement des ouvrages en français. De nos jours, les Pays-Bas se sont reconvertis du français à l'anglais, certains des plus grands éditeurs internationaux y ont leur siège et je ne suis pas absolument sûr que l'édition scientifique française fasse jeu égal avec l'édition toujours aussi dynamique des Pays-Bas !

La Suède, le Danemark ont suivi des évolutions parallèles, manient couramment l'anglais, s'ouvrent aux échanges extérieurs, en se réservant quelques domaines d'action, soigneusement ciblés, où ils sont très forts. C'est à la lumière de certains échecs essuyés dans les domaines de l'aviation, de la télévision ou de l'informatique que nous devrions réfléchir à notre stratégie en information scientifique et technique.

BBF. Le Concorde était pourtant une tentative de coopération exemplaire.

DV. Oui, mais seulement sur le plan technique. L'erreur de marketing initiale, la mise entre parenthèses du marché américain, dont on a voulu croire qu'il accepterait ce magnifique produit, a fini par lui être fatale. Belle démonstration du fait qu'on ne pourra pas faire l'Europe contre l'Amérique mais avec elle !

Il est aussi un élément qui joue contre la logique européenne, un état d'esprit, très répandu parmi les décideurs, chefs d'entreprise ou hommes politiques : la propension à passer un accord avec les Américains et les Japonais plutôt qu'avec le voisin d'outre-Manche ou d'Outre-Rhin est un phénomène dont j'ai fréquemment constaté l'étendue lorsque j'étais aux télécommunications. Dans ce cas là, bien sûr, n'interviennent plus les susceptibilités linguistiques, mais une certaine idéologie partiellement héritée de l'histoire, une méfiance instinctive vis-à-vis du voisin immédiat.

Curieusement enfin, le virage européen apparaît d'autant plus délicat à négocier que les problèmes sont similaires... On s'aperçoit que la coopération « passe », dans les bibliothèques comme ailleurs, beaucoup mieux avec des pays francophones africains qu'avec la Suisse, le Québec ou l'Allemagne. Ce qui montre bien que la coopération est loin de se réduire au seul problème de langue, qu'elle véhicule souvent un certain nombre de non-dits, de présupposés plus ou moins dominateurs et qu'elle se définit très largement en termes de territoire : la présence canadienne sur l'Afrique francophone est souvent perçue par les Français comme une intrusion inadmissible.

Bibliothécaires... Moteur!

BBF. N'est-il pas quelque peu contradictoire, dans la mesure où les bibliothèques jouent le rôle de mémoires collectives de nations divisées par l'histoire, de vouloir gommer à tout prix cette diversification qui leur est intrinsèque ?

DV. La coopération ne doit pas être comprise dans un sens réducteur. Elle ne signifie nullement l'uniformisation. Au contraire, elle doit impliquer renforcement et enrichissement mutuel; cette donnée est, du reste, au coeur de tous les débats et toutes les décisions collectives sur lesquelles repose la construction européenne. Quant aux bibliothécaires, il me semble qu'ils devraient être les premiers constructeurs de l'Europe, non pas parce que l'Europe représente un bien en soi, mais parce qu'ils y ont, concrètement, le plus grand intérêt. Pour deux raisons : parce que la coopération est un moyen de desserrer, quelque peu, l'étau de la pénurie ; parce que la construction d'une Europe économique passe par la construction d'une Europe scientifique, elle-même conditionnée par la mise en place d'une Europe de l'information scientifique et technique dont les bibliothèques représentent un des pivots.

BBF. Croyez-vous que cette analyse reflète en tous points celle de la Commission des Communautés européennes (CCE) ?

DV. Convenons de certains décalages, sectoriels et temporaires, que je suis le premier à déplorer. La CCE (direction générale XIII) a inscrit à son programme la création d'un marché européen de l'information, portant son effort sur le développement des banques de données et des réseaux d'information, et élabore un volet « bibliothèques ». Mais, fort curieusement, lorsque sont organisées des réunions sur le marché de l'information, on n'y trouve pratiquement pas de bibliothécaires. Il y a là un cloisonnement des plus regrettables, partiellement imputable à un retard dans la prise de conscience du rôle que peuvent jouer des bibliothèques « modernes » comme moteur du développement scientifique et économique, imputable également, je pense, à leur image de service culturel, gratuit dans tous les sens du terme. Pour dire les çhoses plus brutalement, il ne faut pas sous-estimer la prégnance de l'image du bibliothécaire campant, solitaire, sur une forme d'information plus ou moins figée, alors que la vocation de la DG XIII est d'intervenir sur le secteur des télécommunications et des flux télématiques : pour intégrer véritablement les bibliothèques dans le marché européen de l'information, il lui faut intégrer l'image de réseaux informatisés de bibliothèques, ce qui pour le moment, ne peut constituer qu'une démarche totalement volontariste.

Or, si l'on regarde de près, il est clair que tout est lié. On a estimé que le chercheur français « consomme » en moyenne, par ses lectures et ses documentations, quatre fois moins d'information que son homologue anglais ou allemand. Ce handicap au départ ne peut que se ressentir à l'arrivée, et, à qualité égale de la recherche, il y aura moins de brevets, moins d'innovations, moins d'applications industrielles,... bref, au bout du compte, un moindre développement économique. Un des enjeux fondamentaux est donc de favoriser, dans le cadre de la coopération européenne entre bibliothèques, une lecture accrue de l'information d'où qu'elle vienne. En fait, ce principe est admis à la DG XIII, mais il lui est parfois difficile de s'incarner au même moment pour tout le monde...

Décloisonner l'information

Cette question me tient à cœur, car elle va beaucoup plus loin que les aléas rencontrés par la mise en oeuvre d'une politique. La dichotomie que nous venons d'évoquer entre réseaux d'information et bibliothèques, est, à mes yeux, porteuse d'un danger beaucoup plus redoutable, le clivage radical entre l'information scientifique, technique et économique d'une part, et la culture au sens large, qui devrait inclure la culture scientifique et technique, d'autre part. On touche là à une question de société, qui transcende très largement les bibliothèques, mais qui les interpelle dans leurs choix et leurs orientations.

Les débats à propos du nucléaire, de la génétique, de la couche d'ozone dans l'atmosphère, etc., sont sinistrement révélateurs de l'ignorance et de l'incompréhension du grand public, alors qu'ils posent de graves problèmes d'éthique, de politique, de société. S'il ne s'agit pas de faire de tout un chacun un spécialiste, il est nécessaire d'éviter que s'élève un rempart et qu' apparaisse ce que j'ai appelé une « société duale », une ségrégation entre les nantis, détenteurs de culture, d'information scientifique et consommateurs avertis du marché de l'information et, d'autre part, les exclus, laissés pour compte, privés de la maîtrise d'un savoir élémentaire, les futurs « illettrés » de la société technicienne de demain.

BBF. En ces termes, le débat intéresse très directement les bibliothèques.

DV. Mon propos n'est pas de prôner la mise en place d'un réseau universel. Il est de donner l'alarme, d'éviter que la diversification des canaux d'information, du minitel aux bibliothèques, en passant par les banques de données ou l'édition électronique, n'engendre un cloisonnement étanche entre les différents réseaux et leurs publics. Regardons ce qui se passe en Allemagne, pays où l'organisation bibliothéconomique connaît le poids de l'histoire, où les universités ont une assise régionale : leurs bibliothèques s'adressent en priorité à la communauté universitaire, mais elles sont aussi largement ouvertes à la population non universitaire, desservent les entreprises et les administrations qui sont également représentées à leur conseil d'administration, accueillent aussi les particuliers dans le cadre de la formation permanente.

Or, pendant ce temps, que voyons-nous en France ? Des cloisons totalement étanches entre les centres de documentation et d'information (CDI) des établissements d'enseignement secondaire (fréquentés à l'occasion par les élèves préparant les grandes écoles) et les bibliothèques universitaires. Je ne suis pas encore revenu de ma stupeur devant l'absence de toute passerelle, de toute possibilité même de rencontre entre les bibliothèques des différents niveaux d'enseignement et, la plupart du temps, entre le secteur de la lecture publique et celui de l'enseignement supérieur, ce dernier étant à son tour fractionné entre bibliothèques d'université et bibliothèques d'UER ou d'institut... Et je n'évoquerai même pas les cloisonnements entre réseaux public, para-public et privé, où exercent pourtant des personnels souvent formés dans les mêmes institutions.

Qu'on m'entende bien, je ne sous-estime nullement la spécificité de l'un ou l'autre réseau, mais la méconnaissance mutuelle, qui est la règle, est préjudiciable et aux publics utilisateurs et aux bibliothécaires animateurs. Sans vouloir l'idéaliser outre mesure, la situation américaine, qui comporte des lieux de rencontres professionnelles, des possibilités (limitées mais réelles) de communication entre ces réseaux, me paraît infiniment plus saine. Il faut absolument décloisonner, créer des passerelles, des sessions de formation continue et de reconversion partielle, entre tous ces différents secteurs. Je n'ignore pas qu'en parlant ainsi je m'inscris à l'encontre de mouvements centrifuges qui ont pu se manifester, mais il me paraît pervers de compartimenter des noyaux étroits de spécialistes, affectés à un seul établissement ou type d'établissements, sans possibilités d'évolution et de mobilité, alors que toute notre société s'oriente vers ces deux caractéristiques. N'ayons pas peur des mots, c'est un péché contre l'esprit !

Communication et mobilité

BBF. Vous reprenez le combat de l'unité perdue.

DV. D'une unité beaucoup plus vaste, moins institutionnelle et plus communautaire. Ma vision des choses, complètement personnelle, m'entraîne à remettre en doute la pertinence du schéma que nous connaissons actuellement, celui du bibliothécaire-fonctionnaire, qui me paraît, à long terme, condamné par ses contradictions internes. Il ne faut point se leurrer : au niveau de l'hexagone, la situation des bibliothèques, éclatées entre diverses tutelles, repose sur un équilibre fragile, car elle induit la tentation, très forte pour chacune des administrations responsables, de reprendre à son compte la gestion de son personnel. L'évolution pourrait donc se faire à contre-courant et déboucher sur un émiettement et une ankylose accrus.

Or, dans cinq ans à peine, se posera directement la question, pour les bibliothécaires belges, britanniques ou allemands, de pouvoir travailler en France et vice versa ; il faudra bien finir par poser la question de l'unification des règles de gestion, de l'harmonisation et de l'assouplissement des statuts, de l'adaptation de la formation, du rapprochement des programmes, de l'équivalence des diplômes. Il faudra bien, aussi, se poser, tout comme en Amérique, tout comme au Japon, la question de l'ouverture de la bibliothèque à des personnels « extérieurs », c'est-à-dire non-bibliothécaires, qui pourront même occuper des postes de direction. De tels propos peuvent paraître provocateurs, alors qu'avec le retrécissement des effectifs actuels, les débouchés encore disponibles dans les bibliothèques sont revendiqués par les bibliothécaires. Mais la politique de l'autruche ne pourra perdurer devant la logique européenne qui se profile.

Des bases sont déjà posées, des colloques et des forums sont organisés (avec le Deutsches Bibliotheksinstitut, avec le British library research & development department), des échanges de personnels (d'abord avec les Etats-Unis, maintenant avec l'Allemagne) se mettent en place. Mais il faut avoir conscience que ce mouvement ne fera qu'aller en s'intensifiant, faisant de l'exception la règle, et que les carcans actuels seront soumis à rude épreuve. Ces perspectives me font craindre que le modèle français ne débouche sur une impasse, alors que nos contradictions pourraient être plus facilement résolues si nous nous inspirions du modèle allemand: Outre-Rhin, il existe certes une grille de rémunération fixée au niveau national, mais il n'y a pas, comme en France, de « tableau de mutation », de « filières » limités à certaines catégories de personnel et certains types de bibliothèques. Tout se passe, grosso modo, par contrat entre un bibliothécaire et l'établissement qui l'accueille; d'où des possibilités d'évolution, de mobilité professionnelle et géographique beaucoup plus grandes.

BBF. Donc une Europe des bibliothécaires avant celle des bibliothèques.

DV. En même temps ! Tout est lié, et si la retombée la plus évidente doit être celle de la coopération via les nouvelles technologies d'information, on va voir émerger une nouvelle logique de fonctionnement qui sera réellement collective, coopérative. Je ne sais à quelles données sociopolitiques il faut imputer ce phénomène, mais il n'est que trop évident que les bibliothèques européennes, en tout cas les françaises et celles de l'Europe du Sud, n'ont que peu, ou pas, acquis le réflexe de coopération.

Encore une fois l'exemple américain est à méditer, celui de la bibliothèque, officine de services, agence de renseignements, parfois agence de voyages, de placement ou de petites annonces, centre de vie communautaire, dont le modèle se retrouve, avec des nuances, sur toute la gamme, des bibliothèques de recherche aux bibliothèques publiques. Cette orientation a réellement suscité un nouveau type de professionnel, celui qui sait frapper à toutes les portes, celui qui sait déléguer, orienter, qui pense en termes de réseau de correspondants et qui ne se pose même plus la question de savoir si cela vaut la peine de coopérer. Ce réflexe est en lui profondément ancré et l'utilisation d'instruments collectifs, plans de développement de collections, services de prêt-inter, récupération de notices, services d'indexation, etc., va totalement de soi. En France, à l'inverse, la coopération reste le plus souvent de l'ordre du discours, elle est « pour les autres » ; tel instrument, sans doute imparfait, d'indexation sera rejeté car « inadapté aux besoins de mon (sic) public », alors que le positif de la coopération se mesure dans le long terme et implique le rejet des stratégies égocentristes. Un renversement dans les esprits est plus que nécessaire...

Des actions rapides et limitées

BBF. Faut-il désespérer ?

DV. Certainement pas. Les choses bougent, plus lentement que nous ne l'aurions souhaité, mais elles bougent. J'en veux comme exemple les perspectives qui s'ouvrent au Catalogue collectif des périodiques (CCN) qui a déjà noué des contacts avec son homologue germanique, le Zeitschriften Datenbank (ZBD). Il serait prématuré de parler de réseau, mais c'est un premier pas. Il en va de même, et pour le projet de registre européen de microformes que LIBER 4 a tenu sur les fonts baptismaux, et pour les plans de développement de collections, qui se mettent en place au niveau européen et pour lesquels la France n'est pas la dernière. Il sera bientôt possible pour un établissement quelconque de déterminer de façon précise le niveau auquel se situent ses collections dans un domaine donné, de savoir quels sont les spécialistes auxquels il faut s'adresser pour obtenir informations et documentation. Toutes les logiques d'acquisition, de conservation, d'élimination, de communication à distance seront modifiées par cette carte documentaire européenne ; si petite soit-elle, aucune bibliothèque ne pourra désormais justifier un fonctionnement en vase clos.

BBF. A quoi ressemblera donc l'espace européen des bibliothèques ?

DV. Avec les initiatives de la Commission des Communautés européennes, nous percevons seulement les prodromes. Je ne suis donc en mesure de donner, à défaut des éléments factuels, que des impressions générales et des appréciations qui me sont personnelles. Il me faut tout d'abord, en faisant écho à Ariane Iljon, insister sur l'événement qu'a représenté le hearing de Luxembourg l'an dernier ; un fait est à relever, l'ensemble des délégués français - Direction du livre et de la lecture avec Pascal Sanz, Bibliothèque nationale avec Jeanine Roncato, Ecole nationale supérieure de bibliothécaires avec Jacques Keriguy, plus la DBMIST représentée par Patrice Pennel et moi-même - a parlé en parfait accord et soutenu des positions identiques. Et mon propos n'est pas diplomatique, il veut souligner qu'il existe une prise de conscience extrêmement forte du phénomène « Europe » au niveau des pays et que les divergences ou désaccords qui ont pu se faire jour au travers d'options spécifiques, notamment liées à l'informatique, devraient, grâce à la dimension européenne sur laquelle le consensus est total, trouver les bases d'une harmonisation.

Le consensus était également très fort de la part de l'ensemble des participants et s'accompagnait, c'est là un point également positif, d'une volonté d'être pragmatiques et concrets. On n'a pas décidé de construire tout de suite l'espace européen des bibliothèques ; il a été prévu de lancer un certain nombre d'actions pilotes, limitées, menées en binôme ou en trinôme, s'intégrant naturellement à une logique générale de rapprochement, mais qui puissent déboucher à brève échéance : la Commission a admis le principe de consacrer une fraction conséquente de son budget à ce type d'opération.

D'autres éléments sont aussi ressortis, la nécessité de proposer rapidement des améliorations dans le service, des améliorations visibles, palpables, non pas seulement par les praticiens, mais surtout par l'utilisateur. Ce souci est constamment apparu tout au long des débats. Condition de toute cette démarche, la nécessité d'une normalisation s'est imposée à tous les participants. Ce n'est pas là une nouveauté dans le monde des bibliothèques, mais elle s'est manifestée avec une préoccupation d'efficacité que je n'ai pas toujours eu l'occasion d'observer. Ce n'est pas médire de l'IFLA 5 ou de telle ou telle commission de normalisation que de dire qu'on y avait parfois l'impression d'assister à un jeu purement intellectuel, de la normalisation pour faire de la normalisation, et que les objectifs de service rendu qui sont la finalité même des normes semblaient quelque peu oubliés...

A Luxembourg, cette fois, rien de tel. On a insisté sur la nécessité de se mettre très vite d'accord, de s'atteler tout de suite à l'interconnexion des réseaux et des systèmes, de se montrer efficaces et ouverts : de se doter de normes aussi rapidement que possible pour l'acheminement des demandes de transmission de documents, partant de normes compatibles avec celles qui se mettent en place Outre-Atlantique !

Peut-être est-il prématuré de dire que toutes les conditions de démarrage sont réunies ; on peut néanmoins considérer que les hypothèses de départ sont bonnes. Il faut espérer que les difficultés, concrètes, qui s'opposent à leur application immédiate trouveront bientôt une solution.

Problèmes concrets

BBF. Plus précisément ?

DV. Je pense d'abord à des questions directement économiques, qui mettent en jeu l'ensemble des partenaires des bibliothécaires, notamment les éditeurs. En France, les possibilités de commande directe via ELECTRE 6 ne sont pas offertes aux bibliothécaires parce que cela remettrait en cause le monopole des librairies ; pour des raisons moins claires, le catalogage à la source n'existe pas, à la différence de ce qui se passe dans les pays voisins. De telles dichotomies, de telles disharmonies, ne peuvent qu'aller à l'encontre de la construction d'un réseau européen, alors qu'il est possible de trouver entre professions des accommodements, des compensations réciproques, tout comme il s'en est établi et s'en établira en matière de photocopie et de copyright. Et il est évident que de tels accords ne prendront leur force et leur intérêt que dans un cadre européen : d'où la nécessité de s'entendre d'abord au niveau national.

La deuxième question, plus délicate, s'attache à des considérations de politique industrielle et concerne les producteurs de ce qu'il est convenu d'appeler les NTI ou nouvelles technologies de l'information : systèmes informatiques, téléphoniques, télématiques, optroniques. C'est par elles, qu'il s'agisse du réseau numérique à intégration de services, du courrier électronique, de la constitution de banques de données catalographiques, de leur interconnexion, etc., que se créera cet espace européen de l'information et des bibliothèques. La situation est complexe, pose à nouveau des questions de normalisation, et les négociations qui devront s'ouvrir nécessiteront de l'expertise et du doigté. La France, on le sait, est à la pointe dans certains créneaux, en particulier le vidéotex ; elle l'est moins sur d'autres.

La négociation ne se limitera pas aux seuls secteurs des NTI, même s'ils constituent la partie la plus visible de l'iceberg. Dans le domaine de la conservation, qui est une préoccupation, forte, des bibliothèques, devra émerger la négociation à propos du papier permanent qui ne pourra elle aussi se résoudre qu'à l'échelle européenne, avec la participation de papetiers, éditeurs, autorités publiques, etc.

BBF. L'Europe est encore bien éloignée...

DV. Elle est lointaine, mais « à portée ». Beaucoup d'obstacles se dressent mais ils pourront être balayés si se manifeste une volonté politique réelle. J'évoquais il y a un instant le problème des messageries et de leur normalisation : c'est une question à laquelle travaille l'IFLA, sans avoir jusqu'à présent abouti - peut-être parce que, justement, sa démarche est par trop œcuménique. Or, en Europe, fonctionne à l'échelle internationale le système SWIFT de traitement des chèques, qui a nécessité de surmonter des difficultés considérables de toutes sortes, techniques, financières, politiques (la France y a perdu) et psychologiques. Le système bancaire y est arrivé... Si les bibliothèques parviennent à faire leur le projet européen, à susciter des lobbies en leur faveur, à mobiliser les opinions et les moyens nécessaires, elles y arriveront elles aussi.

Les soutiens européens

BBF. Ceci nous amène à la question des soutiens politiques et financiers.

DV. La Commission souhaite dégager un budget d'intervention, utilisé de façon incitative. Cela veut dire qu'elle n'entend pas se substituer à l'un ou l'autre des Etats intéressés et qu'elle se contente de lancer un appel aux initiatives, laissant la balle rebondir. Le principe de la réduction des disparités entre pays est clairement inscrit dans son programme, mais son application ne pourra se mesurer que dans le moyen ou dans le long terme ; et il est clair que ce n'est pas la seule action de la Commission, mais celle de leurs gouvernements respectifs, qui pourra répondre aux problèmes de sous-développement des bibliothèques de tel ou tel pays. Il n'y aura pas - du moins pas à un horizon visible - de responsabilité européenne supranationale devant laquelle pourraient faire appel les bibliothécaires malheureux... Par contre un certain nombre d'actions communes, n'intéressant pas obligatoirement l'ensemble des douze pays membres, pourront être proposées et menées avec son soutien.

Il est une autre opération, encore dans l'enfance, mais porteuse d'avenir pour les bibliothèques. Il s'agit de la Fondation européenne pour la coopération entre bibliothèques (EFLC), dite « groupe de Lausanne » et qui, fondée en 1985 sous la houlette d'Herman Liebaers, est une réplique européenne du Council of library resources américain. Son objet est d'abord de créer une structure souple de financement, de mécénat, provenant de toutes origines, publiques et privées, en faveur de la modernisation des bibliothèques de toute l'Europe - au-delà de celle des Douze. Il est ensuite de mettre en place, précisément, un lobby en faveur des bibliothèques, dans la mesure où elle réunit, à côté de bibliothécaires, des gens de lettres et de sciences, des hommes politiques, des leaders d'opinion.

Là aussi, nous en sommes au stade de l'amorçage de la pompe et la Fondation, qui ne dispose pas encore de permanents, devra adopter un fonctionnement plus « musclé » si elle se veut crédible. Dans l'immédiat, ce sont moins les moyens financiers qui lui manquent que les projets à soutenir : je profite de la présente interview pour tendre une boîte à idées et à propositions... Quoi qu'il en soit, je crois en cette formule, complémentaire par son ouverture de celle des associations, alors que ces dernières, affichant une vocation plus ou moins européenne, foisonnent au point que je me demande s'il n'en existe pas déjà trop.

Les moyens de la culture

BBF. Feriez vous le procès des associations ?

DV. Certainement pas. Je m'interroge, tout simplement, sur les objectifs et la représentativité des unes et des autres. J'ai eu l'occasion de me poser cette question lors de la création récente d'une Association européenne des bibliothèques de santé ; à la réflexion, nous avons soutenu cette démarche, car elle procédait d'une approche sectorielle parfaitement ciblée. Mais, tout au moins en France, il me semble qu'on peut parler d'un trop-plein d'associations « à tout faire », fractionnées, émiettées, mal définies et, disons-le, assez faibles. Je crois sur ce dernier point que toute l'Europe du Sud connaît une situation assez proche, tandis que l'Europe du Nord voit la prépondérance de mouvements associatifs puissants, qui confortent leurs activités traditionnelles par des prestations, conséquentes et rentables, de formation ou d'édition.

En France, à quelques rares exceptions près, ce rôle est assuré soit par l'administration soit par le secteur privé ; les associations n'ont donc point de grain à moudre. Tant que ce cercle vicieux ne sera pas brisé, elles connaîtront une situation difficile, faute de moyens, faute de projet, faute d'identité véritable. Et c'est bien dommage. L'administration, parce qu'elle est la seule à pouvoir le faire (si elle le veut) devrait faire preuve de sagesse et prendre l'initiative de rompre ce cercle vicieux, pour donner plus de poids aux associations. Mais celles-ci devraient se rassembler à cette occasion.

BBF. Ne peut-on penser que cette analyse vaut pour l'ensemble des bibliothèques, qui se sont toujours trouvées plus ou moins enfermées dans une spirale, ne pouvant rien proposer faute d'un minimum de moyens au départ ?

DV. Sans doute le schéma est-il applicable à l'ensemble des bibliothèques, encore que, ponctuellement, on puisse trouver des exceptions. Je ne réfute certainement pas sa pertinence, mais il ne faut pas accepter de se laisser piéger par l'opposition, à mes yeux factice, entre logique économique et logique culturelle. Nous en avons vu tout à l'heure les implications sur les modalités d'intervention de la Commission ; je reste persuadé qu'elle a largement contribué à enfermer les bibliothécaires dans l'idée qu'un établissement à vocation culturelle, surtout lorsqu'il s'agissait d'un conservatoire du patrimoine, trouvait sa justification dans son existence même, d'où une espèce d'immobilisme frileux, une attitude passive en matière de financement - qui ne saurait venir que des pouvoirs publics.

Mon propos n'est bien entendu absolument pas de remettre en cause le principe du service public, de prôner une privatisation des bibliothèques. Celles-ci doivent pouvoir continuer à assurer leur mission de collecte, de conservation, de diffusion. Mais il ne faut pas qu'elles méconnaissent l'impact des NTI qui induit un rapport nouveau à l'information ; il leur faut reconnaître l'absurdité de l'opposition entre économique et culturel qui a traditionnellement présidé à leurs destinées. Il n'y a pas, il ne doit pas y avoir, de séparation étanche entre un espace culturel européen et un marché européen de l'information, même si les logiques administratives ont fait que ces deux questions ont été abordées et traitées de façon distincte, dans les labyrinthes bureaucratiques des administrations nationales et des organismes européens.

D'aucuns disent que l'économique tue la culture : toute l'histoire témoigne du contraire, les périodes d'effervescence culturelle correspondent presque toujours à des phases d'expansion économique, qu'il s'agisse de l'Espagne du Siècle d'or, de la France et des Pays-Bas au XVIIe siècle, de l'Angleterre du XVIIIe - certes des périodes de décadence ont été marquées par un sursaut culturel, mais celui-ci a généralement été de brève durée.

Si j'avais un mot d'ordre à donner, ce serait d'évacuer, dans les actes et dans les têtes, cette contradiction dans laquelle nous sommes constamment empêtrés. Cette démarche n'implique nullement une réduction de l'un à l'autre, mais, plutôt, une reconnaissance mutuelle de leur spécificité, une redéfinition globale du rôle et des fonctions des bibliothèques faite dans le sens de l'ouverture et de l'intégration. Pour ce faire, elles disposent de l'espace européen : auront-elles jamais plus belle occasion de faire leur révolution économico-culturelle ?

fin 1987

  1. (retour)↑  Banque de données en sciences humaines et sociales recouvrant l'ensemble de la péninsule ibérique, HISPABIB est alimentée par un réseau d'instituts hispaniques que coordonne la Maison des pays ibériques, à Bordeaux.
  2. (retour)↑  Répertoire d'autorité de matières encyclopédique et alphabétique unifié.
  3. (retour)↑  Direction des bibliothèques, des musées et de l'information scientifique et technique.
  4. (retour)↑  Ligue des bibliothèques d'étude et de recherche (cf. Les mots de passe de l'Europe, dans ce même numéro).
  5. (retour)↑  International federation of library associations and institutions.
  6. (retour)↑  Banque de données bibliographiques du Cercle de la librairie, accessible sur minitel (36.14 BIBLI) et sur abonnement, alimentant un système de transmission de commandes automatisé réservé aux libraires (Cf. Suzanne SANTIAGO, « Le Cercle en ligne », Bull. bibl. France, t. 31, n°5, 1986 )