Bibliothécaires, chercheurs

À l'Ouest, rien de nouveau

Catherine Vallet

Bibliothécaires et chercheurs se sont retrouvés le 28 novembre dernier dans l'Auditorium de la Bibliothèque nationale pour une réflexion commune sur le thème : « Bibliothécaires, chercheurs: quel dialogue ? ».

Le sujet n'était certes guère nouveau ; certaines bibliothèques se prêtent aisément à la caricature et quelques phrases choc tirées du De bibliotheca de l'écrivain italien Umberto Eco suffisent à mesurer l'ampleur des griefs formulés, à tort ou à raison, contre cette profession. Les approches n'en étaient guère nouvelles non plus, qui ont vu resurgir un certain nombre de banalités et d'aphorismes, formulés déjà depuis bon nombre d'années... Quant au dialogue, il semble davantage un prétexte qu'un réel motif de débat. Si l'on en croit le ton des interventions et le petit nombre de chercheurs présents (à peine un dixième des inscrits), le fond du problème semble en effet tenir pour une grande part au malaise qui habite aujourd'hui bon nombre de bibliothécaires.

Bibliothécaires malheureux

Dépouillés des attributs de savants et de bibliophiles qui étaient les leurs il y a encore quelques décennies et orientés de plus en plus vers un rôle de technicien supérieur de la documentation maîtrisant les nouvelles technologies, beaucoup éprouvent un sentiment de frustration. Munis de diplômes professionnels, mais aussi universitaires d'un niveau de plus en plus élevé et formés le plus souvent à la recherche, ils disposent en effet, de par leur profession, d'une connaissance et d'une accessibilité aux sources et aux outils documentaires qui les désigneraient tout naturellement - tout au moins dans le domaine des sciences humaines - pour de telles recherches.

Mais la poursuite de travaux scientifiques par les bibliothécaires est-elle souhaitable ? La réponse ne semble pas faire de doute pour Albert Labarre, responsable du service Conservation et restauration à la Bibliothèque nationale, qui distingue cependant les recherches personnelles, donnant lieu à publication, de certains travaux de recherche plus ponctuels et s'intégrant dans l'activité professionnelle. Si les premières sont, à son avis, permises au bibliothécaire, elles se limitent en principe à des domaines spécifiques liés au livre (histoire et techniques du livre, mais aussi sociologie de la lecture, etc.) et ne sont donc pas l'apanage des seuls conservateurs de la Bibliothèque nationale. Cependant, même dans des établissements aussi privilégiés, une telle démarche nécessite d'importants compromis, et certains préfèrent abandonner la profession pour se consacrer entièrement à la recherche.

Il existe pourtant une forme de participation à la recherche qui fait partie intégrante des tâches dévolues au bibliothécaire et qui apparaît par exemple lors du catalogage rétrospectif de documents ou lors de la préparation d'une exposition. Dans certains établissements spécialisés, le choix et l'élimination indispensable des documents, qui préparent et déterminent les recherches présentes et futures, en sont une autre forme. Le cas de la BDIC (Bibliothèque de documentation internationale contemporaine), située à la charnière entre l'histoire et l'actualité, en est un des exemples les plus frappants. Pour Hélène Kaplan (service slave), le bibliothécaire assume le rôle de relais et de diffuseur de la documentation et les chercheurs, perdus face à une masse documentaire particulièrement imposante et souvent dispersée, en attendent la fourniture d'une bibliographie complète et bien organisée. Mais le bibliothécaire, nécessairement spécialisé, prépare encore le travail du chercheur en enrichissant et en réorganisant régulièrement les fonds en fonction de l'avancement de la recherche.

Chercheurs frustrés

Fort éloignés des états d'âme des bibliothécaires, les chercheurs protestent de leurs bonnes intentions et s'indignent du traitement qui leur est infligé. Leurs besoins documentaires sont énormes et leurs revendications concernent en priorité l'accès à l'information. Ils se plaignent ainsi des limites qui leur sont imposées : fichiers thématiques incomplets voire inexistants, outils bibliographiques inaccessibles ou inutilisables par les profanes en raison du jargon bibliothéconomique utilisé, limitation et coût des photocopies ou autres moyens de reproduction, qui empêchent le chercheur de s'« approprier » la documentation, sans parler des délais d'attente ou des horaires d'ouverture... Tout porterait à croire que les bibliothécaires veulent se réserver un accès exclusif à l'information !

Rompus à ces pratiques, certains chercheurs n'hésitent pourtant pas à faire l'apologie d'un système qui leur permet, par l'intermédiaire du browsing (butinage), de dépasser le cadre strictement rationnel de la recherche documentaire. C'est le parti adopté par Jean Hébrard, chargé de recherche à l'Institut national de recherche pédagogique, qui relate avec beaucoup d'humour et un grain de dérision les Heurs et malheurs d'un chercheur ordinaire.

Une telle attitude n'est cependant possible qu'à un certain niveau de recherche et dans certains domaines. Le statut de chercheur est loin d'être uniforme et bien différents sont en fait les besoins des enseignants, des universitaires, des chercheurs CNRS ou autres. Ces besoins varient également en fonction du domaine de recherche considéré. Si la méthodologie prime dans les sciences humaines, les disciplines « scientifiques » privilégient en revanche les données ; visant avant tout la rentabilité et l'exhaustivité, elles requièrent l'accès rapide au document et la fourniture de bibliographies « prémâchées » en est une condition importante. Or, face à l'inflation documentaire et aux technologies nouvelles d'accès à la documentation, le chercheur, avouant ses limites, a plus que jamais besoin du bibliothécaire, médiateur privilégié et indispensable.

Les voies d'un dialogue

Si la nécessité de dialoguer semble donc reconnue par tous, reste encore à en définir les modalités. D'une manière générale, le dialogue doit être institutionnalisé, de façon à ce que le bibliothécaire soit l'invité permanent des structures universitaires. Affirmé avec force par M. Jollis, vice-président de l'Université de Paris VII, ce droit est cependant loin d'être reconnu aujourd'hui par l'ensemble des présidents d'Université. Mais la coopération entre bibliothécaires et chercheurs doit surtout entrer dans les moeurs et se banaliser, dans une démarche qui ne saurait être que réciproque. Le bibliothécaire doit aller au devant de l'information, afin de mettre à jour la documentation et la rendre la plus adéquate possible aux besoins des étudiants et des chercheurs. Il est ainsi indispensable qu'il s'informe et soit tenu informé des programmes de cours et de leur contenu, et qu'il consulte les enseignants et les chercheurs pour les acquisitions, abonnements et désabonnements, etc.

Cette coopération est déjà pratiquée, avec plus ou moins de succès, dans de nombreux établissements. Des exemples très variés en étaient ici donnés au sein d'une table ronde, qui réunissait trois chercheurs et trois bibliothécaires associés en binôme. Le rôle personnel du bibliothécaire, primordial pour appréhender les fonds dans une petite bibliothèque comme celle de la Comédie française, était curieusement souligné avec autant de force par Patrice Assouad, mathématien et directeur de recherche au CNRS, qui présentait, avec Geneviève Sureau, directeur, la bibliothèque de mathématiques d'Orsay. Cette bibliothèque d'institut, qui a bénéficié de la précoce informatisation des bibliothèques de mathématiques, très tôt constituées en réseau, et qui a reçu dès le départ le soutien inconditionnel des universitaires, ainsi que des moyens financiers importants, est exemplaire quant à l'accueil et à la place réservés au chercheur. L'accès au document y est facilité au maximum : locaux intégrés, accès libre pour les chercheurs et les étudiants du 3e cycle, ouverture très large et prêt important. Plaque tournante de l'information pour l'ensemble du département, elle doit sa réussite à la collaboration active d'un certain nombre de chercheurs. Ceux-ci sont en effet étroitement impliqués dans la politique d'abonnements de périodiques, dans les acquisitions, qu'ils supervisent a priori, mais aussi a posteriori, dans les échanges, spécialement importants au niveau de la littérature grise et qui se font grâce à leurs relations personnelles.

La trop grande ignorance qu'ont en général les chercheurs des méthodes de documentation est cependant fort préjudiciable à l'efficacité de leur recherche et, sans vouloir pour autant supplanter le bibliothécaire, tout chercheur devrait recevoir, au cours de ses études, une formation élémentaire dans ce domaine. Affirmé avec force, ce sujet a fait sans conteste l'unanimité des participants à cette journée. Il est cependant tout à fait significatif de constater qu'une grande partie des professionnels ignore les réalisations ou expériences accomplies dans ce domaine, lesquelles remontent parfois à près d'un quart de siècle. Or, si une telle formation incombe, de l'avis de tous, aux bibliothécaires, sa mise en oeuvre régulière nécessite un minimum de crédits, donc une certaine institutionnalisation. La DBMIST a ouvert la voie il y a quatre ans en intégrant dans les 1ers cycles de certaines universités une formation à l'IST. Cette action devrait être généralisée au niveau du secondaire, voire du primaire, reprenant ce qui est déjà réalisé dans certaines écoles grâce à des initiatives locales. Mais, comme le rappelait Jacqueline Carpine (Musée océanographique de Monaco), c'est en réalité la place même qu'occupe la bibliothèque dans la société française qu'il faudrait remettre en question, en faisant entrer la bibliothèque dans les habitudes culturelles de tous les citoyens, dès la petite enfance.

A l'issue de cette journée, la vocation du bibliothécaire semble se définir désormais selon deux axes, qui en font le partenaire indispensable du chercheur : celui du technicien maîtrisant l'accès à la documentation, et celui du formateur apportant aux futurs chercheurs des notions élémentaires de documentation. Alban Daumas apportait en conclusion quelques consolations aux bibliothécaires, leur rappelant qu'en offrant aux chercheurs une collaboration de qualité, ils participent à l'effort de recherche qui détermine l'avenir du pays. Cette collaboration passe bien sûr par la constitution d'un réseau permettant au chercheur d'interroger l'ensemble des banques de données et de localiser les documents ; mais elle ne saurait être totalement efficace, si le bibliothécaire ne se résoud pas dès aujourd'hui à considérer le chercheur comme un partenaire adulte, bénéficiant de la libre circulation dans les rayons. Le libre-accès, qui semble devoir trouver sa légitimation dans le secteur des bibliothèques de recherche, sera-t-il le moyen de faire progresser le dialogue si souvent invoqué, si rarement réalisé ?