État de droit, droits de l'État

Contrôle par l'État des bibliothèques des collectivités territoriales

Claude Jolly

Analyse des fondements juridiques du contrôle de l'Etat sur les bibliothèques publiques (municipales et centrales de prêt). Ceux-ci s'appuient sur le principe patrimonial (fonds issus des confiscations révolutionnaires, souscriptions du XIXe siècle, ouvrages acquis en préemption, dépôt légal imprimeur) et sur le principe de compétence partagée : l'Etat exerce un contrôle uniquement technique sur les modalités d'application d'une politique. Les instances chargées du contrôle sont l'Etat lui-même (ministère de la Culture et de la Communication), l'inspection générale des bibliothèques et, selon le cas, le commissaire de la république de département ou de région. Compte tenu du quasi-vide juridique en la matière, le contrôle de l'Etat est fragile et fluctuant.

Study of the legal grounds in the control maintained by the Government on public libraries (municipal and central lending libraries). They are based on the principle of patrimony (holdings stemming from the confiscations during the French Revolution, subscriptions of the 19th century, books gained from pre-emption, copyright) and on the principle of shared compétence : the Government keeps a technical control only on the modes of enforcement of a policy. The ministry of Culture and Communication, the General inspectorate for libraries and, if necessary, the Government commissioners are the authorities in charge of the control. Because of the lack of laws, this control is fragile and fluctuating.

Jusqu'à l'entrée en vigueur de la décentralisation dans le domaine culturel (1er janvier 1986), le problème du contrôle de l'Etat sur les bibliothèques publiques (BCP et BM) se posait dans des termes simples et clairs. Dans le cas des bibliothèques centrales de prêt, l'Etat exerçait tout naturellement son droit de contrôle sur ses propres services. Dans le cas des bibliothèques municipales, même si l'on ne pouvait que prendre acte de la minceur des dispositions législatives et réglementaires 1, le contrôle exercé par l'Etat reposait sur trois solides fondements : l'Etat était tuteur des collectivités territoriales; il était (il est toujours) propriétaire d'une partie des collections (confiscations révolutionnaires, concessions ministérielles, etc.); il était enfin et surtout payeur, notamment depuis la fin des années soixante, prenant directement en charge certaines dépenses (crédits d'achat de documents; restauration ; microfilmage) ou distribuant des subventions, soit à titre de remboursement (subventions annuelles de fonctionnement), soit au vu des projets qui lui étaient présentés (certaines subventions de fonctionnement et l'ensemble des subventions d'équipement) .

Par ailleurs, la pratique puis le décret du 1er juillet 1947 2 avaient clairement désigné l'instance chargée du contrôle, en l'espèce l'inspection générale des bibliothèques. A cela s'ajoutait le fait que le partage des tâches entre les différents services ayant à connaître des bibliothèques était particulièrement net et n'entraînait aucun chevauchement : l'administration centrale se caractérisait par une grande sédentarité et les inspecteurs généraux étaient pratiquement les seuls à se rendre sur place à des fins de conseils, d'évaluation et de contrôle. Quant aux services déconcentrés de l'Etat, ils furent longtemps hors des circuits de décision (rectorats jusqu'en 1975 et préfectures), puis se révélèrent trop faibles, notamment en termes d'effectifs, pour intervenir valablement (directions régionales des affaires culturelles, créées en 1977).

Sur ce plan comme sur les autres, cette réforme considérable qu'est la décentralisation (avec, comme corollaire, la déconcentration) a profondément modifié les relations entre l'Etat et les collectivités territoriales. Toutefois, en matière de contrôle des bibliothèques, la situation actuelle se caractérise par une ambiguïté incontestable. D'un côté, le contrôle de l'Etat est explicitement réaffirmé par la loi. C'est l'un des textes fondateurs de la décentralisation, qui dispose que « l'activité technique des bibliothèques centrales de prêt demeure soumise au contrôle de l'Etat », et que « leur activité (des bibliothèques municipales) est soumise au contrôle technique de l'Etat 3 ». De l'autre, il est difficile de ne pas percevoir une vaste zone de flou sur la nature exacte, le contenu et l'exercice effectif de ce contrôle.

On peut poser la même question plus brutalement: ce droit de contrôle constitue-t-il une pièce importante dans le nouvel équilibre des compétences issu de la décentralisation, ou n'est-il au contraire qu'une disposition plus théorique que réelle, ou, si l'on préfère, d'ultime précaution, le législateur ayant, dans cette seconde hypothèse, hésité à aller jusqu'au bout de sa logique décentralisatrice ? On ne peut répondre à ces interrogations qu'en procédant à un examen des fondements et de l'exercice de ce contrôle.

Les fondements du contrôle

Il convient au préalable de rappeler deux données indispensables à une juste appréciation de ces questions. En premier lieu, le calendrier de mise en œuvre de la décentralisation comprend deux étapes :
- une étape intermédiaire pour laquelle ont été conçus des mécanismes provisoires, comme la dotation générale de décentralisation (avec, pour les bibliothèques municipales, l'instauration d'un concours particulier au sein de la dotation générale de décentralisation), ou comme la mise à disposition temporaire des présidents des Conseils généraux des agents d'État de catégories B, C et D pour le fonctionnement des bibliothèques centrales de prêt;
- une étape ultérieure et définitive, après l'entrée en vigueur d'une nouvelle répartition de la fiscalité (et donc l'extinction de la DGD) et l'exercice, par le personnel mis à disposition, de son droit d'option entre l'une ou l'autre des deux fonctions publiques.

Il est clair que, durant la période intermédiaire, le contrôle a, outre ses fonctions durables, celles de permettre à l'Etat de gérer utilement le personnel mis à disposition et de répartir à bon escient la part modulable de la DGD des communes.

En second lieu, il faut bien se souvenir que la décentralisation a été opérée à législation et réglementation inchangées; aussi la minceur des textes relatifs aux bibliothèques, si souvent regrettée ou dénoncée avant la décentralisation, ne doit normalement pas s'étoffer après celle-ci. On sait aussi qu'à la suppression de la tutelle administrative et financière, pierre angulaire de la décentralisation, s'ajoute l'allègement de la tutelle technique 4. Toutefois, la prise de conscience par la puissance publique du déséquilibre excessif que risque de créer le quasi-vide juridique en matière de bibliothèques devrait logiquement se traduire par deux nouveaux textes :
- le premier serait intégré au Code des prescriptions et procédures techniques explicitement annoncé par les lois de décentralisation et destiné à rassembler les dispositions « opposables aux collectivités territoriales ». Le comité d'allègement des prescriptions et procédures techniques 5 a ainsi donné son accord officieux, en juin 1985, à l'élaboration de trois prescriptions nouvelles (référence aux normes homologuées pour le traitement des documents; conditions climatiques de conservation ; prescriptions relatives à la construction des magasins). Il reste cependant à transformer cet accord officieux en accord officiel et à élaborer le décret destiné à être codifié;
- le second consisterait en un décret pris sur la base des articles 60 et 61 de la loi du 22 juillet 1983 et précisant le contenu et les modalités du contrôle technique de l'Etat sur les bibliothèques des collectivités territoriales.

Ces rappels étant faits, on peut considérer que l'exercice par l'Etat d'un contrôle sur les bibliothèques des collectivités territoriales repose sur deux principes, un principe patrimonial, analogue à celui qui préside au contrôle des musées et archives territoriaux, et un principe spécifique que nous appellerons « de compétence partagée ». Par ailleurs, la permanence d'un personnel d'encadrement d'Etat dans les BM classées et les BCP crée à l'Etat un certain nombre d'obligations qui ne sont pas sans incidences sur l'exercice de son contrôle.

Patrimoine

Le principe patrimonial comprend deux dimensions. Tout d'abord, l'Etat est propriétaire de la plus grande partie des fonds anciens, c'est-à-dire notamment :
- des collections issues des confiscations révolutionnaires « mises à la disposition et sous la surveillance de la municipalité 6»;
- des ouvrages distribués au XIXe et au début du XXe siècle par concessions ministérielles et, d'une façon plus générale, des ouvrages acquis sur crédits d'Etat;
- des ouvrages acquis au bénéfice des collectivités territoriales dans le cadre de l'exercice par l'Etat de son droit de préemption en ventes publiques (même dans l'hypothèse selon laquelle le financement de l'opération est pris en charge par la collectivité territoriale concernée) ;
- des ouvrages issus du dépôt légal des imprimeurs.

S'il semble souvent malaisé et surtout assez vain de tracer sur les rayonnages des bibliothèques publiques une ligne de partage claire entre fonds d'Etat et fonds territoriaux, il reste que l'Etat est en droit d'assurer le contrôle que tout propriétaire peut exercer sur ce dont il a confié la garde.

Par ailleurs, l'Etat est aussi en droit d'exercer un contrôle sur les documents d'intérêt patrimonial qui ne lui appartiennent pas, dans la mesure où leur conservation et leur mise en valeur concernent la collectivité nationale tout entière et dépassent de loin les seuls intérêts du propriétaire. On sait que c'est sur un principe de même nature que repose le classement des monuments historiques 7, que les objets appartiennent à une personne publique ou à une personne privée. Rien n'empêcherait, au demeurant, de procéder à un classement d'une partie des collections des collectivités territoriales au sens de la loi de 1913. Cette procédure serait cependant largement inadaptée à des unités bibliographiques qui se comptent par millions et ce n'est pas un hasard si elle n'a été utilisée que dans des cas tout à fait exceptionnels. Il reste que l'on observe ici un chevauchement de compétences et que l'Etat doit légitimement se considérer comme co-responsable et gérant de ce patrimoine et exercer, en conséquence, le contrôle correspondant. On peut ajouter que ce principe patrimonial trouve une traduction et une confirmation manifeste dans le fait que l'Etat conserve après la décentralisation, et de façon durable, des crédits de fonctionnement (dépenses directes, titre III) pour la conservation et la mise en valeur de ces collections (restauration, microfilmage, etc.), que celles-ci appartiennent à l'Etat ou aux collectivités territoriales.

Compétence partagée

Ce principe se trouve au coeur même de l'affirmation du « contrôle » dans la loi du 20 juillet 1931, puis dans le décret du 1er juillet 1947, codifiés tous les deux dans le Code des communes, et au coeur de l'affirmation du « contrôle technique » dans la loi du 22 juillet 1983. Ce principe n'est pas réductible au principe patrimonial envisagé ci-dessus dans la mesure où, à la différence des archives et des musées, les bibliothèques des collectivités territoriales ont une double mission : d'une part, de conservation et de mise en valeur des collections patrimoniales, d'autre part, de diffusion la plus large et la plus intensive possible des autres ressources documentaires, avec la part de « consommation » et de « dégradation » que cela comporte. Parler de contrôle ou de contrôle technique de l'ensemble des activités des bibliothèques publiques signifie dans ces conditions trois choses :
- les collectivités territoriales ont la responsabilité de la gestion des bibliothèques publiques;
- le contrôle de l'Etat est d'abord technique, c'est-à-dire qu'il n'est ni politique ni d'opportunité. Il porte sur les modalités de la mise en œuvre d'une politique des bibliothèques et de la lecture (constitution, accessibilité, traitement, conservation, élimination des collections, etc.) et non sur cette politique elle-même. Que l'on s'en félicite ou qu'on le déplore, ceci est parfaitement cohérent avec le fait qu'il n'y a ni loi faisant référence aux droits et besoins du public, ni loi d'obligation en matière de bibliothèques (à la différence de ce qui existe en matière d'enseignement) ou avec le fait qu'on ne peut exiger d'une collectivité, en l'état actuel des textes, qu'elle place un bibliothécaire au sens statutaire du terme à la tête de sa bibliothèque;
- les collectivités territoriales et l'Etat sont co-responsables de la mise en oeuvre des éléments qui constituent le service public de la lecture (adéquation des fonds, des personnels et des équipements aux droits et besoins généraux et particuliers du public à desservir; accessibilité des collections ; pluralisme, etc.).

Il faut dire cependant que cette référence au « service public » ou aux « droits et besoins du public » est mal assurée dans la mesure où, comme on vient de le rappeler, il n'existe aucun texte de niveau législatif définissant ceux-ci (contrairement à ce qui existe dans un domaine analogue comme l'audio-visuel). On sait que le problème d'une loi sur les bibliothèques est soulevé de façon récurrente depuis les années 1920, soit par les milieux professionnels, soit par l'administration compétente. Les projets en ce sens se sont toujours heurtés, soit à l'indifférence du pouvoir politique, soit au rejet du programme financier accompagnant l'énoncé de principes généraux, soit enfin à la volonté du gouvernement de ne pas limiter par des textes le champ des droits et libertés des collectivités territoriales. Les choses étant, semble-t-il, peu susceptibles d'évoluer à court ou moyen terme, cette dimension du contrôle risque de rester fragile.

Si le principe « patrimonial » et le principe « de compétence partagée » constituent les fondements essentiels du contrôle, il n'est pas possible en revanche de considérer - contrairement à ce que l'on avance fréquemment - que la présence d'un encadrement d'Etat dans les BM classées ou les BCP en constitue un fondement (ou une expression) supplémentaire. Il faut se souvenir en effet que ces agents ont été, dès l'origine, placés à la tête de services territoriaux, non pour contrôler ou exprimer l'intervention de l'Etat, mais parce qu'ils présentaient des garanties scientifiques que ne présentaient pas les agents territoriaux. On voit mal comment un conservateur de BM classée ou de BCP contrôlerait tant l'action de la collectivité territoriale, sous l'autorité de laquelle il est placé, que l'établissement qu'il dirige. S'il est exact que les directeurs de BM classées se sont vu confier par les décrets du 8 septembre 1932 et du 25 décembre 1936 une fonction de premier contrôle sur certaines bibliothèques de leur ressort géographique, cette mission d'Etat, effectuée alors sous l'autorité de l'inspection générale des bibliothèques, leur fut retirée par le décret du 1er juillet 1947 réformant l'inspection générale des bibliothèques. Il reste, bien entendu, que la présence d'agents d'Etat à la tête de services territoriaux crée à l'Etat des obligations. La gestion et la notation de ces fonctionnaires, l'exercice éventuel du pouvoir disciplinaire, exigent que l'Etat soit en situation de suivre et d'évaluer leur activité professionnelle. Cette dimension, au demeurant très particulière, s'ajoute au contrôle proprement dit de l'action des bibliothèques des collectivités territoriales.

Au total, il apparaît que le contrôle de l'État en matière de bibliothèques n'est pas dénué de fondements. Ceux-ci sont cependant fragiles. Pour s'en convaincre, il suffit de comparer, en termes de contrôle, la situation des archives et des musées, d'une part, celle des bibliothèques, d'autre part. S'agissant des archives et des musées, le contrôle de l'Etat repose en effet sur quatre solides fondements :
- il existe dans les deux cas une riche base législative définissant l'activité de ces services (même si l'ordonnance de 1945 sur les musées est désormais largement «datée »);
- il existe soit des chevauchements, soit des imbrications entre les compétences d'Etat et les compétences territoriales. Les archives départementales exercent, à côté de leurs missions territoriales, des responsabilités d'Etat (conservation des archives des services de l'Etat dans le département ; contrôle des archives municipales). Les musées territoriaux sont en permanence en situation de solliciter le prêt temporaire ou le dépôt d'objets appartenant à l'Etat. Ces dialectiques fonctionnelles permettent à l'Etat d'être partie prenante au fonctionnement des services, voire même de prendre des mesures de rétorsion en cas de conflit;
- les archives et les musées conservent des objets de nature exclusivement patrimoniale, dimension au titre de laquelle l'Etat a toujours été à l'aise pour intervenir ;
- l'Etat continue à allouer des subventions aux musées territoriaux, ce secteur n'ayant pratiquement pas été concerné par la décentralisation 8.

La situation des bibliothèques est exactement inverse : leur activité n'est définie par aucun texte de portée générale, elles ne sont investies d'aucune compétence d'Etat 9, elles ne conservent pas que des objets de nature patrimoniale et elles ne bénéficient plus de subventions de l'Etat.

L'exercice du contrôle

Les finalités du contrôle sont naturellement inscrites dans ses fondements eux-mêmes. Il a pour principaux objectifs de garantir, d'une part, que les fonds patrimoniaux sont bien conservés, mis en valeur, notamment grâce à des catalogues, et accessibles à ceux qui en ont besoin; d'autre part, que les besoins du public sont, autant que possible, satisfaits.

Finalités et objets

Dans ces conditions, le contrôle de l'Etat doit (ou devrait) porter au premier chef sur les missions des services et les collections. S'agissant des missions, il a pour objet de vérifier que les bibliothèques des collectivités territoriales accomplissent celles-ci; cela signifie, pour les bibliothèques municipales (et éventuellement départementales ou régionales), collecter, organiser, cataloguer, communiquer, mettre en valeur et conserver les livres et autres ressources documentaires à des fins de loisirs, d'information, de formation, de culture et de recherche.

Pour les bibliothèques centrales de prêt, s'ajoutent des missions plus spécifiques : favoriser la lecture et assurer la diffusion du livre et autres documents dans les petites communes, notamment celles de moins de 10 000 habitants.

En matière de collections, il porte sur:
- leur constitution; elles doivent répondre en nombre, en diversité et en qualité aux besoins généraux et particuliers du public, être régulièrement renouvelées et tenues à jour, être représentatives de tous les courants d'opinion; - le traitement des documents (catalogage, indexation, etc.);
- l'accessibilité des collections (ainsi que sur les dispositions propres à favoriser l'accès des publics spécifiques : handicapés, minorités culturelles, publics peu ou non lisant), étant entendu que des conditions particulières et des restrictions éventuelles doivent être attachées à certains fonds, notamment anciens, rares et précieux ;
- la conservation des fonds patrimoniaux qui doit respecter un certain nombre d'exigences scientifiques et techniques en matière de communication, d'exposition, de reproduction, d'entretien et de stockage. Une attention particulière doit être portée à l'environnement climatique (humidité relative, température, exposition à la lumière) ainsi qu'à la restauration des documents;
- l'élimination des collections. S'agissant des fonds d'Etat, il va de soi que seul ce dernier peut prendre, le cas échéant, l'acte de désaffectation faisant passer un objet du domaine public au domaine privé et autoriser l'aliénation ou l'élimination. S'agissant des fonds appartenant aux collectivités territoriales, l'Etat doit pouvoir contrôler tout acte tendant à l'aliénation ou l'élimination - et éventuellement s'y opposer -, sauf en ce qui concerne les documents courants et édités en grand nombre.

On sait en revanche que la rédaction actuelle du Code des communes (« Toute aliénation [...] est interdite ») est juridiquement incorrecte et fonctionnellement absurde;
- les bâtiments, dans la mesure où ils sont un des paramètres essentiels de l'accessibilité et de la conservation des fonds.

Pour ce qui est du personnel, le problème de son contrôle par l'Etat semble se poser dans les termes suivants. Il s'exerce bien entendu sur les agents de la fonction publique nationale que l'Etat doit gérer, mais aussi sur l'activité du personnel territorial pour autant que ce dernier contribue à la mise en oeuvre des missions des services, à la conservation et à l'exploitation des collections. Par ailleurs, le recrutement du personnel territorial des bibliothèques est justiciable du contrôle de légalité exercé par le commissaire de la République du département : si, comme nous l'avons dit, rien n'oblige, en l'état actuel des textes, les collectivités territoriales à affecter des personnels statutaires dans les bibliothèques, il va de soi en revanche que, dès lors qu'un emploi est pris dans la nomenclature de la fonction publique territoriale, les règles statutaires doivent être respectées et leur application vérifiée dans le cadre du contrôle de légalité. En outre, ces recrutements ayant, par-delà les prescriptions ou questions de procédure auxquelles s'attache le contrôle éxercé par le commissaire de la République, une dimension technique évidente, le contrôle technique est en droit de s'exercer sur ce point. A cet égard, des agents de l'Etat (en particulier les inspecteurs généraux des bibliothèques) sont quelquefois associés aux procédures de recrutement (jurys, etc.) des directeurs de bibliothèques municipales non classées. Une intervention de ce type devrait sans doute être encouragée et même systématisée (comme c'est actuellement le cas pour les musées contrôlés).

Instances

Les finalités et les objets de contrôle étant déterminés, il convient d'envisager les modalités de son exercice. Sous l'autorité du ministre compétent, en l'espèce le ministre de la Culture et de la Communication, trois instances concourent à l'exercice du contrôle : l'administration centrale (la Direction du livre et de la lecture), les services déconcentrés de l'Etat (les commissaires de la République de région ou de département, sous l'autorité desquels sont placées les directions régionales des affaires culturelles, services à la fois régionaux et inter-départementaux) et, bien entendu, le corps spécialisé en matière de contrôle, l'inspection générale des bibliothèques 10 mise à la disposition du ministre de la Culture et de la Communication pour les bibliothèques relevant de sa compétence 11.

Au niveau des principes, il n'y a pas de difficultés quant à la répartition des tâches entre ces trois instances :
- le ministre et l'administration centrale président au contrôle et en tirent les principales conclusions particulières (mesures individuelles ou relatives à une bibliothèque) ou générales (détermination de sa politique) qui lui paraissent en découler;
- l'inspection générale des bibliothèques « assure » 12 le contrôle proprement dit;
- le commissaire de la République de région ou de département (direction régionale des affaires culturelles) est chargé « de veiller à la mise en œuvre du contrôle scientifique, administratif et technique de la réglementation 13 ». « Veilleur » et non « contrôleur », le commissaire de la République (direction régionale des affaires culturelles) s'attache notamment à ce qu'un contrôle puisse être effectué dès que cela paraît nécessaire. A ce titre, il lui appartient d'appeler l'attention du corps de contrôle sur l'opportunité de procéder à certaines inspections.

Par-delà les principes et les textes, des difficultés sont cependant apparues au cours de ces dernières années dans la répartition effective des tâches. Cela tient au fait qu'il est parfois délicat de tracer une ligne de partage nette entre trois des missions de l'Etat : le conseil, l'évaluation et le contrôle 14. Il est clair que, dans l'exercice du contrôle, un inspecteur général est conduit à évaluer et à conseiller. Il est tout aussi clair qu'en traitant divers dossiers, en évaluant des situations et en exerçant une activité de conseil, les services de l'Etat, tant au niveau central qu'au niveau déconcentré, y incluent une dimension qui participe du contrôle.

Une clarification sera sans doute nécessaire à plus ou moins long terme. Il conviendra en effet d'opter pour l'un ou l'autre des termes de l'alternative suivante :
- ou bien, on lie les notions de conseil et de contrôle et, dans ce cas, le corps chargé du contrôle doit lui-même être étroitement lié aux administrations centrales et déconcentrées. C'est la solution qui prévaut en matière d'archives (le service technique des archives travaille en étroite concertation avec l'inspection générale correspondante et ne se déplace en province qu'à la demande de l'inspection) et de musées (l'inspection des musées classés et contrôlés étant elle-même le service technique de la direction des musées pour les musées territoriaux) ;
- ou bien, on convient de dissocier les activités de conseil et de contrôle et, dans ce cas, l'inspection générale des bibliothèques s'attache pour l'essentiel à vérifier la conformité du fonctionnement des bibliothèques aux principes et aux règles en vigueur. Cette solution présente sans doute l'avantage de la plus grande clarification, mais compte tenu de la rélative fragilité des fondements du contrôle et du quasi-vide juridique existant en matière de bibliothèque, elle serait probablement mal acceptée par les collectivités territoriales.

Quel que soit le parti retenu, l'inspection générale des bibliothèques devra rester l'instance chargée avant tout de l'exercice du contrôle. Pour elle, cela doit d'abord se traduire par sa venue sur place de plein droit, à la demande du ministre ou à sa seule initiative. Il est vraisemblable que, pour être pleinement efficaces, ces inspections gagneraient à être plus longues et à se pencher sur tous les aspects de la vie des bibliothèques. On sait que le rapport existant entre le nombre d'inspecteurs généraux et le nombre d'établissements à inspecter (B M, B C P, mais aussi les bibliothèques de l'Etat et les bibliothèques universitaires) fait que les inspections sont à la fois trop peu nombreuses et trop rapides.

Les autres rôles consistent en :
- la rédaction de rapports au ministre (et aux services centraux et déconcentrés compétents). Le contrôle ayant notamment pour fin l'amélioration du service, il va de soi que ces rapports (à l'exception, le cas échéant, de passages confidentiels) doivent également être adressés au chef de l'exécutif territorial concerné. Par ailleurs, l'inspection générale des bibliothèques pourrait être l'instance de rédaction d'un rapport annuel de synthèse sur l'état des bibliothèques, utile à l'ensemble des partenaires concernés : ministre et administration, collectivités territoriales, syndicats, associations professionnelles, etc.;
- la notation, par délégation, du personnel scientifique d'Etat des bibliothèques des collectivités territoriales. A cet égard, tout le monde s'accorde à reconnaître que l'inspection générale joue ici un rôle essentiel et qui pourrait difficilement être dévolu à d'autres. Par-delà la seule notation, la mission de l'inspection générale s'étend au suivi de la carrière de l'ensemble des agents de l'Etat;
- l'implication, aussi fréquente que possible, dans les procédures de recrutement du personnel scientifique territorial;
- la prise en charge d'études administratives ou techniques, soit à la demande du ministre ou du directeur, soit à sa propre initiative.

Un contrôle problématique et nécessaire

En définitive, le contrôle de l'Etat sur les bibliothèques des collectivités territoriales apparaît aussi problématique que nécessaire.

Il est problématique, car - à l'exception du principe patrimonial qui est solide, mais ne recouvre qu'une fraction de l'activité de ces services - ses fondements sont fragiles. Cette fragilité tient notamment au quasi-vide législatif maintes fois évoqué, aux incertitudes qui règnent sur le contenu exact du principe « de compétence partagée », à la pauvreté d'un contrôle réduit à sa seule dimension « technique ». On trouve bien entendu une confirmation de cette fragilité dans l'absence de possibilité de sanctions, qui - même purement « théoriques » - doivent normalement accompagner tout droit de contrôle. Le retrait par le ministre des collections de l'Etat « en cas d'insuffisance de soins ou d'abus 15 » - retrait que l'on devrait pouvoir étendre, par une disposition législative appropriée, aux collections territoriales d'intérêt patrimonial - est actuellement la seule mesure de contrainte existante. Jamais utilisée jusqu'ici, alors que les fonds anciens d'Etat mal conservés sont assez nombreux, cette disposition est assez illusoire quant à son efficacité.

Le contrôle est aussi nécessaire tant pour l'Etat que pour les collectivités territoriales. L'Etat s'est ainsi trouvé confronté, au cours de ces dernières années, à des questions aiguës touchant notamment :
- au pluralisme des collections ;
- à la sauvegarde du patrimoine;
- au personnel territorial ;
- au détournement de certains services de leur finalité.

S'il s'est considéré comme directement concerné, l'Etat s'est en revanche trouvé démuni pour intervenir valablement eu égard au vide juridique existant. Par ailleurs, il ne fait guère de doute que l'intérêt bien compris des collectivités territoriales appelle, sans pour autant porter atteinte à leurs « droits et libertés », un contrôle et une évaluation effectués par une instance à la fois compétente et extérieure.

La conjonction du problématique et du nécessaire - contradiction que le législateur percevait sans doute confusément mais s'est refusé jusqu'ici à trancher - fait que la question du contrôle est pour l'essentiel affaire de volonté politique. Celle-ci est indispensable pour élaborer un projet de loi (précisant les droits et besoins du public, les missions des services, les catégories de bibliothèques, les objets généraux du contrôle et la protection des collections territoriales d'intérêt patrimonial), ainsi que les dispositions réglementaires envisagées (code des prescriptions et procédures techniques, décret sur le contrôle technique).

Il faut souhaiter par conséquent que la période intermédiaire dans la mise en oeuvre de la décentralisation (D G D, avec, pour les BM, concours particulier; mise à disposition, avant exercice du droit d'option, de personnel d'Etat) soit mise à profit pour mieux fonder en droit l'intervention de l'Etat. Faute de cette volonté et en l'absence de ces dispositions législatives et réglementaires, le contrôle continuera d'être fragile et fluctuant. Contrôle à géométrie variable, susceptible d'inflexions selon les cas, il continuera d'avoir pour contenu ce que l'Etat voudra bien y mettre et les collectivités territoriales lui consentir.

  1. (retour)↑  Articles L. 341-1 à L. 341-4 et R. 341-1 à R. 341-17 du Code des communes.
  2. (retour)↑  Codifié dans le Code des communes, aux articles R. 341-12 à R. 341-14.
  3. (retour)↑  Articles 60 et 61 de la loi du 22 juillet 1983, relative à la répartition des compétences entre les communes, les départements, les régions et l'Etat.
  4. (retour)↑  Articles 90 et 91 de la loi du 2 mars 1982, relative aux droits et libertés des communes, des départements et des régions.
  5. (retour)↑  Comité prévu à l'article 91 de la loi du 2 mars 1982.
  6. (retour)↑  Décret du 28 janvier 1803.
  7. (retour)↑  Loi du 31 décembre 1913.
  8. (retour)↑  Il serait particulièrement intéressant de se pencher sur les causes de cette situation, qw semble révélatrice de toute une « idéologie » de la culture.
  9. (retour)↑  A l'exception du dépôt légal des imprimeurs pour quelques-unes d'entre elles.
  10. (retour)↑  Les articles R. 341-13 et 14 du Code des communes précise que des missions d'inspection permanentes ou temporaires peuvent également être confiées par le ministre à des conservateurs d'Etat de bibliothèques ou d'archives. Les agents ainsi désignés se trouveraient dans une situation analogue à celle des inspecteurs généraux. Cette possibilité n'a toutefois été utilisée qu'une seule fois il y a environ 25 ans.
  11. (retour)↑  L'hypothèse consistant à confier des tâches de contrôle aux conservateurs d'Etat placés à la tête des BM classées ou des BCP doit être ici envisagée. Une telle mesure ne serait pas sans fondements : les directeurs de BMC étaient déjà chargés d'un tel rôle avant la réforme de l'inspection de 1947; par ailleurs, les directeurs de BCP sont par définition très attentifs à l'activité des bibliothèques des petites communes de leur département. Une décision en ce sens ne serait cependant pas opportune ni même logique pour les raisons suivantes. Chefs de service d'une collectivité territoriale, les directeurs de BMC ou de BCP ne peuvent pas contrôler les bibliothèques d'autres collectivités dans la mesure où les lois de décentralisation précisent de la façon la plus explicite qu'une collectivité n'a, dans aucune hypothèse, autorité ou droit de contrôle sur une autre. A cet égard, l'action des BCP en direction des petites communes est fondée sur l'accord réciproque des deux collectivités et non sur une quelconque prérogative du département. On peut certes imaginer de faire des directeurs de BMC et de BCP des « agents doubles », assurant deux compétences : la direction d'un service territorial sous l'autorité de l'exécutif correspondant, d'une part, une mission de contrôle sous l'autorité de l'Etat, d'autre part. Une telle solution serait cependant par trop contraire au nouvel esprit issu des lois de décentralisation.
  12. (retour)↑  Article R. 341-12 du Code des communes.
  13. (retour)↑  Article 2 du décret du 14 mars 1986 relatif aux attributions et à l'organisation des DRAC.
  14. (retour)↑  Les compétences de l'Etat en matière de bibliothèques des collectivités territoriales vont bien entendu au-delà de ces trois missions. On trouvera à l'annexe 3 du rapport « Décentralisation et bibliothèques publiques » (cf. Bull. Bibl. France, t. 29, n 4, 1984, p. 269-297) un tableau de l'ensemble de ces compétences.
  15. (retour)↑  Article R. 341-1 du Code des communes.