Préservation et conservation

Le Congrès de Vienne revisité

Jean-Marie Arnoult

Au printemps 1815, à Vienne, de savantes partitions dessinaient les cadres d'une nouvelle politique européenne, voire mondiale. Un peu plus d'un siècle et demi plus tard - 171 ans exactement -, dans la même ville de Vienne, un autre congrès dessinait, au cours de discussions tout aussi savantes, les axes d'une nouvelle politique dans le domaine de la préservation et de la conservation. La comparaison est tentante, on en conviendra. L'avenir dira peut-être si elle est justifiée, si les efforts de 1986, la communion de pensée feront de ce nouveau congrès de Vienne une date capitale dans l'histoire des bibliothèques et de la civilisation contemporaine.

Réuni sous l'égide de la Conférence des directeurs de bibliothèques nationales (CDNL), en coopération avec l'IFLA et l'Unesco, le congrès avait pour thème la « préservation des matériaux de bibliothèques », traduction littérale imparfaite d'un thème dont l'ampleur est significative de l'importance du problème tel qu'il a été ressenti par les organisateurs. Préservation d'ailleurs plus que conservation, cette dernière n'ayant été abordée que dans certaines fonctions marginales : autre signe de l'orientation des travaux. La restauration, dans ses aspects techniques, n'est plus considérée comme une priorité absolue; la préservation, au contraire, est devenue une nécessité. Cette prise de conscience, si elle ne fut pas une révélation à dire vrai, a montré l'urgence des décisions grâce à l'analyse des différents problèmes : au-delà des mots se joue un drame dont le dénouement est prévisible dans un futur proche. Ce ne fut pas le congrès du catastrophisme, mais la constatation sans ambiguïté d'une réalité que les bibliothèques les plus pessimistes n'avaient pas conçue jusqu'alors.

Se sauver tous ensemble

Trois thèmes principaux ont ordonné les constats dont on retrouvera les textes intégraux dans une prochaine publication: politique de préservation universelle, coopération dans le domaine de la préservation et nouvelles technologies de préservation.

Le premier a eu pour tâche de dresser un bilan d'abord synthétique puis analytique par la description des méthodes existantes et par l'énoncé des techniques utilisées dans un certain nombre d'établissements à travers le monde pour limiter, contrôler, sinon maîtriser, l'étendue des sinistres. Le but de cette longue introduction était de montrer la diversité des problèmes : matériaux, environnement, locaux, puis d'esquisser quelques solutions aussi diverses que la planification de la conservation, le microfilmage, le contrôle bibliographique des microformes, la formation et d'autres encore. L'accent a surtout porté sur le papier et sa destruction, qui est à l'origine de tous les maux, ou presque. L'ébauche de solution fut mise en évidence par l'utilisation de papier de meilleure qualité : le combat du mal à sa racine est sans conteste le remède le plus efficace. Mais avant que ce jour béni n'arrive, les bibliothèques devront supporter la lourde charge de conserver un acquis dont la destruction s'opère sous nos yeux.

La seconde partie de la conférence eut pour rôle de préconiser quelques principes essentiels : aucune institution ne peut en effet espérer se sauver seule du naufrage mondial; chacune est condamnée à parer au plus pressé pour mettre en place des programmes de sauvegarde dont l'efficience n'est prévisible qu'à long terme, un terme trop long pour éviter les dégâts dont les premières victimes sont les usagers des bibliothèques.

La solution vitale est donc la coopération, la nécessaire collaboration dans la sauvegarde des divers patrimoines dont chaque institution a la charge. Le partage des tâches pour le microfilmage par exemple, est l'illustration de cette politique. Mais il convient que la prise de conscience soit unanime, que la perception de la préservation et de la conservation se traduise par une préoccupation quotidienne dynamique partout où il y a menace. Le programme fondamental de l'IFLA * dans ce domaine ne remplira son rôle et ne prouvera son efficacité que dans la mesure où la coopération entre les grandes institutions sera elle-même une réalité, lorsque les petites bibliothèques, où qu'elles se trouvent, auront conscience que le seul moyen d'endiguer le mal est de s'attaquer aux causes immédiates par des méthodes simples qui pourront être relayées grâce à la coopération.

Un tel programme est ambitieux, bien que l'ambition ne soit plus de mise. C'est ce qu'a démontré la troisième partie du congrès en évoquant les nouvelles technologies. Les espoirs sont nombreux pour stopper l'acidification des papiers, pour leur renforcement, et pour transférer l'information sur d'autres supports. Les exposés ont fait preuve d'humilité face à l'ampleur de la tâche à assumer avec des moyens financiers encore modestes, et des moyens technologiques balbutiants. Certes, des techniques de désacidification sont connues, mais de nombreux paramètres limitent encore leur avenir et les recherches devront se poursuivre avant que des solutions satisfaisantes soient enfin trouvées pour assurer la simple préservation des papiers. Quant aux transferts de support, ils constituent encore pour leur part des transferts de problèmes d'un support connu sur un autre support dont on ne maîtrise pas parfaitement toutes les données.

Bilan négatif ? Vienne ne fut pas le congrès de l'euphorie. Des solutions miracles ne sont pas nées comme par enchantement de l'esprit optimiste des conférenciers. Si l'exposé des problèmes n'a pas révélé de découvertes fondamentales, en revanche l'inquiétude commune aux participants a montré combien l'attitude des bibliothèques était nouvelle. Il y a quelques années, la préservation était une discipline annexe de la bibliothéconomie, une discipline auxiliaire de l'histoire du livre. Demain, si histoire du livre il y a, c'est à la préservation qu'on la devra. Ce renversement des termes est symbolique de la crise que nous traversons, qui dépasse le cadre des bibliothèques, des archives : c'est le monde du livre, du papier, qui est est en train de nous échapper.

Mais le congrès du printemps 1986, à Vienne, aura-t-il été le catalyseur d'un esprit différent, le générateur d'un espoir dont les conséquences ne sont pas encore mesurables ? Rien, de toutes manières, ne sera plus comme avant.

  1. (retour)↑  Jeanne-Marie DUREAU, « Principles for the preservation and conservation of library materials », IFLA professional reports, n. 8, La Haye, IFLA Head quarters, 1986.