Le grand Massacre des chats
attitudes et croyances dans l'ancienne France
Robert Darnton
Paris : Robert Laffont, 1985. - 285 p; 22 cm.
Ce livre de Robert Darnton a déjà remporté un rare succès de librairie aux Etats-Unis et sa traduction française a également rencontré un accueil très favorable et ce que l'on peut nommer un succès médiatique. Au point qu'il est inévitable pour comprendre ce livre de prendre en compte cette réussite. Outre la clarté et la séduction de son écriture, on peut remarquer que, comme naguère le Montaillou d'Emmanuel Le Roy-Ladurie, il mêle la passion pour un «monde que nous avons perdu », dont l'étrangeté des mœurs et des pratiques culturelles fascine, à l'affirmation d'une continuité historique, en l'occurrence d'une spécificité nationale de longue durée.
Ce livre pose d'importantes questions méthodologiques et a déjà suscité de nombreuses discussions. Certaines ont été fécondes et méritent d'être évoquées ici car elles servent de complément presque indispensable à la lecture du Grand Massacre des chats. On se reportera en particulier au « Dialogue à propos de l'histoire culturelle » paru dans les Actes de la recherche en sciences sociales réunissant Pierre Bourdieu, Roger Chartier et Robert Darnton lui-même 1. Sans entrer dans les détails de ces débats, il convient de préciser que la démarche de Darnton se veut anthropologique : il déclare partir à l'assaut d'un texte, d'un ensemble de pratiques anciennes, comme l'ethnologue se plonge dans la communauté qu'il étudie. La distance, l'étrangeté, l'opacité doivent être paradoxalement considérées comme les voies d'accès les plus sûres au cœur des réalités passées. A partir de là, de ces points obscurs et très localisés, doivent se démêler des écheveaux de signification qui conduiront, si le fil est correctement suivi, à ressusciter toute la complexité des attitudes et des croyances qui sont pour nous devenues exotiques.
Cet ouvrage est, en fait, composé de six essais qui couvrent des domaines bien différents. Les deux premiers s'intéressent aux formes et aux codes symboliques qui régneraient dans la vie collective d'une époque comme l'air qu'on y respire. L'un tente de déchiffrer les versions « primitives » d'un conte populaire. Par versions primitives, R. Darnton entend celles qui ont été recueillies par les folkloristes et non celles que Perrault ou d'autres ont mises en littérature. Des différences fondamentales existent dans le ton et les péripéties de ces contes comparés à ceux d'Europe centrale. L'hypothèse est ainsi émise d'une spécificité française aussitôt rapprochée de comportements culturels globaux : en effet, les contes exprimeraient une vision du monde social et en dessineraient en même temps une sorte de mode d'emploi.
Univers culturels
Le second essai, « Une révolte d'ouvriers : le grand massacre des chats de la rue Saint-Séverin », a donné son titre au livre et pris, par là même, une fonction d'emblème. Un compagnon imprimeur a laissé le récit d'une vengeance accomplie à l'encontre d'un mauvais maître et de sa femme par chatte interposée. La « grise », la chatte chérie de la maîtresse, est capturée et exécutée au cours d'une nocturne expédition félinicide menée par les compagnons. Longtemps, le seul récit de cette vengeance les fera rire aux éclats. Partant de la surprise que peut provoquer en nous ce rire, R. Darnton analyse les sous-entendus et les implications symboliques de cette vengeance. II se réfère aux rituels festifs - en particulier carnavalesques et compagnonniques -pour évoquer les multiples investissements symboliques du chat, de la sorcellerie à la grivoiserie. Cette panoplie de symboles serait si bien manipulée qu'elle permettrait aux compagnons, dans un contexte de particulière oppression sociale, d'agresser les maîtres sans que ceux-ci puissent répondre.
Les quatre autres essais concernent de tout autres matériaux qui font partie d'un univers culturel bien différent. II s'agit d'abord de la description anonyme, datée de 1768, de la ville de Montpellier. Elle permet de répondre à cette question « Comment un individu qui se situe quelque part dans la classe moyenne lit-il dans une ville sous l'Ancien Régime ? » Les rapports de l'inspecteur de la librairie Joseph d'Hemery sur plus de cinq cents hommes de lettres du milieu du XVIIIe siècle forment un second ensemble documentaire et nous donnent à voir, des encyclopédistes aux plumitifs occasionnels, la république des lettres prise dans le filet de classifications, de normes et de qualifications policières. Le cinquième essai reprend cette question tout à fait essentielle des classements. Cette fois, il ne s'agit plus d'auteurs mais de la « stratégie épistémologique de l'Encyclopédie », de l'arbre des connaissances, de leur « ordre et enchaînement ». Le livre se termine enfin par l'étude des lettres qu'un négociant de La Rochelle, Jean Ranson, envoya au directeur de la société typographique de Neuchâtel. Ses lectures, et en particulier celle de Rousseau, y sont longuement commentées. Pour une fois, l'historien peut ainsi rencontrer un lecteur réel qu'il est possible de confronter au lecteur imaginaire que construisent les écrivains dans leurs préfaces.
Toutes les analyses de R. Darnton sont fondées sur un va-et-vient constant entre les textes qu'il étudie et leur contexte au sens le plus large du terme. La difficulté principale est dans ces passages incessants, dans ces correspondances qui tendent souvent à effacer la dimension proprement textuelle du matériau étudié. Or, comme le dit R. Chartier, l'historien est presque toujours « tributaire d'un récit déjà fait, d'un texte déjà /à, investi de finalités spécifiques, et qui, tout en exhibant l'événement, le constitue comme effet d'écriture 2 ». Reste à ce livre un mérite important, celui d'étudier les usages sociaux de matériaux culturels sans les ramener à des catégories sociologiques préétablies comme « populaire » ou « savant », mais en les repérant à travers des modalités d'appropriation.