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Bibliothèques publiques et évaluation aux États-Unis

Martine Poulain

Jusque dans les années 70, les bibliothèques publiques américaines avaient comme aide à la gestion et à l'organisation, un recueil de normes Minimum standards for public libraries dont la dernière édition datait de 1966.

En 1971, l'ALA (PLA) 1 décida de ne pas se contenter de rééditer ces normes, dont les données étaient vieillies et surtout dont la conception lui paraissait à revoir. Les anciennes normes en effet basaient toute mesure de « conformité » d'une bibliothèque sur les données internes à la bibliothèque (input), sur l'offre (surface minima, nombre de volumes etc...) et non sur les services rendus (output), sur les conditions et la mesure de l'usage. Elles n'aidaient pas les bibliothèques à planifier un service basé sur les besoins spécifiques des communautés desservies, ni à être de bons interlocuteurs de leurs partenaires locaux.

De plus les nouvelles données budgétaires, les restrictions importantes des dernières années rendaient nécessaire cette nouvelle approche: comment demander aux habitants d'une cité de soutenir la bibliothèque s'il n'est pas clair pour eux que cette dernière apporte un plus à leur qualité de vie ?

Le groupe de travail mis alors en place conclut que ce dont les bibliothécaires américains avaient besoin n'étaient pas des normes, mais des outils qui « les aideraient à analyser cette situation, à se donner des objectifs, prendre des décisions et évaluer les résultats 2 ». Pour ce faire ils avaient besoin d'instruments qui leur permettraient de « comprendre la communauté particulière qu'ils desservent, de déterminer les objectifs à atteindre, et de mesurer l'efficacité de la réponse apportée » 3.

D'une planification active...

Après de nombreuses discussions et divers essais sur le terrain fut publié en 1980 A planning process for public libraries 4 qui veut permettre aux bibliothèques publiques de faire effectivement de la planification.

Certes, beaucoup de bibliothèques ont intégré des notions de planification dans leur gestion. Mais, le but du manuel est de les aider et d'en faire une pratique systématique. Prenant le contre-pied des anciennes normes, il estime que c'est à chaque bibliothèque, localement, grâce aux données ainsi rassemblées, de déterminer la politique mise en oeuvre. « Au lieu de normes nationales, ce manuel décrit un processus de planification en direction des communautés locales. Grâce à la démarche décrite ici, les bibliothèques mettront au point des normes appropriées à leurs conditions locales et à leurs besoins, décideront de stratégies, commenceront un cycle de planification qui nécessite un contrôle permanent des progrès et un ajustement régulier des objectifs lorsque les conditions et besoins locaux évoluent » 5.

Cet ouvrage est divisé en trois parties. La première partie a pour titre « Se préparer à la planification »; on y indique notamment comment former un « comité de planification » (d'environ 15 personnes) composé de citoyens et de bibliothécaires, comment rassembler l'information nécessaire, comment utiliser cette information pour déterminer des buts, des objectifs et des priorités. Plusieurs principes de base doivent guider le fonctionnement de ces « comités de planification » :
- Avoir pour base les besoins de la communauté : ce sont les conditions et les besoins locaux qui sont examinés et pris en compte;
- être établi en collaboration : responsables de la communauté et bibliothécaires travaillent ensemble ;
- être solidement argumenté, basé sur des informations fiables;
- être permanent, reprendre lorsque les objectifs ont été atteints.

La deuxième partie traite de l'établissement du plan lui-même. Un plan doit être établi pour une durée d'environ cinq années et être repris de manière permanente. Toutes les données rassemblées doivent permettre de répondre à sept types de questions :
1. déterminer les besoins de la communauté,
2. évaluer les services et ressources de la bibliothèque,
3. déterminer le rôle de la bibliothèque publique dans la communauté,
4. déterminer des buts, des objectifs, des priorités,
5. mettre au point des stratégies en vue de ces changements,
6. mettre en oeuvre ces stratégies,
7. contrôler et évaluer les progrès faits vers ces objectifs.

La troisième partie est un guide pour aider au rassemblement des données : « rassembler, organiser, analyser et présenter les données primaires ou secondaires ». En effet, autant certains renseignements préexistent au travail ici mis en oeuvre, autant d'autres devront être établis par les bibliothécaires. On donne ici des exemples de questionnaires. Cette dernière partie veut être un manuel pratique pouvant permettre au « comité de planification » de rassembler et d'analyser ses données seul, sans avoir nécessairement recours à des spécialistes extérieurs. Il donne des exemples de questionnaires, indique comment les dépouiller, etc. On conseille d'enquêter sur :
- le personnel de la bibliothèque (profil, tâches etc.);
- les usagers (profil socio-démographique, buts de visite, types d'usage etc.);
- tel ou tel public spécifique;
- les étudiants et scolaires dont on considère qu'ils ont des besoins particuliers.

...A l'évaluation des services rendus

Ambitieux et complexe ce premier manuel a quelque peu désemparé les bibliothèques et notamment les petites, peu habituées au maniement des données, disposant de peu de temps et débordées par la tâche. Dans un souci de clarification et de simplification fut publié en 1982 un autre manuel, Output measures for public libraries, conçu par Douglas Zweizig et Eleanor Jo Rodger (ALA) 6. Ce manuel explique comment mesurer les services rendus (output). Les auteurs soulignent p. 2 : « Même avant la publication du Planning process, on savait que l'obstacle à l'établissement d'un plan de développement pour la bibliothèque était le manque dinformation sur ce qu'une bibliothèque apporte à une communauté; sur les services rendus (output) et non sur ce qu'elle en reçoit (input) ».

Ce manuel explique la façon de constituer et de commenter douze données choisies « parce qu'elles correspondent aux buts que se donnent en général les bibliothèques publiques, parce qu'elles peuvent être constituées facilement et qu'elles peuvent être présentées aisément devant les partenaires locaux ».

On établira ainsi :

1. Un taux de circulation des documents : nombre total de prêts sur une année divisé par le nombre d'habitants à desservir.

2. Un taux de consultation sur place: nombre de consultations sur place sur une année divisé par le nombre d'habitants à desservir. Lorsque, comme c'est le cas ici, les informations ne sont généralement pas connues des bibliothécaires, le manuel indique comment les recueillir sur une semaine type et élargir ensuite à l'ensemble de l'année.

3. Un taux de visites à la bibliothèque : nombre d'entrées en une année divisé par le nombre d'habitants à desservir.

4. Un taux de participation aux animations et activités diverses de la bibliothèque (débats, lectures, etc.) : nombre de participants divisé par le nombre d'habitants.

5. Un taux de renseignements bibliographiques: nombre de questions d'ordre bibliographique posées chaque année divisé par le nombre d'habitants (calcul sur un échantillon d'une semaine).

6. Un taux de satisfaction : nombre de questions bibliographiques satisfaites divisé par le nombre total de questions (calcul sur un échantillon d'une semaine).

7. Un taux de satisfaction dans la recherche d'un titre : nombre de titres effectivement disponibles dans la bibliothèque divisé par le nombre de titres demandés par les usagers (échantillon d'une semaine).

8. Un taux de satisfaction dans la recherche d'un sujet et d'un auteur : même démarche.

9. Un taux de satisfaction des « fouineurs » : le manuel prend ici en compte les usagers qui ne font pas de recherches précises, mais qui déambulent dans la bibliothèque à la recherche de ce qui pourrait les intéresser. Il s'agit de mesurer la capacité qu'a la bibliothèque de satisfaire ce type de démarche. Le taux de satisfaction est calculé ainsi: nombre de « fouineurs » ayant trouvé des documents divisé par le nombre total de « fouineurs ».

10. Un taux d'inscrits.

11. Un taux de rotation des documents : nombre de prêts divisé par le nombre de documents.

12. Un taux de satisfaction sur les réservations de documents: taux de documents, indisponibles au moment de la demande, et fournis par la bibliothèque sous 7 à 30 jours.

Quelques résultats

Les tentatives d'appliquer le Planning process semblent avoir été nombreuses sur le territoire des Etats-Unis. Mary Jo Lynch et Shirly Mills Fisher, responsables de ce Planning process à l'ALA, font écho de remontées d'information de la part des bibliothèques participantes 7. Mais nous n'avons pas pu consulter de bilan général. Une version modifiée, sans doute allégée de ce guide, est prévue ainsi qu'un bilan général en 1986. Par contre, il existe un rapport des résultats de l'usage du deuxième manuel Output measures. Douglas Zweizig 8 estime que des centaines de bibliothèques ont mis en application les douze mesures visant à estimer les services rendus. Ce bilan se base sur les réponses de 93 bibliothèques réparties dans 15 états 9.

1. Le taux moyen de circulation des documents est d'environ 5,60 documents par habitant et par an.

2. Le taux moyen de consultation sur place est de 1,96 document par habitant et par an. Dans l'ensemble, les bibliothèques ont été surprises de l'importance des consultations sur place et ont noté à quel point le type de document utilisé sur place diffère de celui qui est emprunté.

3. Le taux moyen de visites à la bibliothèque par habitant et par an est de 2,85.

4. Le taux de participation aux animations et programmes de la bibliothèque est en moyenne de 0,20; soit un habitant sur 5 au moins a, dans l'année, participé à une animation.

5. Le taux de questions bibliographiques est de 0,33 : un habitant sur 3 au moins a posé une question d'ordre bibliographique. Le rapport signale ici de grandes différences d'une bibliothèque à une autre qui témoignent de la difficulté de mesurer ce type de service (il était expressément demandé de nettement distinguer les questions d'ordre bibliographique des autres types de renseignements, plus pratiques, que le public peut demander).

6. Les bibliothèques peuvent en général répondre à au moins 70 questions d'ordre bibliographique sur cent.

7. Le taux moyen de satisfaction dans la recherche d'un titre demandé par un lecteur est de 68 %.

8. Le taux moyen de satisfaction dans la recherche par sujet ou par auteur est de 76 %.

9. Le taux moyen de satisfaction d'un « musardeur » est de 93 %.

10. Le taux moyen d'inscrits en bibliothèque est de 35 %.

11. Le taux moyen de rotation des documents est de 2,4.

12. Le taux moyen de réservations de documents satisfaites est de 34,5 % sous 7 jours et 69,5 % sous 30 jours.

Le rapport indique les difficultés qu'ont eu les bibliothèques à comptabiliser certaines de ces données et les adaptations locales qu'elles en ont faites. Il ne porte aucune appréciation sur ces statistiques. Peut être parce que l'échantillon sur lequel il se base est un premier état. Surtout, il entend rester dans la ligne de conduite de ces manuels dont le but « n'est pas d'établir des normes ni d'encourager la compétition, mais de permettre à chaque bibliothèque de décider de son dynamisme de développement ». Ces chiffres parlent peut-être peu à des oreilles françaises. Ils sont cités ici pour indiquer ce que peut donner ce nouveau type d'évaluation, où l'on s'intéresse peu aux capacités « internes » de la bibliothèque (stock, taille, etc...) mais où l'on tente, pour pouvoir convaincre les élus et les partenaires sociaux de son importance, de mesurer l'ampleur et la diversité des services rendus.

  1. (retour)↑  ALA = American library association. PLA = Public library association.
  2. (retour)↑  Ralph BLASINGAME et Mary Jo LYNCH « Diversity by design », in PLA Newsletter, Juin 1974.
  3. (retour)↑  Id.
  4. (retour)↑  Vernon E. PALMOUR, Marcia C. BELLASSAI, Nancy V. de WATH, A planning process for public libraries, Public library association, American library association, 1980, 304 p.
  5. (retour)↑  Mary Jo LYNCH dans l'introduction de A planning process.
  6. (retour)↑  Douglas ZWEIZIG et Eleanor Jo RODGER, Output measures for public libraries : a manual for standardized procedures, American library association, 1982, 100 p.
  7. (retour)↑  Qui ont souvent fait des adaptations locales à ce « Planning Process ». Cf. la série d'articles dans Illinois libraries, vol. 66, n 5, may 1984.
  8. (retour)↑  Any number can play: the first national report of output measures data, Douglas L. Zweizig. University of wiscons in-Madison.
  9. (retour)↑  En fait sur 93 bibliothèques à « sortie unique » et 49 bibliothèques à « sortie multiple », c'est-à-dire les grosses bibliothèques et les annexes, lorsque les statistiques n'ont pas été détaillées. Lorsqu elles sont individualisées, elles sont recomptées dans le premier échantillon dont nous donnons les résultats ici.