Des Minitels dans les bibliothèques ?

Brigitte Guyot

Réflexions à propos de l'expérience CLAIRE à Grenoble. Le développement de la télématique grand public devrait remettre en cause le fonctionnement des bibliothèques. Rôle du médiateur ? Comment les bibliothèques peuvent-elles passer de la fourniture de documents à la fourniture d'informations ? Peuvent-elles devenir des producteurs d'information ? Telles sont les questions qui se poseront dans un proche avenir.

Here are some reflexions about CLAIRE experiment in Grenoble. The growing impact of the general public telematics is going to arouse a new idea of the library work. Many questions will crop up, such as : what will the intermediary role be ? How libraries will be able to convert themselves from document suppliers into information providers ? Can they become, then, information suppliers ?

CLAIRE : une expérience de télématique grand public, plus exactement un service d'information municipal faisant intervenir systématiquement un médiateur entre le public et la banque de données. A Grenoble, il ne s'agissait ni de docmentalistes ni de bibliothécaires mais d'agents d'information et d'accueil relevant des organismes pourvoyeurs d'information.

Pour avoir été extérieure aux bibliothèques, l'expérience de CLAIRE ne les en interpelle pas moins directement. L'irruption de la télématique grand public ne fait pas que poser la question du médiateur; elle met en cause de manière plus fondamentale le rôle de la bibliothèque. Le bilan de CLAIRE, dressé par Brigitte Guyot, propose plusieurs axes de réflexion sur cette question.

Les spécialistes de l'information, bibliothécaires ou documentalistes, sont déjà bien avertis des nouveaux moyens de stockage de l'information scientifique et technique. Les revues spécialisées rendent amplement compte de l'évolution des techniques et des contenus. Il n'en est pas de même avec la télématique grand public dont les conséquences sur ces métiers et fonctions n'ont pas encore été véritablement étudiées. Tout se passe comme si une certaine indifférence était de mise vis à vis des projets ou expériences menés en ce domaine. Il nous paraît évident quant à nous que la télématique - tout autant que les jeux électroniques sur micro-ordinateurs domestiques ou que les clubs informatiques - va singulièrement modifier les comportements des utilisateurs des bibliothèques; il convient par conséquent d'y penser afin de s'y préparer.

La télématique grand public

Lorsque Simon Nora et Alain Minc créèrent ce terme dans leur rapport sur l'informatisation de la société en 1978, ils n'imaginaient guère que son avenir était promis à une telle importance. Coupler la vidéographie avec l'informatique et les réseaux de télétransmission, tel est le vidéotex qui est aujourd'hui une technique normalisée. Le schéma d'ensemble ne diffère guère de celui que l'on connaît pour les banques de données documentaires: producteur gérant ou faisant gérer ses fichiers par un ordinateur central accessible par des terminaux décentralisés via les réseaux téléphonique ou spécialisés (TRANSPAC). Ce qui change, c'est le type d'utilisation ou, pour faire bref, le schéma de communication mis en œuvre.

La télématique s'est développée dans le secteur tertiaire : au sein des entreprises (télématique professionnelle), au sein des collectivités locales (TELEM à Nantes) ou encore auprès du grand public, c'est-à-dire à domicile (annuaire électronique). D'ici la fin 1985, chaque abonné au téléphone pourra obtenir gratuitement un minitel (clavier-écran faisant office de terminal) et interroger l'annuaire. Pour le moment seuls quelques départements sont équipés; il en coûte 70 F par mois aux autres usagers pour avoir un minitel, qui permet aussi l'accès - payant ou gratuit selon les cas - à des banques de données. TELETEL a été mis au point par la direction générale des Télécommunications.

Cette simplification des procédures et l'abaissement des coûts d'équipement rendent le vidéotex accessible aux professionnels comme aux particuliers. Se pose alors le problème des moyens d'accès aux banques de données et celui de leur contenu.

Car cette volonté politique et industrielle - mailler le territoire français d'un réseau performant - est aussi un choix de société dans la mesure où les pratiques d'information (nous excluons ici les pratiques ludiques ou pédagogiques) vont se trouver modifiées; modifiées par les usages qui se mettent en place ou que l'on suggère à travers un logiciel ou une structure de diffusion. C'est pourquoi il semble urgent que les professionnels de l'information se sentent concernés non pas seulement par l'interrogation des banques de données bibliographiques, mais aussi par l'accès voire la production de banques de données dites grand public. L'expérience de CLAIRE à Grenoble nous paraît significative et riche d'enseignements, car elle pose un certain nombre de questions qui touchent le terrain d'intervention des bibliothécaires ou des documentalistes :
- en quoi les banques de données grand public diffèrent-elles des banques IST ?
- que se passe t-il dans le processus de production, d'édition et de diffusion ?
- quel est le rôle des médiateurs ?

Le « triangle bibliologique », version Claire

La production n'a pas été le seul fait de l'équipe CLAIRE. Celle-ci a proposé à chaque administration les fiches qu'elle avait commencé à rédiger à partir du « guide des droits et démarches du citoyen » édité par le SID (Secrétariat à l'information et à la diffusion); ces fiches ont été complétées et validées (sous forme de bons à tirer) par l'administration compétente : la CAF pour les allocations familiales, l'ANPE pour les allocations chômage, etc. On peut donc dire que les producteurs sont multiples.

Quant aux associations, elles ont librement rempli les bordereaux concernant leurs activités, leurs permanences, etc. Au total, nous le disions, deux mille producteurs. Soulignons qu'aucune association n'a été contactée pour rédiger une fiche administrative même si dans ses activités figure une permanence juridique. De même, le secteur privé n'a pas été pris en compte, si ce n'est sous forme de regroupement (maison des avocats, association des notaires, etc.).

Comment gérer cette information, et surtout, comment la mettre à jour ? L'un des gros handicaps de CLAIRE a peut-être été d'avoir sous-estimé ce travail : éditeur, et éditeur unique, CLAIRE a cru pouvoir collecter et mettre à jour l'information fournie par les producteurs. Or on a constaté qu'en réalité les producteurs n'informaient pas l'équipe des modifications survenues dans l'information qui les concernait. Ce sont les utilisateurs du système - les agents d'information - qui prévenaient qu'une information pouvait être fausse ou périmée.

Les fonctions d'édition entraînent donc nécessairement des relations étroites avec les producteurs et les utilisateurs; il faut avoir les moyens - en personnel aussi bien qu'en financement - de remplir cette tâche, clef de voûte du système.

Quant à la diffusion, le dispositif était le suivant : à la fin de l'expérimentation une quarantaine de terminaux étaient installés dans des lieux publics: préfecture, centres sociaux, maison du tourisme, etc. Mais l'accès n'était pas libre : le public s'adressait à une hôtesse d'accueil ou à un agent d'information pour lui poser sa question et obtenir une réponse. Cette fonction de médiation nous intéresse particulièrement parce qu'elle est le noeud de la relation au public et de la relation au contenu (donc à sa fabrication). Les médiateurs ne sont pas producteurs, ils sont seulement utilisateurs mais ils ont en même temps le souci d'avoir un outil performant pour maintenir une qualité de réponse satisfaisante auprès de leur public. C'est autour d'eux que se joue le dynamisme du système et sa capacité à s'adapter aux besoins des utilisateurs.

Les leçons de Claire

Lorsqu'on dit que les professionnels de l'information sont des médiateurs on entend par là qu'ils mettent en relation l'information avec le public, en créant des outils qui permettent cette médiation : fichiers, produits documentaires, etc. Ils ne sont donc pas, stricto sensu, producteurs d'une nouvelle information, mais organisateurs des informations qu'ils ont collectées et traitées.

En outre, ils privilégient - ou devraient privilégier - l'accueil du public et la réponse à sa demande d'information.

Si on compare ces propos au cadre de l'expérience CLAIRE, on pourrait inclure les agents d'information dans cette problématique. Dans la mesure où ceux-ci ont dû organiser, sous forme de dossiers ou de fichiers, les informations susceptibles d'être utilisées pour répondre au public, ils sont à la fois gestionnaires et diffuseurs de renseignements. Or on peut dire, à la lumière de CLAIRE, que les agents d'information se sont trouvés dans une position difficile. Appartenant en effet à un organisme qui a des objectifs précis, le nouvel outil proposé par la municipalité a apporté de nouveaux objectifs qui ont engendré certains conflits ou certaines réticences. En effet, chaque organisme avait déjà mis en place une certaine politique d'information en direction d'un public plus ou moins ciblé. La DDASS (Direction départementale de l'action sanitaire et sociale) répond sur des questions de santé mais ne se sent pas concernée par les activités culturelles ou le permis de conduire. Or CLAIRE suppose une autre logique : que chaque lieu soit polyvalent, c'est-à-dire que chaque individu puisse y trouver des renseignements sur tout sujet. Il y eut parfois contradiction entre des objectifs divergents (on répond à tous sur tout / on répond à nos ressortissants seulement / on ne répond que sur ce qui touche nos activités). Ce sont les agents d'information qui subirent ces politiques contradictoires - institutionnelle et municipale - et qui durent s'adapter ou faire des choix personnels.

Pourquoi insister autant sur cet aspect ? Parce qu'il nous semble que les bibliothécaires ont, contrairement aux agents d'information (et dans une moindre mesure aux documentalistes travaillant dans un organisme), des objectifs qui se rapprochent de ceux de CLAIRE : service public, ils sont là pour aider le public et apporter une réponse à ses questions. Leur mission est d'informer avant tout, sans qu'un organisme impose le type d'information qu'ils doivent transmettre. Ceci est vrai dans l'absolu. Mais en y regardant de plus près, peut-on vraiment dire qu'un bibliothécaire estime de son devoir de répondre à tout ? Que fait-il si l'on vient lui demander les démarches à suivre pour divorcer, les lieux où l'on fait de la gymnastique, ou encore le numéro de téléphone des organismes de défense du consommateur ? Ce service « question-réponse-aiguillage » est-il réellement ancré dans toute structure d'information ? N'y a-t-il pas une différence (de taille, de proximité géographique, de sens de l'accueil) entre une petite bibliothèque de quartier, un centre de documentation interne et une bibliothèque universitaire ?

« Les bibliothèques ne sont pas des centres sociaux » remarquent certains. « Nous ne sommes pas équipés pour répondre à tout » disent d'autres. L'essor des services télématiques grand public contourne la controverse sans vraiment la dépasser: il était question, à Grenoble, d'implanter un terminal dans une bibliothèque de quartier. Pas à la bibliothèque universitaire. Par contre deux CDI (Centres de documentation et d'information) avaient déjà accès à la banque de données. Au delà des discussions autour du site, du public et de l'affiliation des établissements, les véritables questions nous semblent être celles-ci : quelle information gère et diffuse une bibliothèque ? Les bibliothèques sont-elles perçues comme un lieu suffisamment ouvert pour qu'on vienne y chercher informations administratives et conseils et non plus seulement des livres et revues ? Quelles modifications des conditions de travail supposerait l'insertion d'un tel outil ? Au delà des contraintes (personnel, formation) se profile une question cruciale; la fonction classique de médiation n'est-elle pas - sinon remise en cause - du moins modifiée par la création de banques de données à usage collectif ? A ne pas se sentir concernés, les spécialistes de l'information ne vont-ils pas se trouver exclus de la mise en oeuvre de ces nouveaux outils ? Dans quelle mesure peuvent-ils s'insérer dans ce nouveau processus ?

Producteurs, ils pourraient l'être de plusieurs manières : étant à l'écoute du public, ayant l'habitude de stocker, de gérer des informations fort diverses (même si l'évolution vers des dossiers de presse, le dépouillement de périodiques, la gestion de la littérature souterraine ne se fait que très lentement), ils pourraient jouer un rôle important dans la constitution de banques de données. Pour le moment en effet, ce ne sont pas les utilisateurs qui produisent les banques de données; il s'ensuit que les véritables utilisateurs de CLAIRE, les médiateurs, estimaient que ce n'était pas un outil adéquat.

Cette situation diffère des banques de données documentaires qui sont créées par des documentalistes (ou des spécialistes du domaine) pour eux-mêmes et leurs utilisateurs. Qu'on puisse exclure les professionnels de l'information - sous prétexte qu'ils vont imposer leurs points de vue techniques - nous semble suffisamment grave pour qu'on y réfléchisse. Ce n'est pas un hasard si les promoteurs du projet CLAIRE se sont adressés à des informaticiens ou à des prestataires de service - nouveaux professionnels de la communication - en rejetant volontairement les spécialistes de l'information, inadaptés selon eux à une demande grand public.

Le contenu de ces banques de données - pour le moment réalisé par des sociétés de vente par correspondance et des organismes fort divers dans leurs méthodes et leurs objectifs - privilégie l'information-service au détriment parfois de l'information. Le mérite de l'expérience grenobloise est d'avoir essayé d'offrir une information synthétique sur un grand nombre de sujets. Les contraintes de mise à jour, la trop grande couverture thématique ont montré les limites d'une telle entreprise menée à l'échelle locale. De telles banques de données sont-elles pertinentes ? Est-il réellement pensable de produire des monstres encyclopédiques adaptés aux questions du grand public (par principe hétérogène, fluctuant et insaisissable dans ses demandes) ?

Si les bibliothécaires estiment pouvoir relever le défi, cela signifie qu'ils sortent de leur réserve pour collaborer à une entreprise collective mettant en présence des partenaires différents. L'habitude qu'ils ont de percevoir les niveaux d'information (simple aiguillage, contenu général, fiche très précise et spécialisée) aurait pu être fort utile dans le cadre de CLAIRE.

En outre, sortir du domaine livresque pour s'attacher - en plus - au domaine factuel ne peut être enrichissant que si les personnels se sentent formés à ce travail. Il faut dire que le CAFB ne prépare absolument pas - en l'état actuel des choses - à remplir des fonctions de renseignements en trouvant les bons outils adaptés aux questions posées dans toute bibliothèque. Que cet enseignement - intitulé significativement bibliographie - exclut les aspects de vie quotidienne (économique, couverture locale, recherche juridique) est une donnée historique que les anglo-saxons ne connaissent plus. Bien sûr il est moins sécurisant de se sentir parfois travailler sans filet, de devoir se fier à son bon sens mais aussi aux relations établies avec d'autres sources d'information. Le mérite des banques de données factuelles grand public, ce n'est pas tant de présenter un outil automatisé plus ou moins performant - on sait que l'informatique rebute encore bon nombre de bibliothécaires - c'est de montrer que la recherche d'informations « tous azimuts » est une donnée de notre société et qu'un réseau d'information est nécessaire pour remplir au mieux cette mission. Réseau d'échanges, de contacts informels qui peut préparer une informatisation, c'est-à-dire une normalisation de l'information collectée, stockée et mise à jour de façon encore traditionnelle. L'expérience CLAIRE a fait apparaître la difficulté à créer un réseau de producteurs responsables de leur information et acceptant que celle-ci soit gérée et diffusée par un réseau qui leur reste étranger. Des bibliothécaires, habitués à gérer une information produite par d'autres, pourraient peut-être entrer plus aisément dans ce jeu.

Demain, la télématique

La télématique domestique - un terminal chez soi comme à Vélizy - montre qu'un réseau de connexions ne suffit pas à satisfaire le public si le contenu ne répond pas à certaines de ses questions. Au Québec, chacun peut interroger à distance les fichiers de la bibliothèque municipale et retenir l'ouvrage sélectionné. A Colombus (USA), le contenu d'une grande encyclopédie a été mis en mémoire : c'est l'un des services les plus utilisés par les usagers. Ici encore, plus que les fonctions de diffuseurs d'information ce sont celles des producteurs qui se modifient.

Cette question engendre aussitôt celle du coût de tels investissements et, corollairement, celle de la rentabilité d'une telle initiative. Les usagers sont-ils prêts, comme cela se fait aux USA, à payer pour consulter à distance le catalogue de la bibliothèque ? A l'inverse, les bibliothécaires estiment-ils devoir et pouvoir payer pour offrir un service (payant) de réponse à une demande d'information ? Souhaitent-ils conserver le type de médiation directe qu'ils connaissent - la relation à l'usager - ou se sentent-ils prêts aussi (et ce n'est pas exclusif) à la transférer sur d'autres supports ? On le voit, les données sont complexes et les réponses françaises ne sont pas encore pour demain. Dans le cas de CLAIRE - accès via un médiateur - et dans celui de TELEM à Nantes - accès direct par l'usager sans médiateur - la télématique à usage collectif soulève elle aussi des questions de coût et de fonction. Pour le moment en effet, une bibliothèque peut demander l'installation et l'usage - gratuit puisqu'il s'agit d'un service public -d'un terminal pour interroger des fichiers administratifs ou locaux. Sont-elles prêtes à le faire, c'est-à-dire à dégager du temps et des personnes pour aider le public à interroger des banques de données ? Dans le cas d'un accès direct par celui-ci, quelles réactions peuvent avoir les bibliothécaires par rapport à leur fonction de médiation : désintérêt, perception de concurrence, valorisation de leur rôle de médiateur ? Comment intégrer dans la bibliothèque ce nouvel outil et le compléter par l'écrit ?

Autre problème, celui du coût de l'information : dans le cadre de CLAIRE, on avait été conduit à étudier la facturation de l'information obtenue, ainsi que la location du terminal. La situation est-elle suffisamment mûre pour que les bibliothécaires réévaluent leurs politiques d'acquisitions afin de faire place à un réseau d'information-service ? Enfin, pour aller encore plus loin, les bibliothécaires se sentent-ils prêts à devenir à leur tour des producteurs d'informations autres que seulement bibliographiques ? Face à la pauvreté de contenus véhiculés par la télématique grand public, ils pourraient envisager d'avoir un rôle plus actif...

A toutes ces questions, issues d'une observation de trois ans du système CLAIRE, nul n'est tenu d'apporter de réponse. Mais il faut savoir que tout évolue très vite dans ce nouveau secteur de l'information grand public. Etre absent c'est reconnaître ses carences et son manque de dynamisme. Il est sûr qu'actuellement les sociétés de service se placent dans ce nouveau créneau. Elles ont les moyens et la souplesse d'action. Elles n'ont pas forcément les idées ni la connaissance du comportement des utilisateurs potentiels. Etre conseil en la matière, plus qu'acteur/producteur ne semble pas irréaliste. C'est bien de cela qu'il a été question ici. Une façon de se positionner par rapport à ces défis, de se former pour y répondre, de se motiver pour être créatif. Un bien vaste programme !

Mars 1984

Illustration
Le vidéotext CLAIRE de Grenoble