La recherche et la communication scientifique à la lumière du modèle de la rationalité limitée de H.A. Simon

André Demailly

Pour comprendre les problèmes d'organisation et de fonctionnement de la recherche scientifique, il est nécessaire de tenir compte des questions que se posent ses ressortissants directs (chercheurs universitaires, chercheurs à plein temps, responsables de la politique scientifique, bibliothécaires et documentalistes) et indirects (étudiants, hommes de la rue). De ces questions, des facteurs communs peuvent être extraits et leurs relations analysées de manière « holistique ». Mais le demi-échec d'un récent travail de l'équipe d'Andrews (1979) montre que ce genre d'approche n'est pas suffisant. Dès lors, nous proposons d'examiner les chercheurs et les organisations de recherche, en nous restreignant pour l'instant à leurs activités de communication scientifique, à partir d'un modèle général du fonctionnement de l'homme et des organisations (le modèle de la rationalité limitée de H.A. Simon). Ce modèle éclaire rétrospectivement nombre d'observations de régularités comportementales (pratiques informelles en matière de prise d'information, préférence pour les contacts interpersonnels) et organisationnelles (formation de paradigmes-communautés, collèges invisibles). Ses capacités de prédiction sont esquissées à propos du problème plus spécifique de la conception et de l'utilisation des thesaurus de bases et banques de données, qui constitue l'un des grands enjeux de l'organisation future de la recherche

Researchers, teachers, laboratory directors, librarians, documentalists, students and ordinary citizens frequently ask questions about scientific research: goals, methods, means, productivity, organizational efficiency, policies, sources and networks of information. These questions can be collected and analyzed for common denominators, but the recent work donc by Andrews and his collaborators (1979) indicates that this global approach is insufficient. This article suggests that H.A. Simon's concept of limited rationality provides a general model of individual and organizational functioning that can be used as an analytical framework for the investigation of research activities. With hindsight, the model does help explain numerous observations that have been made about researchers and their behavioral patterns: preference for informal selection of information, affinity for personal contacts, and the formation of inforrnal groups and networks. This article suggests that researchers and research organizations operate within the boundaries of limited rationality; it also suggests that this same model can be used to predict potential problems in scientific communication. One such problem is the conception and use of thesauri and data banks. The quality of these sources of information is crucial to the future of scientific research

La recherche scientifique est une dame mystérieuse en même temps qu'un vaste monde. En fait, personne ne connaît exactement son « ressort » (au sens de ressort d'une juridiction ou d'un service). Certes, en font clairement partie les chercheurs universitaires ainsi que les chercheurs à plein temps des secteurs public et privé ; mais aussi, on l'oublie trop souvent, les bibliothécaires et documentalistes ainsi que les responsables des sphères gouvernementales et industrielles en matière de politique scientifique. Plus indirectement, l'étudiant et l'homme de la rue sont également concernés par ce levier de transformation de la société. Enfin, plus que toute autre activité humaine, la recherche déborde le temps (le travail du présent est irrémédiablement lié à celui du passé et se projette sur l'avenir) et l'espace (elle est internationale même si elle se fait avec des moyens nationaux).

Périodiquement, ce statut particulier provoque de multiples interrogations sur ses finalités, son organisation, son financement et son fonctionnement. Lorsqu'elles viennent de l'extérieur, ces questions prennent souvent l'allure de critiques virulentes à l'adresse d'une « caste privilégiée et irresponsable ». Fait plus grave, les ressortissants directs de la recherche ou ses « acteurs », au sens qu'en ont donné Crozier et Friedberg (1977), ressentent un besoin croissant de comprendre et maîtriser leur propre univers dès lors qu'ils éprouvent le sentiment, confus mais puissant, que celui-ci leur échappe progressivement. Par ailleurs, tout se passe comme si chaque catégorie d'acteurs s'interroge en fonction de ses seuls problèmes spécifiques et de sa vision particulière des choses, semblant vouloir éviter toute appréhension plus globale.

Désirant justement éclaircir le problème de l'organisation et du fonctionnement de la recherche scientifique, nous sommes partis de ces questions, apparemment hétérogènes, parce qu'il nous a semblé qu'il fallait d'abord, pour ce faire, tenir compte de l'ensemble des parties en présence.

Nous essaierons de montrer ensuite que cette approche globale et holistique des phénomènes, au travers d'un ensemble de problèmes particuliers, ne suffit pas. Elle fournit, certes, des dénominateurs communs mais échoue à en faire surgir des éléments d'explication.

Ce constat d'échec nous orientera vers la recherche d'un modèle explicatif suffisamment puissant, même s'il est partiellement erroné ou critiquable, pour traiter, d'une part, du fonctionnement de l'esprit humain et des organisations de travail en général et, d'autre part, du fonctionnement du chercheur scientifique et des organisations de recherche plus particulièrement. Nous avons délibérément opté pour le modèle de la rationalité limitée, proposé par H.A. Simon et ses collaborateurs.

Pour illustrer notre démarche, nous privilégierons le domaine de la communication scientifique parce qu'il concerne, de façon typique, un grand nombre d'acteurs divers. Au sein de ce domaine, nous insisterons spécialement sur le problème de la conception et de l'utilisation des thesaurus documentaires.

1. Les questions des ressortissants de la recherche scientifique

Ce répertoire de questions n'est pas le résultat d'une enquête rigoureuse. Il s'agit plutôt d'une anthologie de propos recueillis « sur le vif » avec le souci de saisir l'état d'esprit d'un certain nombre d'acteurs de la recherche scientifique.

1.1. Les bibliothécaires et documentalistes

Q.1. On parle beaucoup des bases et banques de données. En principe, c'est très intéressant et nous venons de nous abonner au centre-serveur X... mais c'est coûteux et encore peu utilisé par nos chercheurs... à la longue, si nous n'obtenons pas plus de crédits, peut-on faire autrement que réduire massivement nos achats de livres et revues ?

Q.2. Nous devons payer pour interroger un centre-serveur... Quelle sera la rémunération de notre participation au chargement des bases et banques de données ?

Q.3. A quoi bon obtenir des références bibliographiques en interrogeant une base de données, si nous avons tant de mal ensuite à fournir les documents primaires correspondants (document rare et introuvable, prêt inter-bibliothèques insuffisant, coût prohibitif des photocopies) ?

Q.4. Avec la télématique, les petits centres de documentation, dont les services sont innombrables autant que méconnus, vont-ils disparaître au profit de grosses unités ou de centres d'excellence ?

Q.5. Dans 10 ans, qui va interroger les bases et banques de données ? le chercheur lui-même ou toujours le bibliothécaire-documentaliste ? y aura-t-il enrichissement de nos fonctions ou dépérissement progressif de notre profession ?

Q.6. Dans quelques années, quelle liberté aurons-nous encore dans la manière de résumer ou d'indexer les documents ? dépendrons-nous de « sièges » lointains et impersonnels qui nous enverront des circulaires ou règlements ? aurons-nous, au contraire, une autonomie accrue ?

Q.7. Comment pourrons-nous faire entendre notre voix dans les grands réseaux documentaires qui sont en train de se constituer ?

Q.8. Pourquoi paraît-il tant de nouvelles revues ? les chercheurs ne pourraient-ils pas mieux s'organiser pour publier dans des revues existantes et connues auxquelles nous sommes déjà abonnés ?

Q.9. Pourquoi les chercheurs ne viennent-ils pas nous voir plus souvent ? nous sommes là pour leur rendre service ? est-ce du mépris, de la crainte ou de la simple ignorance ?

1.2. Les chercheurs universitaires

Q.10. Quel sujet de thèse vais-je choisir ? si je choisis celui-ci, très traditionnel et bien dans la norme, je suis sûr d'être « couvert » par mon patron ; si je choisis celui-là, qui m'intéresse beaucoup plus, cela va faire des remous et ma carrière risque d'en pâtir... alors, que faire ?

Q.11. J'ai choisi tel sujet de thèse et je ne tiens pas trop à ce qu'on le sache dans mon laboratoire. Comment m'informer ? les livres sont chers et ne rapportent pas les travaux les plus récents ; la bibliothèque n'est pas abonnée aux revues qui m'intéressent ; il reste les photocopies du CNRS : vais-je les commander par l'intermédiaire de mon laboratoire et sur quels crédits ? ou les payer de ma poche ?

Q.12. Où vais-je publier mon prochain article, qui est le fruit de 5 années de travail dans un domaine largement inexploré ? vais-je tenter ma chance auprès de la revue x qui est prestigieuse mais couvre un champ trop vaste (de plus, son comité de lecture est composé de personnages imbus de leur supériorité, qui vous demandent de réécrire 3 ou 4 fois votre article pour des peccadilles ou vous donnent des conseils ridicules) ? vais-je envoyer mon article à la nouvelle revue y, qui est encore peu connue mais concerne tout particulièrement mon domaine et publie très rapidement ce qu'on lui propose ? ou vais-je payer la revue américaine z pour qu'elle publie mon article en anglais sous une forme abrégée ?

Q.13. Je n'ai plus envie de fréquenter la bibliothèque. Je n'y trouve jamais ce qui m'intéresse. Les bibliothécaires sont aux petits soins avec quelques mandarins et achètent tout ce qu'ils désirent... et il ne reste plus rien pour les autres. Je me demande si j'ai même envie de protester ?

Q.14. Je suis débordé par toutes les activités que je dois mener de front. Chaque jour, il faut apprendre ou faire quelque chose de nouveau. On parle maintenant d'interrogation en ligne des bases et banques de données... bref, encore des tracas : qui va payer ? me faudra-t-il encore apprendre quelque chose ? ou vais-je devoir passer par quelqu'un que je ne connais pas et qui m'en fera voir de toutes les couleurs ?

1.3. Les chercheurs à plein temps

Q.15. Mon laboratoire a le vent en poupe. On engage de nouveaux chargés de mission, sans trop regarder ce qu'ils valent et souvent par relations. Les contrats affluent puisque nous travaillons dans un secteur qui intéresse le gouvernement et de nombreuses firmes privées.

Les projets de recherche doivent être préparés en très peu de temps et les contrats portent sur des délais très courts. Nous n'avons pas le temps de nous informer correctement sur ce qui se fait ailleurs. C'est la fuite en avant : pour l'instant, cela marche... mais pour combien de temps ?

Q.16. Je ne sais pas comment fait mon collègue x pour être toujours le mieux informé de ce qui se passe dans notre domaine de recherche. Pourtant, il ne semble pas travailler ou lire plus que moi. Quelles sont ses astuces ?

Q.17. Mon patron est un grand débrouillard. Il n'est jamais au laboratoire mais il sait faire travailler les autres et cosigner leurs articles. Voyageant beaucoup, il glane les idées dans les laboratoires étrangers et les fait passer pour siennes ici. Tout vient toujours de lui et on ne peut pas dire que notre laboratoire soit un véritable lieu de création. Un jour, cela finira mal mais notre patron s'en tirera toujours en se faisant nommer ailleurs. Est-ce lui qui est en cause ou tout le système ?

Q.18. Mon patron est une éminente personnalité du monde scientifique. On ne compte plus ses titres et distinctions. Il a su réunir autour de lui une équipe bien soudée dont j'ai l'honneur de faire partie. Mais que de tracas : on ne peut engager une recherche qu'à la condition d'être sûr qu'elle n'a pas déjà été faite auparavant ; tous les résultats doivent être contrôlés et recontrôlés ; les séminaires de discussion de nos travaux sont interminables ; nous publions deux fois moins que la plupart des autres chercheurs, mais toujours dans de grandes revues ; il est arrivé souvent que d'autres équipes publient plus tôt des résultats que nous possédions bien avant elles. Notre patron reste imperturbable et se contente de sourire devant notre exaspération. Il semble avoir déjà un pied dans l'éternité, mais nous ?

Q.19. Notre firme a tout misé sur l'information extérieure, notamment les bases et banques de données. Pour elle, il est trop coûteux de rechercher des idées originales. Il faut soit copier ce qui a déjà été fait et qui est mal défendu par la législation des brevets, soit saisir des idées qui viennent d'être publiées par des chercheurs isolés.

Dans notre centre de recherches, les chercheurs ont un certain nombre d'objectifs-clés et exploitent au maximum la littérature fraîche : dès qu'une idée paraît exploitable ou copiable, on forme une équipe chargée de concevoir au plus vite un produit commercialisable. Parfois, cela me dégoûte un peu, mais qu'y faire ?

1.4. Les responsables de la politique scientifique

Q.20. Faut-il fixer autoritairement les objectifs de recherche ou orienter indirectement les chercheurs sur certains objectifs ou, encore, faire preuve du plus grand libéralisme ?

Q.21. Est-il préférable d'appuyer financièrement des équipes bien établies ou de favoriser, au contraire, l'émergence d'équipes nouvelles ?

Q.22. Vaut-il mieux créer de gros centres de recherche (avec de grosses équipes spécialisées) ou promouvoir un émiettement en petites équipes ? Q.23. Un excellent chercheur individuel est-il nécessairement un bon chef d'équipe de recherche ?

Q.24. Vaut-il mieux maintenir durablement une même personne, contestée mais ayant fait ses preuves, à la tête d'une équipe de recherche, ou favoriser un système de rotation du directoire de cette équipe ?

Q.25. Un patron autoritaire est-il préférable à un chef plus démocratique ? un jeune loup à un vieux renard ?

Q.26. Comment mesurer la performance scientifique d'un chercheur et, a fortiori, d'un centre de recherche ?

Q.27. Faut-il favoriser la mobilité du chercheur ou miser sur un sentiment de sécurité qui pourrait être tout aussi propice au développement de sa créativité ?

Q.28. Quelle serait la meilleure conception architecturale d'un nouveau centre de recherche (y compris son service de documentation) en vue de favoriser les échanges, le travail et la productivité ?

Q.29. Compte tenu des coûts d'installation et d'interrogation des bases et banques de données, comment répartir ailleurs la pénurie ?

Q.30. En raison de la prolifération des documents primaires (livres, revues, rapports de recherche), n'est-il pas souhaitable de créer des centres documentaires d'excellence, très spécialisés, qui délivreraient à bas prix des photocopies à tout demandeur ?

1.5. L'étudiant

Q.31. A quoi bon chercher à connaître les derniers résultats de la science ? On perd énormément de temps à trouver les articles pertinents et il faut ensuite s'acharner à les comprendre. Ne vaut-il pas mieux travailler sur une bonne, vieille et lumineuse revue de question ?

Q.32. L'interrogation d'une base de données ne coûte-t-elle pas trop pour un pauvre étudiant ?

Q.33. N'est-ce pas le rôle des professeurs que de digérer l'information scientifique et la transmettre aux étudiants ?

Q.34. Les nouveaux systèmes documentaires me font peur. L'information qu'ils diffusent devient un éteignoir de tout désir de recherche ou d'entreprise personnelle. Avec eux, on a toujours l'impression que quelqu'un d'autre a déjà fait le travail qu'on voudrait faire. Ne vaut-il pas mieux ne pas le savoir ?

1.6. L'homme de la rue

Q.35. La recherche ? je ne sais pas vraiment ce que c'est. Mais ne crée-t-elle pas plus de tourment que de paix avec les nouvelles armes, la pollution et le danger atomique ?

Q.36. Je ne m'intéresse pas à la recherche mais je vois qu'on n'arrête pas de mendier pour elle et pour des professeurs qui n'ont pas l'air de coucher sur la paille. Est-ce que les chercheurs doivent rendre les mêmes comptes que moi à ceux qui les paient ?

Q.37. La recherche, c'est très bien. Mon fils, qui vient d'avoir le Bac C avec mention Bien, ne rêve que d'elle. Ne mérite-t-il pas de trouver une bonne place dans un laboratoire ?

2. Tentative d'explication des problèmes de la recherche au travers de l'examen des dénominateurs communs des questions posées

Selon nous, il n'est pas possible de considérer chaque question isolément, ni d'essayer de traiter des problèmes de la recherche au travers des questions d'un seul groupe de ses ressortissants. Il convient, au contraire, d'opérer des coupes transversales dans l'ensemble de ce corpus afin d'en dégager des facteurs communs.

Cette approche peut donner lieu à l'extraction des facteurs suivants dont certains ont déjà été abordés dans diverses études :

1) la fixation des finalités et objectifs de la recherche (Thomas, 1978) et la délimitation des acteurs « agréés » de la recherche. La fixation des objectifs est-elle du seul ressort des responsables de la politique scientifique et des directeurs de recherche ? les simples chercheurs ont-ils leur mot à dire ? quelle est la place et la part des bibliothécaires et documentalistes, des étudiants et de l'homme de la rue ?

2) la mesure de la production scientifique (Edwards & McCarrey, 1973) et les critères de financement de la recherche (Wade, 1980 ; Walsh, 1980). Est-il souhaitable et possible de mesurer « l'utilité » d'un chercheur ou d'un laboratoire ? sur quels critères se fonder pour le faire (publications, brevets, citations, jugements de pairs) ? comment estimer la valeur sociale de travaux fondamentaux ou appliqués ? faut-il aller vers le dirigisme ou le libéralisme en matière de crédits de recherche ?

3) l'organisation matérielle et logistique de la recherche : conception architecturale des laboratoires (Allen, 1977), nombre et taille des équipes et centres de recherche, organisation des centres de documentation et des organes de communication ;

4) l'organisation humaine de la recherche (Pelz & Andrews, 1966) profondément liée aux précédents facteurs : mode de direction patriarcal, bureaucratique, par rotation ; style de ccmmandement autoritaire ou plus démocratique ; système de compétition à l'intérieur des équipes et entre les équipes ; système de sanction du travail de recherche (promotion, mise à l'écart, licenciement, etc.) ; mobilité du chercheur (possibilité ou obligation de changer de laboratoire) et circulation (possibilité de visiter d'autres laboratoires ou de participer à diverses réunions scientifiques) ; système de diffusion et de publication des travaux (liberté totale aux risques et périls du chercheur, politique de publication par l'équipe, contrôle total de la direction) ; système de choix des thèmes de recherche (liberté totale, concertation, imposition autoritaire) ; etc. ;

5) le problème de la création scientifique (Demailly, 1975) : chaque découverte est souvent le fait d'un individu ou d'un très petit groupe de personnes. Elle résulte du subtil mélange d'un environnement favorable (organisation matérielle et humaine) et de processus psychologiques individuels et interpersonnels qui échappent, quant à eux, à toute observation objective. Ce « creuset » mystérieux demeure cependant la fin de toute organisation de recherche et des études qui visent à améliorer celle-ci.

Ces facteurs étant évoqués, est-il suffisant de les considérer simultanément et holistiquement pour accéder à une meilleure compréhension des problèmes et mécanismes de fonctionnement de la recherche ? Il ne semble pas.

Ainsi, fort ambitieusement, Andrews et divers collaborateurs (1979) ont tenté d'étudier le plus grand nombre de ces éléments dans six pays différents. La plupart de leurs résultats apparaissent peu concluants ou convaincants : les méthodes de planification de la recherche n'entraînent pas d'avantages évidents ; la quantité de ressources n'élève pas nécessairement l'efficacité du travail scientifique, pas plus que le mode de contrôle exercé dans les groupes de recherche... Cette étude nous apprend cependant qu'au-delà d'une certaine taille, les groupes de recherche sont moins productifs et que de grands groupes tirent meilleur profit d'un chef expérimenté...

Passant en revue ces résultats, Blume (1980) remarque que le grand défaut de cette étude est de considérer les groupes de recherche comme n'importe quelle organisation formelle qui obéirait aux lois d'un « management scientifique ». C'est oublier, selon lui, la spécificité de la communauté scientifique et, surtout, la spécificité des différents domaines de connaissance qui constituent autant de contextes particuliers pour le travail du chercheur.

Est-ce à dire qu'il faille se limiter à des monographies minutieuses de domaines très particuliers, à l'instar de G. Lemaine et ses collaborateurs (1977) à propos des recherches sur le sommeil, pour comprendre le fonctionnement de la recherche ?

Si cette voie nous semble extrêmement utile et féconde, elle ne paraît pas pouvoir répondre immédiatement aux questions présentes et pressantes qui ont été évoquées.

Une autre voie, plus satisfaisante à court terme, serait de partir d'un modèle général de l'homme et des organisations, dont la richesse serait telle qu'il permettrait d'appréhender la spécificité du chercheur et de ses sites de travail. Nous tenterons de montrer que le modèle de la rationalité limitée de H.A. Simon répond à ces conditions. Il nous reste à présenter ses propositions quant au fonctionnement de l'individu humain et des organisations, puis à envisager leur application au chercheur et aux organisations de recherche. A ce stade, nous illustrerons principalement ces applications par des exemples relatifs à la communication scientifique, de manière à cerner au mieux un aspect encore plus particulier de celle-ci : le problème des thesaurus.

3. Le modèle de H.A. Simon

3.1. La rationalité limitée de l'individu

A partir de ses observations des comportements économiques, H.A. Simon refuse les théories qui s'inspirent de l'image d'un « homme économique » parfaitement rationnel. Il ébauche progressivement (Simon, 1.948, 1957, 1977 ; March & Simon, 1958) un modèle de la rationalité limitée humaine qu'il va valider par ses travaux sur les processus humains de résolution de problèmes et l'intelligence artificielle (Newell & Simon, 1972).

La rationalité limitée de l'homme est la résultante de plusieurs traits convergents :

1) préférence pour les démarches et solutions immédiatement satisfaisantes au détriment d'une recherche, plus longue et plus aléatoire, de démarches et solutions optimales ;

2) difficulté à faire plusieurs choses à la fois ;

3) tendance à réduire ou factoriser les problèmes rencontrés en des dimensions bien établies et familières ;

4) propension à simplifier les choses ou à établir une représentation simplifiée de la réalité.

Selon ce modèle, l'homme se veut rationnel mais n'y parvient pas à cause, notamment, de ses faibles capacités de traitement de l'information. Ainsi, dans une situation de prise et d'exécution d'une décision, l'individu aura tendance à construire un modèle simplifié des données en présence, en se fondant sur son expérience passée. Plutôt que de dresser la liste complète des possibilités de choix, il n'en établira qu'un éventail restreint et s'arrêtera à la première possibilité qui lui paraîtra satisfaisante. Il sélectionnera donc les stimuli qu'il reçoit et leur apportera des réponses qui seront souvent des « routines », autrement dit des programmes d'action ou procédures qu'il connaît déjà et maîtrise bien pour les avoir utilisés en d'autres circonstances.

L'expérience passée joue donc un grand rôle, tant dans la prise de décision elle-même (représentation de la réalité, sélection de l'information, critères d'acceptabilité des choix) que dans son exécution (reprise de procédures familières).

3.2. La rationalité limitée des organisations

H.A. Simon souligne également que, de nos jours, tout individu dépend d'organisations pour vivre ou travailler. En cela, il se montre fidèle disciple de Max Weber (1922) qui estimait que les organisations, constructions humaines, permettaient de multiplier l'efficacité des individus et constituaient le principal agent de progrès de l'humanité.

Mais, pour lui (Simon, 1948, 1964 ; March & Simon, 1958 ; Perrow, 1972), le fonctionnement des organisations n'est pas plus rationnel que celui des individus qui en font partie. Il résulte directement de la rationalité limitée de ces derniers. On peut en résumer les traits fondamentaux comme suit :

1) recherche de la satisfaction immédiate au détriment d'un souci constant d'optimisation ;

2) processus de recherche séquentiels et limités donnant lieu à des innovations légères ;

3) spécialisation des activités et des rôles, de manière que chacun fasse peu de choses à la fois et limite son attention à un nombre restreint de stimuli ;

4) restriction de l'éventail des stimuli et des situations (simplification de la réalité au profit des seuls éléments pertinents et utiles à l'organisation) ;

5) présence de capteurs d'attention spécifiques pour renforcer la spécialisation des rôles, la sélection de l'information et la conformité des comportements ;

6) recours à des règles, programmes et répertoires d'action qui limitent les possibilités de choix dans les situations récurrentes ;

7) constitution des objectifs et des tâches en programmes semi-indépendants ;

8) conditionnement et endoctrinement des individus pour uniformiser leurs décisions et comportements.

La plupart de ces traits peuvent être regroupés sous le concept « d'absorption de l'incertitude », qui constitue une pièce maîtresse de l'œuvre de H.A. Simon.

Face au foisonnement et à la multitude des stimuli qui l'environnent, l'organisation a besoin de « s'y retrouver » et « d'y voir clair » pour agir. L'incertitude paralyse l'action qui requiert, au contraire, une information limitée, cohérente et, si possible, orientée. L'organisation va donc s'attacher à absorber l'incertitude pour faciliter et orienter l'action.

Pour ce faire, elle va « structurer l'environnement » de ses membres : en recourant à des schémas classificatoires qui fixent la place et les relations des choses, souvent sur des bases très arbitraires ; en spécialisant les canaux de communication pour ne donner à chacun que l'information qui le concerne directement ; en usant aussi d'un vocabulaire technique ou spécialisé, réduit et sélectif, pour désigner et qualifier les choses afin d'en souligner et retenir les seuls aspects qui lui sont pertinents et utiles.

Loin de favoriser les processus de quête et de recherche de l'innovation, sources d'incertitude et de dispersion, l'organisation va privilégier les réponses normalisées et orthodoxes aux stimuli qui lui parviennent.

On retrouve ainsi, dans le fonctionnement des organisations, les effets de la rationalité limitée de leurs ressortissants et notamment de ceux qui occupent le sommet de la hiérarchie, qui préfèrent une vision rétrécie, voire inexacte, de la réalité à son appréhension plus complète mais plus porteuse d'incertitudes.

Il reste à voir maintenant si ce modèle du fonctionnement des individus et des organisations est applicable à la recherche scientifique.

4. L'application du modèle de la rationalité limitée à la recherche scientifique et, notamment, au domaine de la communication scientifique

4.1. Le chercheur et le modèle de la rationalité limitée

De prime abord, le chercheur serait plutôt un individu qui aurait accepté d'aller au-delà des limites de sa propre rationalité : en recherchant des approches toujours meilleures de notre univers, en traitant des données sans cesse plus nombreuses et complexes, en remettant constamment en question des modèles familiers et apparemment bien établis, en se méfiant des simplifications excessives et des systèmes qui expliquent tout.

Dès lors, on peut se demander si le chercheur est encore un homme « normal » qui relèverait du modèle de la rationalité limitée et, dans l'affirmative, comment il peut concilier son statut « prométhéen » avec les tendances profondes de sa nature.

Nous pensons trouver une réponse satisfaisante à ce problème en nous inspirant toujours du modèle de la rationalité limitée. Ainsi, on peut estimer que le chercheur accepte pour objectif le dépassement de sa propre rationalité humaine mais qu'il va utiliser, pour atteindre cet objectif, des moyens conformes à cette rationalité limitée.

Les comportements de communication scientifique sont un bel exemple de l'utilisation de ces moyens. Plutôt que de recourir à des instruments rationnellement et officiellement conçus pour la prise d'information (les instruments secondaires de rappel de l'information tels que les résumés, les index, les bases de données ou les services divers d'un centre de documentation), le chercheur manifeste une nette préférence pour les contacts interpersonnels ou d'autres manières informelles de prise d'information telles que la lecture de revues directement accessibles, le furetage dans les rayons d'une bibliothèque, les discussions de couloir lors de congrès (Allen, 1977 ; Demailly, 1975, 1978).

Quelques auteurs ont tenté d'expliquer, indépendamment du modèle de H.A. Simon, ces observations. Herner (1959) évoque la multiplicité des fonctions de la prise d'information et remarque que certaines d'entre elles ne peuvent être satisfaites par le seul recours à des moyens formels. Gerstberger et Allen (1968) notent une forte corrélation entre la fréquence d'utilisation d'un mode de communication et son accessibilité perçue par le chercheur. Menzel (1968) souligne l'importance des qualités conférées aux contacts interpersonnels : transmission rapide des informations (sans attendre leur publication), établissement de relations sélectives entre chercheurs, circulation d'une information déjà « digérée » par autrui, définition de lignes d'action, communication de l'ineffable ou du non-publié (petites astuces de savoir-faire, détails de montage, procédés de calcul, etc.), rétroaction instantanée.

Mais ces observations et tentatives d'explication, apparemment dispersées et de faible portée générale, prennent un tout autre relief à la lumière du modèle de H.A. Simon.

De par sa rationalité limitée, le chercheur ne peut qu'être attiré par des sources d'information qui lui sont familières et qu'il juge plus accessibles que d'autres. Tout particulièrement, les contacts interpersonnels lui fournissent une information immédiate, déjà sélectionnée et quantitativement limitée, souvent préalablement « digérée » par d'autres et donc simplifiée, sans déranger ses habitudes de travail et de pensée, et tout en bénéficiant d'un feedback qui accélère et simplifie les choses. Alors qu'à l'opposé, les instruments secondaires de rappel de l'information tendent à fournir une information optimale en multipliant souvent le nombre, les origines et la complexité des données disponibles.

D'une manière générale, on peut penser que certains modes de travail ou de communication (la prise d'information étant un élément majeur du travail du chercheur), qui relèvent directement de la rationalité limitée des individus, constituent des zones de liberté nécessaires, sans graves pertes d'efficacité, à l'atteinte d'objectifs de dépassement de cette même rationalité limitée.

4.2. Les organisations de recherche et le modèle de la rationalité limitée

A l'instar du chercheur par rapport à tout autre individu, les organisations de recherche se distinguent des autres organisations par divers aspects mais tendent constamment à s'en rapprocher sous l'effet de la rationalité de leurs ressortissants.

Leurs objectifs conditionnent, plus que dans d'autres activités humaines, leur fonctionnement alors qu'ils sont des plus malaisés à formuler. C'est en elles que se mêlent la plus grande liberté individuelle et les formes les plus cruelles de contrôle social des résultats, le travail artisanal de création et les expériences les plus évoluées de travail collectif.

Historiquement, les organisations de recherche sont de création récente. Jusqu'au XIX° siècle, les « chercheurs » étaient des individus suffisamment argentés pour réserver une partie de leur temps à cette occupation ou ce hobby. Ils travaillaient isolément tout en communiquant beaucoup (lettres, voyages, réunions savantes). A l'ère napoléonienne, un chercheur était « reconnu » en recevant une charge d'enseignant dans une grande école. Les véritables laboratoires de recherche ne sont véritablement apparus qu'après la révolution industrielle, avec des personnes spécialement rémunérées pour leur travail de recherche.

En fait, cette première organisation de la recherche s'est d'abord appuyée sur des hommes de grand talent et leurs idées. Il s'agissait de permettre à quelques individus prestigieux d'aller jusqu'au bout de leurs théories et hypothèses par diverses aides en locaux, personnels et crédits. Autrement dit, et en reprenant certains concepts de Kuhn (1970), Lakatos et Musgrave (1970) et Secord (1977), on favorisait l'émergence de paradigmes-exemplaires (tout ce qui relève d'une théorie, des méthodes et des dispositifs dans un domaine de recherche déterminé).

Au fil des ans, certains de ces paradigmes-exemplaires ont donné lieu à des paradigmes-communautés ou institutions destinés à les défendre (et par conséquent, défendre les personnes et laboratoires qui s'en réclament) contre la menace de nouveaux paradigmes-exemplaires proposés par d'autres chercheurs ou des écoles de pensée étrangères. Divers mécanismes de contrainte ou de rejet d'un nouveau paradigme-exemplaire par un paradigme-communauté dominant ont été repérés : pressions du directeur de thèse sur le jeune chercheur, du comité de lecture d'une revue scientifique sur l'auteur d'un article, du bailleur de fonds sur le demandeur de crédits (Lubek & Apfelbaum, 1979).

Par ce système de contraintes, un paradigme-communauté tend à structurer l'environnement de son entourage et procède donc conformément au modèle de H.A. Simon. D'une manière plus générale, les paradigmes-communautés envahissent progressivement la plupart des organisations de recherche. Leur fonctionnement tend alors à correspondre à la description, donnée par Simon, de toute organisation humaine (satisfaction immédiate, faible innovation, sélection de l'information, usage de routines, etc.).

Malgré tout, les paradigmes-communautés ne peuvent empêcher l'émergence de nouveaux paradigmes-exemplaires.

Fort curieusement, les tenants d'un nouveau paradigme-exemplaire s'organisent eux aussi selon le modèle de la rationalité limitée. Comme le montre l'étude des « collèges invisibles ».

Selon Solla Price (1963), les chercheurs doivent recourir à des moyens informels pour se faire reconnaître de la communauté scientifique, dès lors que leurs publications- dans les grandes revues ne suffisent plus à y parvenir. Pour se faire reconnaître et se reconnaître, ils s'organisent donc en petits groupes ou « collèges » qui tentent de s'imposer autrement.

Les études empiriques sur ces collèges invisibles (Solla Price & Beaver, 1966 ; Mullins, 1968 ; Crane, 1972 ; Griffith & Miller, 1970) montrent que la réalité est plus complexe, tout en coïncidant fort bien avec le modèle de H.A. Simon. Elles font apparaître notamment :

1) une sélection des interlocuteurs, sans qu'il y ait nécessairement fermeture du groupe et du domaine de connaissance ; ce qui est une manière de simplifier l'environnement ;

2) une sélection de l'information : on lit ce qui vient du groupe et on écrit pour lui (satisfaction immédiate, lectures moins nombreuses et espoir de rétroaction instantanée) ;

3) une spécificité de l'organisation et du fonctionnement du groupe informel en fonction du domaine de connaissance qui lui est central ;

4) la recherche d'une simplification et d'une efficacité plus grandes dans la lutte pour les postes, crédits et facilités de recherche.

Ces comportements informels se retrouvent, sous une autre forme, en recherche industrielle. Dans ce secteur, les chercheurs font partie d'organismes à but lucratif, fortement structurés et aux objectifs précis. Ils sont jugés au vu de leur contribution à la réalisation de ces derniers et des profits qui en résultent.

Dans un tel contexte, la diffusion des résultats est interdite ou soumise au contrôle strict de l'organisation ; et les contacts avec l'extérieur amenuisés. Pourtant, ces chercheurs, tout autant que les autres, ont besoin de s'informer.

Allen et Cohen (1969) et à nouveau Allen (1970, 1977) observent qu'une grande partie de l'information scientifique obtenue par les chercheurs industriels transite par des « portiers » ou chercheurs-charnières qui se spécialisent dans la lecture de la littérature scientifique et les contacts avec l'extérieur.

Ces portiers se caractérisent comme suit :

1) ils « couvrent » une importante quantité d'information mais sont également capables de la sélectionner et de la « digérer » pour leurs collègues. Ils simplifient en ce sens l'environnement extérieur de ces derniers ;

2) ils sont appréciés de leurs collègues mais aussi de leur organisation qui leur confère un statut enviable ainsi que diverses facilités et récompenses, dès lors qu'ils participent à ses efforts de structuration du monde extérieur ;

3) ils ne sont les portiers que d'un nombre limité d'autres chercheurs. Si un laboratoire comporte plusieurs sections, un chercheur pourra servir de portier pour les membres de son département mais ses prestations ne s'étendront pas aux autres départements. Il y a donc une extrême spécificité et limitation de cette fonction.

4.3. Remarques sur l'application du modèle de la rationalité limitée à la recherche scientifique

Le modèle de H.A. Simon éclaire indéniablement maints comportements des chercheurs et bien des aspects du fonctionnement des organisations de recherche. Il répond partiellement à un grand nombre des questions qui ont été présentées au début de cet article.

De ce point de vue, cette démarche, qui consiste à utiliser un modèle général pour analyser et interpréter un certain nombre d'observations empiriques, méritait d'être tentée.

Cependant, on peut légitimement lui reprocher d'être purement rétrospective avec tous les laxismes qui peuvent en découler.

Il est toujours facile d'expliquer « après coup » ce qui se passe et s'est passé : il suffit de sélectionner convenablement les faits qui s'insèrent à peu près correctement dans le schéma d'interprétation proposé.

Dès lors, on peut se demander si l'utilisation du modèle de la rationalité limitée peut avoir quelque valeur prospective et prédictive. Autrement dit, peut-elle autoriser la formulation de propositions quant à l'organisation et au fonctionnement à venir de la recherche scientifique ?

Optant pour une réponse affirmative, nous essaierons d'en produire la preuve à propos d'une question très particulière de la communication scientifique, qui reflète toutefois plusieurs des enjeux de l'organisation future de la recherche : le problème des thesaurus de bases et banques de données.

5. Un problème précis de la communication scientifique : les thesaurus de bases et banques de données

Les thesaurus sont au coeur de la révolution télématique qui touche directement la communication scientifique par l'introduction des grands systèmes de bases et banques de données.

En fait, cette situation nouvelle n'est que la suite logique d'une précédente révolution. Il s'agissait, à l'issue de la 2e guerre mondiale, du développement considérable des instruments secondaires de rappel (retrieval) de l'information scientifique (résumés ou abstracts, systèmes d'indexation, centres de documentation, etc.) pour faire face à l'énorme accroissement du nombre des chercheurs et de leurs publications (Solla Price, 1963).

Cette première révolution eut le grand mérite de provoquer de nombreuses études des comportements de communication effectifs des chercheurs. Certains de leurs résultats les plus remarquables ont été mentionnés dans les pages précédentes.

Est-ce à dire que tous ces comportements sont irrémédiablement remis en question par l'introduction des bases et banques de données ? Nous ne le pensons pas et estimons, au contraire, que la révolution télématique ne peut réussir qu'en respectant ce qui est dorénavant connu à propos des chercheurs et des organisations de recherche.

5.1. La révolution télématique et la communication scientifique

Dès à présent, les grands systèmes documentaires télématisés sont mis en place. Des centres producteurs (laboratoires, etc.) alimentent les bases et banques de données ; celles-ci sont gérées par les ordinateurs de centres serveurs qui peuvent être directement interrogés à distance par les utilisateurs grâce à divers réseaux de télécommunications.

Leur nouveauté provient essentiellement de l'intervention conjuguée de l'ordinateur et des télécommunications :

1) si la plupart des opérations de condensation (résumés) et d'indexation des données (au moyen d'une syntaxe élémentaire et d'un lexique normalisé et organisé sous forme de thesaurus) demeurent manuelles, l'ordinateur intervient principalement dans la gestion des index : il exploite les possibilités du thesaurus pour répondre aux demandes et converser avec le demandeur (qui peut préciser ou amplifier sa question, choisir certains mots-clés parmi une liste proposée par l'ordinateur, introduire de nouveaux mots-clés, etc.). Cependant, l'ordinateur ne peut offrir que ce qu'il a : la valeur des références ou données qu'il propose dépend de la manière dont elles ont été indexées et, surtout, de la qualité du thesaurus qui a servi à cette indexation ;

2) grâce aux télécommunications, plusieurs bases et banques de données peuvent être interrogées à partir d'un seul terminal. Les avantages procurés sont énormes (multiplication des sources d'information) mais les inconvénients le sont tout autant : multiplication des références (références parasites, doublons, etc.), problème de l'accès à des ordinateurs différemment programmés (nécessité de créer un langage de commande « fédéral »), problème aussi de la normalisation et de la compatibilité des thesaurus.

La venue de ces grands systèmes déséquilibre l'organisation de la communication scientifique. Leur coût et leur conception induisent la création de gros centres d'achat et de diffusion des documents primaires ou de leurs copies (Boursin, 1980), au détriment des petits centres de documentation proches des chercheurs.

Progressivement, nombre de pratiques informelles des chercheurs (furetage dans les bibliothèques, lectures de hasard, échanges interpersonnels d'informations ainsi recueillies) et de services rendus par les documentalistes-maison (Kellermann & Voionmaa, 1975) sont amenuisés, sans qu'on puisse évaluer leur coût sur le plan heuristique.

Voulant traiter de l'essentiel et du plus grave dans la situation ainsi créée, qui est irréversible mais aménageable, il nous semble que les thesaurus constituent l'un des points de rencontre ou de cristallisation des problèmes de la communication scientifique. Ils touchent au plus intime de la vie du chercheur : son vocabulaire, ses schémas et habitudes de pensée, sa culture scientifique qui condense une histoire personnelle mais aussi l'histoire d'une discipline. A travers cela, ils concernent également sa productivité.

Or, ces thesaurus sont progressivement pris en charge par les grands systèmes documentaires. Ils risquent d'en subir les seules contraintes qui ne coïncident pas nécessairement avec les intérêts des chercheurs et de la science.

5.2. L'évolution des thesaurus sous la pression télématique

Dans sa définition courante, un thesaurus n'est autre qu'un lexique réduit et normalisé afférent à une ou plusieurs branches (disciplines ou spécialités) scientifiques. Des mots élus (ou mots-vedettes ou descripteurs) servent à indexer les documents ou informations primaires. Pour favoriser le rappel et l'utilisation de cette information ainsi indexée, un système de renvois permet de rattacher ces mots élus à des mots non élus : par une chaîne d'inclusions ou de liaisons paradigmatiques (au sens donné par Gardin, 1964), mais aussi par voie de synonymie, de paronymie ou de simple voisinage thématique ou morphologique.

En ce domaine, les responsables des grands systèmes documentaires actuels s'opposent sur l'ordre de préséance qu'il convient d'établir entre des soucis d'efficacité technique et des considérations plus psychologiques.

Pour les uns, il s'agit avant tout de trouver la manière la plus simple et la plus efficace de concevoir et utiliser les thesaurus pour charger les bases de données (l'utilisateur devant s'adapter au système et apprendre la façon de l'interroger). Pour les autres, il convient plutôt de construire un mode de chargement des bases qui facilite d'abord leur processus d'interrogation par le chercheur. Ces derniers reprennent à leur compte l'un des grands arguments de la télématique : la possibilité d'un dialogue, d'une conversation et d'une interaction directe (supprimant tout intermédiaire spécialisé) entre le système documentaire et son client.

Cet affrontement a engendré trois orientations différentes dans la conception des bases et banques de données :

1) le chargement de la base (indexation) et son interrogation en langage naturel. C'est le refus du thesaurus : les documents sont indexés à partir de leur propre vocabulaire et le chercheur interroge la base en usant de son langage personnel. Cette solution ne semble guère viable (Van Slype, 1977) dès lors qu'elle provoque autant de bruit (références parasites pour cause de polysémie ou d'homonymie, par exemple) que de silence (absence de référence par suite de la non-concordance des mots utilisés dans l'indexation et l'interrogation) ;

2) le chargement de la base en langage normalisé (thesaurus) et son interrogation en langage naturel.

C'est la solution rêvée de nombreux concepteurs de systèmes puisqu'elle aboutit théoriquement à des échanges interactifs ou conversationnels entre le client, qui n'a pas à apprendre un langage normalisé, et le système qui se charge d'adapter ses réponses aux questions posées. Cette solution suppose un développement considérable du thesaurus, notamment de son système de renvois qui doit être aussi complet que possible pour éviter toute source de bruit et de silence ;

3) le chargement et l'interrogation de la base en langage normalisé. Cette solution est techniquement la plus simple et la plus efficace. Elle s'éloigne cepenant du rêve d'un pur « conversationnel » puisqu'elle oblige le client-chercheur à traduire sa question en un langage normalisé qu'il doit apprendre à maîtriser.

Dès à présent, une évolution se dessine en faveur de la 3° orientation, notamment dans les plus grands systèmes (Dupuy, 1978) : les bases INIS (physique nucléaire) et Medline l'ont immédiatement adoptée ; les Excerpta Medica, qui étaient plus proches de la première solution, semblent s'orienter elles aussi vers des procédures normalisées d'indexation (repères de classification) et d'interrogation (liste d'autorité, repères de classification, rubriques).

Ce processus de normalisation, qui résulte de la propre dynamique technique des grands systèmes, renforce de fait le rôle des bibliothécaires et documentalistes spécialisés (aux États-Unis, en 1977, 90 % des interrogations de bases et banques de données passaient par eux). Il est encore amplifié par les contraintes de coordination internationale et les tentatives de coordination entre systèmes (recherche de compatibilité), sources de lenteur et de rigidité.

Insensiblement, les thesaurus centralisés à vocation universelle absorbent les thesaurus plus artisanaux et spécifiques, bien plus proches des véritables intérêts des chercheurs et de la science, comme nous l'allons voir.

5.3. La conception des thesaurus et le modèle de la rationalité limitée

Le modèle de la rationalité limitée nous suggère que les thesaurus ne sont que l'une des manifestations de ce besoin profond des individus et des groupes de recourir à un vocabulaire technique spécialisé qui simplifie l'environnement et favorise la communication par l'élimination de traits non pertinents ou multivoques du langage commun. Et chaque langage spécialisé exprime une histoire, des habitudes et des façons de voir très spécifiques.

En ce sens, chaque laboratoire possède toujours un thesaurus implicite qui se révèle de multiples manières : les « tics » de langage (abréviations, sigles, mots et même intonations), le rangement des livres sur les rayons de la bibliothèque, l'indexation souvent archaïque des articles et des rapports, la formulation des demandes d'information auprès du service de documentation, etc.

Certains laboratoires ont cherché à expliciter ce thesaurus. Dans bien des cas, ils se sont contentés d'aménager une section de la classification décimale universelle à l'instar de tel laboratoire d'études phytosociologiques et écologiques ; ou de se limiter à un plan de classification croisée (Arhan & al., 1979). Dans d'autres cas, ils ont construit de véritables thesaurus artisanaux, extrêmement spécifiques et flexibles (Pagès & al., 1962).

Ces considérations nous conduisent à une autre perception de la nature et du rôle du thesaurus. Celui-ci n'est pas seulement un langage réduit et normalisé qui facilite l'indexation et le rappel de l'information. Il est avant tout l'expression du langage technique spécialisé et des schémas classificatoires d'un laboratoire ou d'une discipline dont il sédimente les travaux et les idées. En ce sens, il fige momentanément une vision délibérément faussée du monde (avec l'oubli assumé ou l'amplification démesurée de certains de ses aspects) en respectant conjointement des impératifs « architectoniques » (construction du connu) et des finalités heuristiques (projection sur l'inconnu), comme l'avait pressenti R. Pagès (1955) à propos de l'ensemble des activités documentaires. De même, le thesaurus est indissociablement lié à la vie du laboratoire dont il doit pouvoir suivre l'évolution spécifique des idées.

Cette conception des thesaurus s'oppose irrémédiablement au modèle technocratique des grands systèmes documentaires actuels qui détermine la construction d'énormes thesaurus normalisés, compatibles et universels. Or, ces derniers ne cessent d'étendre leur emprise sur le monde de la recherche, un peu comme certaines langues véhiculaires remplacent des langues plus spécifiques et tuent les cultures autochtones.

Nous pensons que cette évolution des grands thesaurus ne sert ni la communication scientifique ni la science. Il faut donc essayer de l'infléchir et cela nous paraît possible en partant de deux considérations majeures : d'une part, l'interrogation des bases et banques de données n'est que l'un des moyens de la prise d'information et ne peut espérer remplir correctement que certaines fonctions de celle-ci ; d'autre part, la communication scientifique est avant tout un instrument de la recherche et des chercheurs dont elle doit respecter les intérêts, les propensions et les objectifs.

A cet égard, les concepteurs des grands systèmes documentaires nous semblent avoir commis plusieurs erreurs d'appréciation.

En ce qui concerne l'interrogation des bases, ils ont cru, en insistant sur les avantages de la conversation et de l'interaction directe, respecter et gratifier la psychologie du chercheur, tout en espérant sans doute récupérer une large partie des qualités conférées à d'autres moyens de communication plus informels. Cette approche psychologique du chercheur a quelque fondement, au regard du modèle de la rationalité limitée, pour des thesaurus très spécifiques : effectivement, le chercheur peut « aimer» » dialoguer, dans son langage naturel qui est déjà en fait un langage très spécialisé, avec un thesaurus qui est construit à partir de ce même langage spécifique. Un tel plaisir paraît moins évident lorsqu'il faut subir les multiples contraintes d'un thesaurus central et très normalisé. Paradoxalement, cette politique du « conversationnel » a donné regain au travail des bibliothécaires et documentalistes, à condition que ceux-ci soient suffisamment proches du chercheur pour comprendre ses demandes et les traduire correctement lors de l'interrogation (Rémy, 1980).

En ce qui concerne les rapports de la communication scientifique et de la recherche, les concepteurs de systèmes ont également estimé à tort que les grands thesaurus pouvaient annexer la plupart des vertus de thesaurus plus spécifiques et artisanaux. C'est oublier que ceux-ci n'ont pas seule vocation de faciliter l'indexation et le rappel de l'information ; comme nous l'avons souligné plus haut, ils peuvent constituer un instrument heuristique en fixant momentanément la vision d'un groupe de chercheurs quant à ce qui est connu et ce qui reste inconnu. Dans un souci de neutralité et d'universalité, les grands thesaurus éliminent une large part de l'organisation profonde des thesaurus plus spécifiques et redeviennent de simples outils documentaires. L'énorme développement de leur système de renvois dilue leur structure.

Cette analyse s'inspire largement du modèle de la rationalité limitée. Mais ce même modèle nous permet-il de formuler des propositions pour infléchir l'évolution des grands thesaurus ? Nous allons montrer que c'est possible.

Une première idée serait de promouvoir à nouveau la construction, par des équipes de chercheurs et de documentalistes relevant d'un même laboratoire ou d'une même spécialité, de thesaurus très spécifiques (à haute valeur heuristique) qui soient compatibles avec certains niveaux de fonctionnement des grands thesaurus centraux. Cette orientation guide déjà le travail des chercheurs-documentalistes de l'Institut de Recherches et d'Études pour le Traitement de l'Information Juridique (IRETIJ) de Montpellier (Mazet & Bernad, 1978, 1979, 1981).

Cette équipe a construit une banque de données juridiques selon les modalités suivantes :

1) les documents sont indexés à partir de leur langage naturel. Tout mot-clé nouvellement utilisé vient enrichir un lexique constamment ouvert ;

2) un thesaurus de mots organise rétrospectivement le lexique mais fonctionne indépendamment de celui-ci (repérage des formes allotaxiques, des synonymes ; éclatement des notions polysémiques) ;

3) un thesaurus de concepts organise également le lexique originel, tout en fonctionnant indépendamment de celui-ci et du thesaurus de mots. Élaboré rétrospectivement, il comporte plusieurs centaines de graphes sémantiques ou thématiques qui expriment les relations entretenues par les mots-clés les plus divers dans les différents domaines de la jurisprudence. Ces graphes reflètent donc la situation du Droit au travers des intérêts actuels de cette équipe de chercheurs.

Cette démarche est exemplaire à maints égards. Le thesaurus de l'IRETIJ est en fait composé de trois parties distinctes (lexique, thesaurus de mots, thesaurus de concepts) qui peuvent fonctionner indépendamment. Ce mode de construction laisse toute liberté à d'autres équipes de recherche juridique, ayant des approches et des intérêts différents, de constituer leurs propres thesaurus de concepts pour interroger, à leur manière, cette banque de données et les autres niveaux de son thesaurus (lexique, thesaurus de mots).

Cette démarche pourrait être reprise par d'autres systèmes documentaires, à la condition de partir d'un lexique ouvert pour l'indexation des documents et des données.

Une autre idée, peut-être plus utopique et apparemment plus éloignée du modèle de la rationalité limitée, mérite d'être formulée, toujours dans un souci de valorisation des aspects heuristiques du travail documentaire. Il s'agirait de développer la traduction de certaines parties de thesaurus en langage artificiel.

En effet, on peut regretter à maints égards que les thesaurus ne soient que des extraits du langage naturel. Celui-ci se prête peu aux constructions hiérarchisées et illustre mal les filiations paradigmatiques. Il véhicule aussi d'autres maux (homonymies, synonymies, polysémies) qu'il faut d'abord contrôler au risque de remettre à plus tard tout travail classificatoire d'ensemble. Ces faiblesses congénitales accélèrent probablement le dépérissement d'une conception plus heuristique et structurante des thesaurus.

Les langages documentaires artificiels, tel le CODOC du Laboratoire de psychologie sociale de l'Université de Paris-VII (Pagès & al., 1969), n'ont pas ces défauts. Ils sont initialement bâtis selon un principe hiérarchique (chaîne d'inclusions) et évitent la plupart des problèmes d'homonymie, synonymie et polysémie. Ces qualités et le fait qu'ils échappent à la définition fluctuante des concepts décuplent leur capacité d'adaptation à l'évolution des idées et travaux scientifiques. Sans oublier qu'ils autorisent l'utilisation d'une syntaxe très riche qui accroît encore leur souplesse.

Il serait certes vain de vouloir imposer la traduction des thesaurus actuels en langage artificiel. Ceux-ci y perdraient beaucoup de leur accessibilité perçue et risqueraient d'être complètement rejetés.

Toutefois, on peut se demander s'il ne serait pas utile que les bibliothécaires et documentalistes élaborent, avec l'aide des chercheurs de leur laboratoire ou même d'étudiants en cours de formation, des thesaurus en langage artificiel qui fonctionneraient parallèlement aux thesaurus officiels.

Ils en seraient une copie « virtuelle » ou « doublure » qui en amplifierait les aspects architectoniques (puissance classificatoire) ainsi que les capacités d'évolution et d'adaptation au travail de chaque laboratoire.

Au demeurant, une telle démarche n'est ni rare ni extravagante puisqu'on la retrouve en informatique : les langages de programmation y sont de plus en plus proches du langage naturel (et des utilisateurs non-spécialistes) mais reposent en fait sur une artificialisation accrue des langages d'assemblage qui médiatisent leurs ordres auprès des circuits électroniques.

Par ailleurs, « construire l'artificiel pour maîtriser mieux le réel » est aussi une grande idée de H.A. Simon, père du modèle de la rationalité limitée (Simon, 1969).

6. Conclusion

Pour comprendre le fonctionnement de la recherche scientifique, nous avons essayé de montrer qu'il était nécessaire de considérer les points de vue et questions de l'ensemble des ressortissants de cette activité humaine ; mais que cela n'était pas suffisant.

Dès lors, nous avons eu recours à un modèle général de l'homme et des organisations, le modèle de la rationalité limitée, pour éclairer un certain nombre d'observations empiriques qui avaient notamment trait à la communication scientifique. Nous pensons avoir répondu, au moins partiellement, à certaines questions des nombreuses parties concernées par ce sujet.

De plus, afin d'éviter le reproche de laxisme souvent fait avec raison aux explications a posteriori, nous avons tenté de tester les capacités de proposition du modèle de H.A. Simon à propos du problème, particulier mais capital, des thesaurus.

Plus que tout, cette démarche témoigne, s'il fallait encore le faire, de la part déterminante de la communication scientifique dans l'organisation et le fonctionnement de la recherche. Plus que jamais, les bibliothécaires et documentalistes sont des acteurs capitaux de cette activité à la fois très prométhéenne et très humaine.