Désir et savoir dans l'oeuvre de Flaubert

Étude de « La Tentation de Saint Antoine »

par Madeleine Cottin

Jeanne Bem

Neuchâtel : Éd. de la Baconnière, 1979. - 303 p. ; 21 cm. - (Langages.) Bibliogr. p. 289-300. - ISBN 2-8252-0011-5

Voici un travail d'accès difficile qui se propose l'étude de la plus hermétique des œuvres de Flaubert. L'auteur reconnaît d'ailleurs qu'il y a sans doute quelque défi à décrypter, dans la perspective choisie, un texte qui, dès sa publication en 1874, fut jugé par la critique illisible, incompréhensible, bizarre, obscur. Il est certain que ce livre étrange n'est pas d'un abord aisé et il faut savoir gré à Jeanne Bem d'une entreprise ardue qu'elle a menée à bien avec la conscience d'un historien et la patience d'un archéologue. Exploration rendue plus complexe encore par l'existence de trois versions successives de la Tentation : la première rédigée en 1848-1849 que Flaubert, sur le conseil de ses amis, renonça à publier ; la seconde, remaniée et réduite en 1856, mais dont seuls quelques fragments parurent dans l'Artiste ; la troisième, beaucoup plus tardive, composée entre 1869 et 1872 et cédée en 1873 à l'éditeur Charpentier. « C'est l'œuvre de toute ma vie » avait déclaré Flaubert.

Mme Bem s'attache donc à montrer la fascination que la vie du moine de la Thébaïde exerça sur l'ermite de Croisset, et comment le livre s'articule entre les autres œuvres de Flaubert. La Tentation de Saint Antoine serait aimantée sur ces deux pôles : désir et savoir ; d'une part, désir chez l'auteur de matérialiser les fantasmes qui le hantent, par le transfert de ses angoisses sur un plan littéraire ; d'autre part, effort de documentation afin de recréer, d'après des sources authentiques, paysages, personnages et discours qui entrent dans la composition du récit. C'est cette double orientation que l'on a qualifiée d' « onirisme érudit ».

Mme Bem rappelle qu'un tableau de Breughel illustrant les tentations du saint fut le détonateur qui, en 1845, inspira à Flaubert l'idée de consacrer une œuvre à l'ascète du désert, mais que, dès sa prime jeunesse, il avait esquissé, sous l'influence des grands Romantiques, entre autres Byron, Goethe, Quinet, plusieurs essais : La Danse des morts, Voyage en enfer et particulièrement Smahr où se révèle déjà cette orientation philosophico-religieuse qui trouvera son accomplissement dans la grande fresque de sa maturité. Et Jeanne Bem s'interroge : La Tentation de Saint Antoine serait-elle l'envers des autres romans de Flaubert (de ceux qu'on lit), le négatif de leur écriture ? Non, dit-elle, bien que, en relation étroite avec les mythes anciens transmis par la Bible et les Grecs, c'est aussi une œuvre moderne, mais par d'autres voies que Madame Bovary, et qui trouve même par avance le chemin des surréalistes. Car, si la Tentation, explique-t-elle, est dans la lignée du fantastique médiéval que les Romantiques ont réactualisé, on en voit aussi le prolongement dans les techniques du cinéma qui, par les métamorphoses du fondu-enchaîné, est capable de produire les effets visuels suggérés par le texte.

Poursuivant sa quête à travers les ouvrages de Flaubert, Mme Bem les explore, attentive aux résonances de ce désir et de ce savoir dont elle a signalé les interférences tout au long de la Tentation : désir de projection narcissique de l'écrivain dans ses personnages (« Madame Bovary c'est moi» ; Mathô, l'artiste-martyr de Salammbô ; dans L'Éducation sentimentale, Frédéric éprouvant toutes les désillusions de l'amour ; et, aussi bien Bouvard et Pécuchet faisant, à leur pitoyable façon, le tour des connaissances humaines). Et, en synchronisme, toujours présent, quel que soit le sujet abordé, le mythe du savoir concrétisé par une soif de lectures documentaires, de recherches minutieuses afin de justifier les moindres détails.

Il y aurait encore beaucoup à dire pour rendre compte du livre de Jeanne Bem, mais le cadre restreint de cet article ne le permet pas. Signalons au passage que l'emploi d'une terminologie savante n'en facilite pas toujours la lecture à qui n'est pas familier de la nouvelle critique littéraire. Mais son travail destiné plus aux spécialistes qu'à un grand public se distingue par l'ampleur de l'information, la rigueur de l'analyse, par la multiplicité des perspectives ouvertes et apporte une importante contribution à la connaissance de Flaubert et à la compréhension de son œuvre.